Economie
Investissements directs étrangers : la difficile équation haïtienne
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"Ne ratons pas cette opportunité de construire, sur cet immense malheur, une société plus juste où chacun aura sa place". Anthony Phelps
Depuis environ un an, la République d’Haïti entend prendre le virage vers un modèle de développement économique qui s’appuierait essentiellement sur les investissements directs étrangers. Dans sa quête acharnée de nouveaux capitaux étrangers, Haïti se heurte pourtant à un obstacle de taille : une perception négative du pays aux yeux de la plupart des investisseurs étrangers. « La perception d’Haïti sur la scène internationale serait un handicap majeur à sa nouvelle politique économique consistant à séduire et à conquérir les investisseurs étrangers » selon la surprenante ‘’découverte’’ de l’ancien directeur général du Centre de facilitation des investissements en Haïti, rapportée par l’hebdomadaire haïtien Le Matin[i] dans son édition du 20 juillet 2012. Or cette réalité n’est pas une découverte en soi puisqu’elle est bien connue du secteur privé haïtien ainsi que de tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont eu à travailler à l’étranger au profit d’Haïti ces trente dernières années. Beaucoup d’investisseurs qui incluaient Haïti dans leur « liste de pays d’intérêt » l’ont enlevée au cours des dix dernières années, vaincus par la lassitude d’attendre « le bon moment » pour enfin démarrer leurs projets d’affaires en Haïti.
Dans le monde des affaires à l’échelle internationale, qu’est-ce qui se cache sous cette perception négative d’Haïti chez les investisseurs potentiels ? Cette perception négative du pays est-elle vraiment fondée ? Comment devient-elle un frein à l’arrivée de capitaux internationaux dans l’économie haïtienne ? Pourquoi dure et perdure-t-elle aussi lourdement ? Est-il possible de la changer ? Y a-t-il de bonnes stratégies pour la changer ?
Il est logique que les autorités haïtiennes questionnent cette perception négative d’Haïti à l’échelle internationale : agir efficacement contre une telle perception exige qu’on tienne compte de ses principaux déterminants. La plupart des analystes estiment que cette mauvaise réputation d’Haïti est le fruit de l’instabilité politique des trente dernières années, instabilité chronique qui serait responsable de tous nos maux, de l’insécurité, de la fuite des capitaux étrangers, jusqu’à cette extrême pauvreté qui rend le pays si vulnérable dans tous les domaines. À ce sujet, l’actuel Ministre haïtien du commerce et de l'industrie, Wilson Laleau[ii], est catégorique « l'un [des] freins est surdéterminant et détruit la vie en Haïti : l’instabilité politique… le pays [vit] une crise politique ‘’permanente’’ nocive à l'environnement des affaires… Durant les trente dernières années, [Haïti n’a] jamais connu de périodes de tranquillité, alors que l'économie, l'investissement et la création d'emplois requièrent un certain ‘’momentum’’ de stabilité.»
On peut identifier deux composantes de cette perception négative d’Haïti chez l’investisseur étranger : une composante objective découlant d’expériences individuelles ou d’analyses de faits observables en relation avec la situation sociopolitique et les contraintes structurelles de l’environnement des affaires en Haïti; et une autre part plus subjective qui s’exprime souvent sous forme d’un sentiment négatif généralisé vis-à -vis d’Haïti, sentiment alimenté par la persistance et la récurrence de nos déboires, et ce sentiment est renforcé par une constante représentation peu flatteuse du pays dans les médias de masse à l’international. L’État haïtien a la capacité d’agir graduellement sur les facteurs objectifs à la base de cette image néfaste du pays. Il devrait le faire pour espérer transformer à long terme ce vaste sentiment négatif en un sentiment positif chez de nombreux investisseurs.
Au-delà des généralités, il est essentiel de bien comprendre les différents facteurs constituant le cadre d’analyse objectif des investisseurs étrangers qui évaluent la réalité haïtienne. Plus concrètement, ces facteurs font l’objet de recherches scientifiques très sérieuses publiées par les plus grandes revues économiques. Tout un pan de la littérature économique scientifique est réservée à l’approfondissement des relations entre le cadre légal des affaires, l’exécution des contrats, l’application des lois, la protection de l’investisseur, le respect des droits de propriété, l’accès au crédit et le niveau de développement économique d’un pays. Par exemple les indicateurs du très médiatisé « Doing Business Report [iii] » s’inspirent des principales variables sur le cadre légal des affaires étudiées dans la littérature scientifique économique. Ces variables font partie d’un ensemble plus large appelé « institutions » et sont dites des variables institutionnelles. Le débat n’est pas tranché sur la relation de cause à effet entre institutions et développement économique,à savoir, si ce sont les institutions qui causent le développement économique ou, à l’inverse, si c’est le développement économique qui conduit à la mise en place d’institutions appropriées (Voir Acemoglu [iv] et al 2001 ; 2006 ; Gleaser [v] et al, 2004). Ce qui est admis à l’unanimité est l’influence réciproque entre les deux variables : le développement économique entraîne davantage d’institutions et de meilleure qualité ; les institutions à leur tour stimulent l’expansion économique. On parle dans ce cas d’endogénéïté des variables. Ce n’est pas l’objet de cet article qui s’attarde en particulier sur trois variables institutionnelles clés, la protection de l’investisseur, le respect des droits de propriété et l’application des lois, telles que conceptualisées dans trois rapports guides pour les investisseurs étrangers: « Doing Business Report », « International country risk guide » et « Index of Economic Freedom ».
