Culture & Société
Saluer l’ingénieux et le méthodique : l’élection de Dany Laferrière à l’Académie Française
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- Publié le mardi 17 décembre 2013 05:44
Par Leslie Péan , 17 décembre 2013 --- La nouvelle s’est répandue comme une trainée de poudre. Surtout dans sa dimension psychique. L’écriture de Dany Laferrière que l’on retrouve dans nombre de bibliothèques privées et publiques est maintenant consacrée par l’Académie Française. Couronnement d’un travail sérieux et méthodique d’un Haïtien en diaspora qui s’est continuellement évertué à éviter les pièges de la facilité. Rude coup donné à l’offensive de la médiocrité et du cabotinage de ceux qui se décernent à eux-mêmes toutes les palmes d’un mercantilisme des plus vulgaires.
De nouveaux espoirs s’inscrivent dans les esprits. Avec son profil inimitable, Dany bénéficie d’une consécration qui met davantage en relief la pépite d’or qu’il avait déjà obtenue avec le prix Médicis en 2009. Au point où même des gens connus pour leurs positions affichées contre le savoir et la culture n’ont pu s’empêcher d’exprimer haut et fort leur admiration. Ils ont dû mettre une sourdine à leurs élucubrations pour saluer des choses d’un autre niveau. Surtout des choses qui sont trop chères pour avoir un prix.
Des journaux Petit Samedi Soir, Haïti-Observateur, Le Devoir, Le Nouvelliste, Le Monde aux maisons d’édition Grasset, Boréal, Le Serpent à Plumes, Mémoire d’encrier, Dany Laferrière a parcouru un long chemin. Il a traversé des lieux très difficiles. Après l’assassinat de Gasner Raymond, le 1er juin 1976, il a vite compris que les rares scrupules du jeanclaudisme s’évanouissaient devant les créateurs. La même année, à 23 ans, estimant que la chance risque de l’abandonner à tout moment face aux diables de la répression macoute, Dany Laferrière choisit de partir pour le Canada. Pas nécessairement en exil, car pour lui « L'exilé, ce n'est pas celui qui part, puisque celui qui part va toujours découvrir un autre monde qu'il ne connaît pas et qui pourrait apporter un certain excitant à sa vie; l'exilé, c'est celui qui reste[1]. »
Le parcours du combattant
Dany a gagné l’épreuve du temps en se repliant sur ses propres efforts. Contrairement à d’autres qui ont échoué en cours de route, Dany rentre dans la pépinière du savoir pour émerger en 1985 avec Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer chez VLB Éditeur. Son repliement n’a pas été une fausse route. Sous cette carapace, il continue de vivre, n’en déplaise aux contempteurs du savoir. Avec son écriture, il voyage, rêve, s’accroche à son enfance, au passé et à des traditions qui marquent sa présence partout où il se trouve. Et ainsi en brillant conteur, il nous livre une vingtaine d’ouvrages.
Dany travaille sur les imaginaires qui font partie du réel haïtien. Il le fait avec cette résilience qui lui a permis de surmonter l’indifférence et l’apathie, voire l’hostilité des nôtres, qui refusent de reconnaître les talents du milieu. Jusqu’au jour où les prix décernés par le Blanc les obligent à le faire. Bien sûr, il y a de notables exceptions à cette façon de voir et qui n’appartiennent pas à la chapelle du discours dominant. Ceux et celles que Dany Laferrière nomme lui-même « les empêcheurs de danser en rond »[2].
L’émotion que soulève Dany Laferrière est celle de la misère affective et morale dans laquelle le duvaliérisme a laissé Haïti. Il nous oblige à nous colleter à notre propre impuissance devant cette mutilation. Cette négation de tout. Ce traumatisme mental qui refoule la société dans la détresse des crânes rasés. Éternel constat d’une faillite éthique qui refuse de faire de plus de dix ans d’occupation du territoire national une préoccupation quotidienne. Avec ces très belles phrases dont Dany a le secret et pour lesquelles l’Académie française l’a récompensé. Quelle meilleure reconnaissance pour l’auteur obligé de s’expatrier afin ne pas se faire estropier par une société qui se complait dans la mutilation ? Quel meilleur moyen de guérir de la blessure de son ami Gasner que celui de retourner dans l’univers affectif qui l’a vu naitre et de regarder dans le blanc des yeux des gens qui se sont assigné des tâches dont ils ne sont pas à la hauteur ?
