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Comment les économistes américains ont-ils pu se tromper à ce point ? 
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Le mea culpa des économistes
« Comment les économistes américains ont-ils pu se tromper à ce point ? », se demandait Paul Krugman au lendemain de la crise financière de 2008. Le moment est venu pour les économistes américains de réviser leurs théories.
« Si les États-Unis veulent réussir à réformer leur économie, il se peut qu'ils doivent commencer par réformer les sciences économiques (1). » Ce jugement de l'économiste américain Joseph Stiglitz ne surprend pas lorsque l'on connaît la réputation du prix Nobel 2001, critique de longue date des errements de l'orthodoxie économique. Il reflète cependant un constat largement partagé parmi les économistes, selon lequel la crise financière de 2008 impose une sévère révision de leur discipline. L'un des premiers à l'avoir proclamé est un autre prix Nobel d'économie, Paul Krugman. Dans un long article publié en 2009 dans le New York Times Magazine, journal dont il est l'un des éditorialistes phare, il se demandait « Comment les économistes ont-ils pu se tromper à ce point ? (2)
Ce qui est en cause ici, ce n'est pas tant le fait que les économistes les plus en vue ont été incapables de prévoir la crise. Non, c'est au fond bien plus grave : les modèles économiques les mieux acceptés n'admettaient tout simplement pas la possibilité d'un tel cataclysme.
J. Stiglitz et P. Krugman, deux économistes étiquetés comme keynésiens, rappellent tous deux combien les leçons des années 1930 ont été oubliées par les macroéconomistes, ces spécialistes qui étudient les mouvements globaux de la production et de l'emploi. À cette époque, la grande dépression avait imposé une profonde révision des croyances des économistes. Avec un taux de chômage de 25 % en 1933 aux États-Unis, il était alors difficile de défendre l'idée que les marchés pouvaient spontanément résorber les déséquilibres entre l'offre et la demande de travail. La pensée de l'économiste britannique John Maynard Keynes avait fini par l'emporter, lui qui insistait sur la fragilité intrinsèque des économies de marché et la nécessité pour les gouvernements de dépenser massivement pour soutenir l'activité en cas de dépression. Toute une génération d'économistes, incarnée par le professeur du MIT Paul Samuelson, auteur du manuel d'économie le plus diffusé dans les années 1960-1970, s'était rangée à cette analyse.
À la veille de la crise de 2008, tout cela n'était plus qu'un lointain souvenir. Les macroéconomistes les plus écoutés se partageaient essentiellement en deux camps : les « nouveaux classiques » et les « nouveaux keynésiens ». Là où les uns pourfendent toute intervention de l'État, les autres lui accordent un simple rôle de rééquilibrage, dans une économie considérée comme fondamentalement stable.
Étonnamment, comme l'observe P. Krugman, jusqu'à la veille de la crise, les affrontements entre nouveaux classiques et nouveaux keynésiens concernaient cependant beaucoup la théorie, mais pas vraiment la politique économique. Les uns et les autres s'en remettaient au pilotage macroéconomique de la Fed (Banque centrale des États-Unis). Les uns considérant qu'elle suffisait à stabiliser l'économie, les autres estimant que si de telles politiques ne faisaient aucun bien à l'économie, en tout cas, elles ne lui causaient aucun tort.
Pendant ce temps, Alan Greenspan, puis Ben Bernanke, son successeur à la tête de la Fed, continuaient à nourrir en liquidités la croissance de l'économie américaine, sans se soucier de ce qui était en train de se produire sur les marchés immobiliers du pays, ni dans les réseaux opaques de la titrisation des crédits hypothécaires. La raison essentielle de cette insouciance tient en une conviction : le fait que les prix des titres financiers puissent être déconnectés de la réalité n'était tout simplement pas concevable.
Il est peu de dire que toutes ces convictions ont pris l'eau avec la crise de 2008. De l'avis général, les sciences économiques sont désormais en chantier. Cela n'implique pas pour autant que les économistes entendent faire table rase. De fait, ils peuvent s'appuyer sur des travaux qui avaient été développés tout au long de la décennie 2000.
Quelques pistes de réforme
Une première piste de « réforme » des sciences économiques s'appuie sur l'économie comportementale. Jusque-là , les économistes considéraient, avec Milton Friedman, que si le cours d'un titre s'écartait trop de sa valeur réelle, il y aurait toujours des acteurs rationnels qui s'en porteraient acquéreurs pour tirer avantage de l'écart constaté, corrigeant ainsi la cotation boursière. La finance comportementale a douché un tel optimisme. En raison de coûts de transaction, mais aussi parce que les opérateurs peuvent craindre de fortes variations des cours à l'avenir, le mécanisme correcteur peut ne pas opérer. Les cours boursiers peuvent alors être gouvernés par des décisions irrationnelles. La finance comportementale montre ainsi que les opérateurs peuvent se laisser guider par des anticipations exubérantes, négliger certaines informations inquiétantes en privilégiant exagérément les données du passé, faire preuve de « méthode Coué » : autant de traits qui ont prévalu dans les mois et années précédant la crise des subprimes (crédits immobiliers à haut risque) de 2007.
