Culture & Société
La société haïtienne contemporaine baigne volontairement dans un culte étrange fait à la médiocrité, où l’esprit d’initiative est abattu par l’esprit de gain facile
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- Catégorie : culture & societe
- Publié le lundi 23 juillet 2012 15:48
Par Mérat Pierre Jorès
Une analyse sans concession de la sociéte haitienne contemporaine par Mérat Pierre Jorès Enseignant/Chercheur, UEH/CERCHA
Notre pays continue sa lente et fulgurante dégénérescence. Et, comme par magie, dans un consentement mutuel ahurissant. Les témoignages sont d’une extrême violence,il suffit d’ouvrir les yeux. Le comportement de nombreux parents haïtiens à laveille du baccalauréat jette une nouvelle couche à notre décadence. Une semaine avant les épreuves du bac, la famille (papa, maman, soeurs et frères) du candidat, autour d’une table, s’affaire à lui préparer des « bibles ».
Cette trouvaille de l’écolier haïtien est un ensemble de petits carrés de papier sur lesquels sont notés les contenus des cours faits en classe, c’est le socle de la grande tricherie. Son ancêtre fut le fameux « accordéon ». La famille complote contre le système, contre la République et contre le mérite. L’essentiel, c’est de gagner, peu importe la manière. Les surveillants laisseront faire, les correcteurs céderont et le ministère donnera le fameux sésame : le certificat.
Et la famille sautera de joie en dupant tout le monde. Evidemment, tout le monde est au courant, mais personne ne s’y oppose. Car le « degagisme » (degage pa peche) a atteint tout le monde (ou presque). C’est notre compromis social :duper, tromper, falsifier (dans tout et partout) sans se culpabiliser. La médiocrité devient plus qu’une conséquence, plus qu’une cause, elle est en train de constituer la base même de la société. En 1778, Beaumarchais par « LeMariage de Figaro » remettait en cause la société française de son temps :l’esprit de cour et l’obséquiosité des rampants vis-à -vis des possédants, la petite ambition en lieu et place de la grande ambition, le règne de la médiocrité à tous les échelons de la société.
Plus de deux siècles plus tard,cette démarche reste désespérément d’actualité, aussi bien dans la vie sociale que dans la vie politique, en Haïti. La société haïtienne contemporaine baigne volontairement dans un culte étrange fait à la médiocrité, où l’esprit d’initiative est abattu par l’esprit de gain facile. Et où les plus mauvais tiennent le haut du pavé. Où l’ignare se fait polytechnicien et le savant vilipendé. Cette médiocrité fait son nid en politique : aucun gouvernementdepuis ces trente dernières années n’a effectué les vraies réformes dont lepays a besoin. Comment notre société en est-elle arrivée à ce stade ? On nous raconte des histoires : c’est l’héritage de la colonisation, c’est la faute de la dictature, et c’est la responsabilité des autres.
Albert Einstein disait que"les grands esprits ont toujours rencontré l’opposition violente des esprits médiocres". Chez nous, une initiative, une idée novatrice, une manière différente de gérer la chose publique (ou privée), qu’elle soit le fait d’une équipe restreinte ou d’un individu isolé, fera toujours l’objet d’une opposition tantôt tacite, tantôt violente de la part d’un groupe d’individus se sentant menacés par le changement occasionné et par la remise en cause de leur propre déficience. La liste de ceux qui ont été crucifiés au panthéon de la bêtise nationale est longue : Belair, Chanlatte, Monplaisir, Darfour, Firmin,et j’en passe. Ils étaient des éléments perturbateurs de la tranquillité établie. La majorité s’est bien liguée contre eux. Homère avait raison quand il écrivait dans l’Iliade que "dans l’union s’affirme la force d’hommes même très médiocres". Aujourd’hui, la médiocrité s’enracine, se banalise et prend d’autres noms plus valorisants : compromis, modération,"aterrisme". Ce dernier est une nouvelle invention sociale pour mépriser l’excellence et le savoir : « ou pa ateri ». Le « terre-à -terre » met en déroute l’intelligence.
Le compromis n’est pas un mal en soi : nul ne peut prétendre détenir la raison en toute chose. Dans une négociation, des rapports de force s’installent, et à partir du moment où personne ne se détache par son exceptionnelle compréhension de la situation, sa force de proposition, mais aussi par sa capacité de mobilisation et d’entraînement, un compromis devient nécessaire entre les parties prenantes.
Chez nous, le problème du compromis est qu’il devient une fin en soi : la classe politique jouit d’un haut niveau d’impopularité, et cette dernière est proportionnelle au niveau de participation citoyenne atteint lors des dernières élections (un million de votants). À force de compromis, les projets de loi sont vidés de leurs substances. La tragi-comédie de l’amendement de la Constitution en est un témoignage éloquent. À force de compromis, la nécessaire distinction entre la vérité et l’erreur s’obscurcit et une voie moyenne, médiocre, devient dès lors la seule voie d’avenir pour Haïti. À force de compromis, seule reste l’idée de compromission. La modération devrait être une vertu : prise dans sons sens antique, elle est un mode de vie, qu’il soit épicurien ou qu’il soit stoïcien,elle pousse l’individu à modérer ses passions qui, quand elles deviennent trop violentes, rendent l’individu ou un groupe humain malheureux. Nos autorités et les citoyens attribuent un autre sens à la modération "La modération,devenue inspiration de chaque décision, de la plus insignifiante à la plus décisive.
Le pays, depuis plusieurs décennies, est gouverné par la peur de ne pas devenir impopulaire : ne pas condamner un bandit pour ne pas subir les représailles ; ne pas déférer par devant la justice un contrebandier pour ne pas risquer son « job » ; ne pas libérer les trottoirs de son trop-plein de marchands pour ne pas subir les courroux de ces derniers ; ne pas fermer les écoles « borlettes » pour garantir la paix sociale ; ne pas punir la corruption pour ne pas mécontenter trop de citoyens ; accepter de servir un régime politique indéfendable juste pour les avantages marginaux ; tourner sa veste pour prendre le train du pouvoir qui passe. Eh oui ! cette modération prend le sens du pragmatisme dans sa version opportuniste !
"L’aterrisme"est le maître mot de la médiocratie qui s’installe : c’est un étrange complexe qui s’est mué en une règle qui conduit nos hommes et nos femmes à ne plus assumer leurs convictions, leurs valeurs, leurs décisions et leurs aspirations,pour peu qu’ils en aient encore. Ce n’est pas par respect de l’autre que l’aterrisme est pratiqué, c’est par la peur de déplaire. Les hommes et les femmes exceptionnels n’ont pas peur de déplaire, de faire bouger les lignes, de prendre position, d’affronter l’incompréhension. Ils savent, ils assument, ils le disent et ils agissent. Dans la nouvelle Haïti, les hommes et les femmes d’excellence ont peur de l’incompréhension des médiocres. Ils savent, ils n’assument pas, ils ne le disent pas, et donc ils n’agissent pas. Quel dommage pour cette république agonisante qui a grandement besoin de l’énergie vitale de ses fils et filles éclairés ! Engagez-vous pour que la médiocrité et ses corollaires, à savoir l’arrivisme, la corruption, le mensonge, la malversation,la bassesse et "l’aterrisme" ne s’imposent définitivement comme le « haitian way of life »
Mérat Pierre Jorès Enseignant/Chercheur, UEH/CERCHA