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Est-il un crime de parler kreyòl sur les lieux de travail à Montréal

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Hugues Saint-Fort  --- Dans ses numéros du 17 décembre 2013 et du 18 décembre 2013, sous les titres « OQLF intervenes after Creole conversation between employees » (OQLF intervient après une conversation créole entre employés) et « Crackdown on Creole creates unease among Haitian Montrealers » (La répression contre le créole crée un malaise parmi les Haïtiens de Montréal), le quotidien The Gazette de Montréal rapporte que deux travailleurs hospitaliers montréalais d'origine haïtienne ont été surpris en train de parler en créole à l'hôpital. C'est un employé de l'hôpital qui est allé les dénoncer à l'Office québécois de la langue française (OQLF), le bureau de surveillance pour la protection de la langue française au Québec. Le Bureau a tout de suite donné un avertissement à l'hôpital en question, l'hôpital Rivière-des-Plaines, une institution psychiatrique de 88 lits. Selon cet avertissement, l'hôpital devait répondre au Bureau dans un délai s'étendant jusqu'au 20 décembre 2013 ou faire face à une investigation assurée par un inspecteur linguistique, en plus d'une amende pouvant s'élever à 20.000 dollars.

Dans l'article du 17 décembre, le journaliste, Aaron Derfel, mentionne que « The two employees in question do speak French, and there appears to be no evidence that they refused to speak to patients or co-workers in French. But on occasion, they engaged in private conversations in Creole while on lunch or during some shifts in the presence of colleagues and patients. » (Les deux employés en question parlent français et, apparemment, il n'est pas évident qu'ils aient refusé de parler en français aux malades ou à leurs pairs. Mais parfois, ils utilisent le créole dans leurs conversations privées pendant leur pause-déjeuner ou durant quelque période de relève en présence de collègues et de malades.) [ma traduction].

Ce n'est pas la première fois que des incidents de ce type se produisent dans les grandes villes d'accueil où vivent des Haïtiens. En fait, les Haïtiens sont loin d'être les seules victimes. Les Hispanophones, les Sinophones..., certains Européens de l'Est en sont les premières victimes dans les grandes capitales d'accueil des villes occidentales.

Que révèlent ces incidents ? Qui faut-il blâmer ou faut-il blâmer quelqu'un ? Constatons tout d'abord que ces « incidents » sont la conséquence des arrivées massives de récents immigrants venant de partout dans le monde, obligés de fuir leur terre natale et victimes souvent de politiques abusives de la part de leurs propres gouvernements. Le cas des immigrants haïtiens en est un bon exemple. Dans d'autres exemples (c'est le cas d'un grand nombre d'immigrants africains de l'Afrique maghrébine ou de l'Afrique subsaharienne), ces immigrants fuient la terreur imposée dans leurs pays d'origine qu'ils veulent quitter à tout prix, quitte à devenir des errants permanents qui subissent toutes sortes d'humiliations dans des centres d'accueil pour réfugiés.

Le cas du Québec est intéressant. Dans cette 'province' canadienne dominée économiquement et linguistiquement par son grand voisin du sud, la protection de la langue française s'avère d'une impérieuse nécessité. Les législateurs ont fait adopter en aout 1977 la célèbre Charte de la langue française appelée aussi la loi 101 qui définit les droits linguistiques des citoyens du Québec et instituent le français comme la langue officielle du Québec. Cependant, cette loi 101 sera contestée par de puissantes forces économiques et idéologiques qui réussirent à faire annuler l'une des grandes avancées proposées par la loi 101 : l'affichage unilingue français dans les commerces. La Charte de la langue française fut donc modifiée. Un projet de loi fut déposé qui chercha à « renforcer l'usage du français dans l'espace public et à assurer une intégration réussie, en français, des personnes immigrantes ».

C'est dans ce cadre qu'il faut placer l'incident des deux employés hospitaliers d'origine haïtienne qui parlaient en kreyòl dans les locaux de l'hôpital Rivière-des-Prairies. Selon la Charte de la langue française, c'est le français, pas le kreyòl, qui est la langue officielle sur les lieux de travail au Québec. Cependant, la loi n'interdit pas aux travailleurs du secteur public d'utiliser une autre langue que le français dans une conversation privée, même lorsqu'ils/elles sont sur les lieux de travail. Malgré le caractère contraignant de cette loi, on peut tout de même émettre certaines interrogations dans le cadre des droits linguistiques des locuteurs. On sait en effet que les minorités linguistiques ne jouissent pas le plus souvent du respect et des droits qui leur sont dus. Empêcher des employés de s'exprimer dans leur langue maternelle à n'importe quel moment sur les lieux de travail relève de la discrimination sur la base de leurs origines ethniques. Les Haïtiens créolophones représentent une minorité linguistique au Québec et à ce titre, leurs droits linguistiques doivent être respectés.

L'article rapporte que, selon Jean-Pierre Le Blanc, un porte-parole de l'OQLF, même dans le cas où une conversation entre deux employés du secteur public se rapporte au travail, ils peuvent toujours parler dans une autre langue aussi longtemps que leur échange n'implique pas des collègues qui ne comprennent pas ce qu'ils disent.

En conclusion, ce n'est pas la langue kreyòl per se qui est ici en question, mais ce qu'elle représente en tant que langue autre que le français qui tombe sous le coup de la loi 101. En ce sens, elle subit le sort réservé à toute langue autre que le français (l'espagnol, le chinois, l'italien, le portugais...). Signalons tout de même que l'Office québécois de la langue française doit faire face de plus en plus aux moqueries de certains groupes internationaux. L'une des histoires les plus embarrassantes pour l'OQLF est celle qui a fait les grands titres en février dernier selon laquelle le Bureau a exigé que les propriétaires d'un restaurant italien sur le boulevard St. Laurent remplacent le mot « pasta » qui figure sur ses menus par le mot « pâtes ». Devant l'hilarité que cette décision a provoquée, le Bureau du Québec pour la langue française a dû laisser tomber. Est-ce le même sort qui sera réservé à l'incident de l'Hôpital Rivière-des-Prairies ?

Hugues Saint-Fort