Dans ce va-et-vient entre passé et présent, Dany Laferrière regarde la troublante réalité haïtienne. Dany, quand il n’était pas encore Laferrière, nous en livre les multiples facettes avec lucidité dans Haïti-Observateur[3] comme dans un miroir sans tâches. La résonance de sa propre conscience est de se dédoubler en laissant parler ceux qui ont vu les zombies. Dans son prisme, le spectre de la réalité se réfracte ainsi :
« Nous vivions dans un pays où tous les intellectuels (écrivains, journalistes, médecins, ingénieurs, avocats, poètes) avaient été soit jetés en prison (Fort Dimanche), soit expédiés en exil. Tous ceux qui tentaient de faire face à Papa Doc. Les autres étaient partis d’eux-mêmes.
Nous nous sommes retrouvés seuls, face à la puissante machine de propagande d’une des dictatures les plus corrompues de la planète. Papa Doc s’est occupé de notre esprit (nous faisant croire qu’il est un être immatériel) et Baby Doc, de notre corps (nous gavant de plaisirs).
Les adultes restés dans le pays étaient redevenus à nos yeux des enfants[4]. »
Quand l’apparence côtoie la réalité
Avec un style étincelant et beaucoup d’humour, Dany cerne des rues, des quartiers et des situations. Il étale au grand jour la corruption de la société haïtienne. Pas uniquement dans son aspect financier. Sans vulgarité. Le double mouvement de l’acceptation et du rejet est présenté. Dany Laferrière écrit : « Le capitaine Harry Tassy raconte l’histoire de ce lieutenant qui s’amenait chaque samedi soir au Cercle Bellevue avec de magnifiques prostituées dominicaines ramassées au Copacabana ou au Casa Blanca en leur recommandant de ne jamais ouvrir la bouche de peur que l’on ne puisse identifier leur accent espagnol et découvrir ainsi le pot aux roses. Le lieutenant veut qu’on croie que ce sont plutôt des bourgeoises mulâtresses haïtiennes et non des prostituées dominicaines[5].» Par-delà la finition du style, l’ordonnancement de l’éclairage s’inscrit dans l’imaginaire du romancier. En bon psychologue, Dany Laferrière utilise la technique du récit indirect dans un langage clair et simple dont il livre quelques secrets dans Journal d’un écrivain en pyjama, Grasset, 2013 et dans Chronique de la dérive douce, VLB éditeur, 1994. Tout comme il a pu échapper au destin de la mort en 1976 en laissant Haïti, il embrasse l’écriture comme patrie non sans promener son regard dans ce Montréal qui l’a accueilli à bras ouverts.
Mais ces tournants ne diminuent en rien la densité de son regard sur sa famille, son attachement à Da, sa grand-mère, à sa mère, à ses amis du journal et de la radio. Ce sont là autant de prétextes qui le ramènent à une source qu’il refuse de refouler. De surmonter. De vider de son contenu passionnel. Aussi, son secret est de délier les langues qui s’enchevêtrent. De les faire traverser des barrières pour inventer une autre façon de vivre. On comprend donc que Dany Laferrière ne soit pas toujours le narrateur de l’histoire. Il se refuse toute omniscience. Avec la conscience du « Vieux Os » qu’on le surnomme, il restitue une réalité à sa manière, tout comme le mouvement se prouve en marchant. Son travail consiste à faire cette mise en scène de la réalité du miroir brisé que révèlent ses personnages. D’où la multiplication de ses approches parcellaires aux détours imprévus. C’est en commençant par l’ouverture des cœurs qu’il en arrive aux dossiers. Aux confidences et aux révélations.
Le pari que Dany a gagné consistait un peu à débrouiller l’écheveau tout en affichant une certaine désinvolture. En disant tout, sans restrictions. Surtout quand les personnages d’aujourd’hui ont les expressions vibrantes de ceux d’hier. De cette période obscure de notre histoire sur laquelle l’auteur braque les projecteurs en disant : « Le lieutenant agit ainsi parce que, étant noir (le Cercle Bellevue n’est pas interdit aux Noirs, mais il favorise les mulâtres), il se sert de ses fausses mulâtresses comme ticket d’entrée. Un soir comme cadeau d’anniversaire à sa femme, il l’amène danser au Cercle et le lieutenant Sonny Borge lui crie du fond de la salle : " Qu’est-ce qui t’arrive William ? C’est la première fois que je te vois avec une pute laide ! " Toute le monde rit de la blague du capitaine Harry Tassy, surtout les prostituées. Mais connaissant son goût pour les blagues un peu salaces, les épouses avaient pris soin de se boucher les oreilles dès que le capitaine avait commencé son histoire[6].»