Le deuxième chantier ouvert par la crise de 2008 consiste en une reformulation des modèles macroéconomiques, à l'intérieur des cadres théoriques traditionnels. Un numéro du Journal of Economic Perspectives paru en 2010 et consacré à « La macroéconomie après la crise » (4), donne à voir un intéressant état des lieux. Elle fait apparaître de nouveaux rapports de force. Si certains, comme Lee Ohanian, tentent courageusement d'appliquer l'approche des nouveaux classiques à l'analyse de la crise, c'est plutôt la perspective des nouveaux keynésiens qui domine la scène. Question du jour : comment et pourquoi une crise de la finance a-t-elle pu se transformer en une récession profonde et durable ? Au centre de l'analyse, une notion avancée dans les années 1990 par B. Bernanke : les marchés financiers sont soumis à des frictions qui se manifestent par un surcoût sur les transactions financières. Pendant la crise, cela s'est traduit par l'accroissement violent des primes de risque sur les crédits accordés. D'où une explication de la récession : la chute des prix de l'immobilier, puis celles des dérivés de crédit subprime, ont fragilisé les bilans des institutions financières, puis engendré une augmentation brutale des primes de risque exigées par les banques. C'est par ce mécanisme, à l'origine d'une élévation des taux d'intérêt, que la crise financière s'est convertie en récession.
Signe des temps, dans le même numéro, le très mesuré Journal of Economic Perspectives ouvre ses pages à un auteur beaucoup plus dubitatif quant à la capacité des modèles macroéconomiques standard à rendre compte de la crise financière. Ricardo Caballero, un professeur au MIT, appelle de ses vœux une macroéconomie capable « d'embrasser la complexité » des liens entre les agents, les marchés et les institutions économiques. R. Caballero insiste, à la suite de l'économiste autrichien Friedrich von Hayek, sur le faible niveau d'information des acteurs économiques, ainsi que sur l'incapacité des modélisateurs eux-mêmes à représenter le système économique dans son ensemble. Il plaide pour des modèles plus modestes et concrets, qui étudient le déclenchement et la propagation des paniques dans le système financier. Une ligne de recherche revendiquée également par Alan Kirman, dans un article récent de la Revue économique (5).
Dans un article polémique (6), James K. Galbraith reproche aux économistes mainstream comme P. Krugman de ne pas aller assez loin dans l'aggiornamento de la discipline. Il les invite à élargir leur perspective en s'intéressant à des chercheurs qui, en marge des universités de la Ivy League, tentaient depuis bien longtemps d'alerter les décideurs sur la dérive du système financier. De ce point de vue, au moins deux lignes de recherches mériteraient que l'on s'y attarde.
Sur le plan empirique, au sein du Center for Economic and Policy Research de Washington, Dean Baker a développé une méthode pour détecter l'apparition de bulles spéculatives en mesurant l'écart entre deux variables sous-jacentes, comme le rapport entre le prix des actifs immobiliers et les loyers. Une telle méthode, assez intuitive, lui avait permis de détecter une forte anomalie sur les marchés immobiliers américains, alors même que B. Bernanke considérait que la hausse vertigineuse des prix reflétait des « fondamentaux solides ».
Sur le plan théorique, les recherches inspirées par les travaux de l'économiste américain Hyman Minsky semblent elles aussi incontournables. H. Minsky a tenté d'édifier pendant les années 1980-1990 une théorie des cycles financiers fondée sur une idée-force : les périodes de stabilité finissent toujours par engendrer des phases de boom spéculatif où les agents économiques font des emprunts de plus en plus risqués. Autrement dit, les périodes de relative prudence financière débouchent par le développement du système sur des schémas de financement « Ponzi », où les emprunts servent à rembourser les dettes. À ce point, la récession apparaît inévitable. Les travaux de H. Minsky ont fait l'objet, depuis les années 1990, de modélisations mathématiques qui tentent de saisir les changements de phase du système et d'identifier les leviers d'intervention qui permettraient à une Banque centrale avisée de prévenir l'entrée dans une zone de danger.
Le sentiment d'avoir failli face à la crise financière continue de hanter les économistes mainstream américains qui doutent désormais ouvertement de leurs méthodes. Si la compréhension du cataclysme semble avoir progressé, il n'est pas sûr pour autant que les chercheurs soient prêts à tout remettre en cause
Xavier de La Vega
Source: Sciences Humaines
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