Un genre de récit aussi savamment composé attendait d’être apprécié au plus haut niveau. Dany a même eu la précaution de ne laisser les épouses écouter qu’une partie du dialogue. Et pas seulement elles. Tout le jeu de l’esprit est là . Dans ces escarmouches que se livrent les bandits au pouvoir. Au fait, les intrigues interminables et complexes peuvent aussi échapper aux lecteurs. Dany offre les éléments pour nous permettre de reconstituer la mosaïque. Avec patience et sans étourdissement. Le miroir est brisé et la réalité éclatée. Il appartient au lecteur de la reconstituer. Au gré de ces personnages qui, comme les prisonniers enchainés de la caverne de Socrate, voient défiler devant eux des ombres qui se veulent la réalité.
Le couteau au cœur de l’igname
On rentre de plain-pied dans la faune politique. Avec les nuances et les sous-entendus. Sans prêchi-prêcha. Dany fait un retour aux sources. Pour construire à partir de la rumeur, de la petite histoire, des pratiques amoureuses d’un autre temps. En montrant une galerie diversifiée de caractères. Le couteau est au cœur de l’igname d’une façon rarement égalée. Il reconstruit l’assassinat de son ami Gasner Raymond tué à 23 ans avec la même précision que celui de l’écrivain Jacques Stephen Alexis liquidé à 39 ans par les tontons macoutes. « La chose la plus intime devient une affaire publique dans un pays où la mort est la chasse gardée du pouvoir. C’est pourquoi il y a si peu de cas de suicides en Haïti puisque c’est le gouvernement qui s’occupe de votre mort[7]. » La famille du juge Jean-Serge Joseph, liquidé le 13 juillet 2013 parce qu’il enquêtait sur la famille présidentielle, ne dirait pas le contraire. En effet, des gangsters cyniques recyclés en dirigeants politiques croient pouvoir tout acheter avec de l’argent.
Mes dernières rencontres avec Dany sont postérieures au tremblement de terre de 2010. Elles ont eu lieu au Salon du Livre de Montréal du 17 au 22 novembre 2010 et à Paris du 18 au 21 mars 2011. A ces deux occasions, Dany a signé Tout bouge autour de moi, tandis que je signais Entre savoir et démocratie -- Les luttes de l’Union Nationale des Étudiants Haïtiens (UNEH) sous le gouvernement de François Duvalier. L’histoire de deux catastrophes nationales racontées chez Mémoire d’encrier. La fiction de l’apparence côtoie la réalité des choses. À un moment où Haïti fait l’expérience des générations spontanées dans la vie politique et retrouve les mêmes réflexes sectaires et sanguinaires qui ont fait tant de mal à ses enfants.
Inutile de dire que l’apothéose de Dany Laferrière n’est ni le salaire de la facilité ni celui de la complaisance. Loin des pratiques obscurantistes devenues monnaie courante par la force des choses, l’auteur a su apporter une contribution précieuse à Haïti par une réflexion qui bat à plat de couture les courants qui proclament l’inanité du savoir. Dany Laferrière a su éviter les rêts des diatribes inutiles et futiles pour recueillir les fruits d’un long travail accompli avec perspicacité, persévérance, ingéniosité et méthode. Bravo Dany !
Ecrivain - Historien
[1] Dany Laferrière, « Contact l'encyclopédie de la création - Emission canadienne par Stéphan Bureau », Montréal, 15 juillet 2008.
[2] Dany Laferrière, « Faire danser l’histoire », Collectif Paroles, No 23, Montréal, mai-juin 1983.
[3] Dany Laferrière, Les années 80 dans ma vieille Ford, Mémoire d’encrier, Montréal 2005.
[4] Dany Laferrière, La chair du maître, Paris, Le Serpent à Plumes, Paris, 1997, p. 13-14.
[5] Dany Laferrière, Le cri des oiseaux fous, Le Serpent à plumes, Paris, 2000, p. 301.
[6] Ibid, p. 301-302.
[7] Ibid., p.116.
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