1.1 Protection des investisseurs
Afin d’analyser la protection dont jouit un investisseur haïtien au sein d’une PME haïtienne, il est intéressant de considérer le rapport « Doing Business » de la Banque mondiale. Ce rapport est important et à plusieurs titres. D’une part, il est rédigé à partir des données recueillies auprès d’acteurs locaux sur la facilité de créer et de gérer une entreprise dans la plus grande ville économique de leur pays. C’est une analyse interne qui se base sur l’évaluation objective des participants locaux dont des entrepreneurs, des juristes spécialisés en droit des sociétés, et certains représentants du gouvernement central. En ce sens, le rapport est le reflet de la perception des acteurs nationaux de l’environnement des affaires de leur propre pays. D’autre part, c’est aussi un bon indicateur de l’attractivité d’un pays auprès des investisseurs étrangers. En effet, quand l’environnement est favorable aux affaires, c’est-à -dire bien développé et mieux encadré pour faciliter les différentes opérations des PME locales, le climat inspire confiance aux investisseurs étrangers qui voient une plus grande ouverture du pays à l’investissement, en conséquence, moins d’obstacles à surmonter dans le cadre de leurs éventuels projets d’affaires. En dernier lieu, les gouvernements sont très attentifs aux résultats présentés dans ce retentissant rapport de la Banque mondiale car il n’est jamais avantageux pour un pays de recevoir une note négative à l’international pouvant affecter l’appréciation des investisseurs étrangers. Tous les pays cherchent à faire bonne impression auprès des investisseurs étrangers dans un contexte de compétition internationale très vive.
Dans le « Doing Business Report », de manière globale, SUR 183 PAYS, Haïti est classée au 174e rang en 2012
et se retrouve dans le peloton non enviable des dix derniers pays les moins attrayants en affaires. Le tableau 1 indique que la situation globale des entrepreneurs s’est nettement détériorée car neuf des dix indicateurs sont en recul. En fait, de manière générale, Haïti ne cesse de reculer; de 2006 à 2012, elle a effectué un bond en arrière de 38 places (tableau 2).
Au chapitre de la protection des investisseurs, Haïti se retrouve à la 166e place, la même qu’en 2011. De 2007 à 2012, Haïti a perdu 24 places concernant cet indicateur. On apprend aussi que de 2006 à 2012, aucune réforme législative n’a été entreprise de la part des autorités haïtiennes compétentes afin de renforcer la protection des investisseurs dans le pays. Ce n’est pas tant le rang d’Haïti pour cet indicateur, mais plutôt ce qui est mesuré qui pose un problème majeur. Cet indicateur examine le niveau de protection dont jouissent les actionnaires minoritaires dans une entreprise à capital limité, en particulier ceux qui détiennent moins de 10% du capital, contre l’utilisation frauduleuse des actifs de la société par les administrateurs et les dirigeants.
Globalement, Haïti obtient 3/10 à propos de la protection des actionnaires minoritaires. L’analyse est réalisée en trois points : a) la transparence des transactions (avec un indice de divulgation des informations, la note récoltée par Haïti est de 2/10) ; b) la responsabilité légale en cas d’abus des biens de l’entreprise (indice d’imputabilité des dirigeants : 3/10) ; c) la possibilité de poursuivre en justice les membres de la direction et les administrateurs pour mauvaise gestion (indice de facilité des poursuites judiciaires intentées par les actionnaires : 4/10).
En bref, voici ce qui ressort des analyses du sondage relatives à la protection des investisseurs. Il est compliqué pour un actionnaire lambda, minoritaire dans l’entreprise, d’obtenir les informations sur les transactions corporatives, les rapports annuels n’étant pas souvent disponibles. La responsabilité personnelle des dirigeants de l’entreprise suite à une transaction préjudiciable aux actionnaires n’est pas clairement établie. En cas de fraude, de négligence ou de mauvaise foi, les dirigeants coupables pourraient être légalement poursuivis par devant la justice. Par contre, le fardeau de la preuve revient aux actionnaires minoritaires floués qui n’obtiennent pas préalablement les informations nécessaires pour mener une telle poursuite. Même quand il y a poursuite judiciaire, les actionnaires minoritaires sont limités dans leurs droits d’accès aux informations pertinentes. Si les plaignants finissent par avoir gain de cause, il peut y avoir dédommagement financier mais jamais de peine d’emprisonnement pour les coupables. Et finalement, un procès ne conduit pas nécessairement à l’annulation de la transaction frauduleuse.
On sait aussi que certaines fois les dirigeants fraudeurs ont le temps de fuir le pays, et dans ce cas, les plaignants peuvent perdre toute motivation de porter l’affaire par devant la justice haïtienne. Il n’est pas non plus certain que les actionnaires puissent récupérer toutes les pertes occasionnées par une transaction préjudiciable à travers un juste dédommagement prononcé par une cour de justice.
Ce constat a de quoi inquiéter un petit actionnaire. On comprend davantage la réticence de certains citoyens haïtiens à investir directement dans les entreprises locales. L’opacité en affaires ne facilite pas l’arrivée de nouveaux actionnaires. Ceci est d’autant plus dommageable pour les entreprises haïtiennes que l’accès au crédit est de plus en plus limité. Dans ce contexte, les entreprises haïtiennes se privent d’un apport de fonds substantiel, notamment en provenance de la diaspora haïtienne. Certains groupes en Haïti ont quand même réussi à mobiliser des investisseurs locaux et de la diaspora haïtienne en se basant davantage sur une relation de confiance et la crédibilité des promoteurs du projet. Néanmoins, si on vise une participation des investisseurs nationaux et de la diaspora haïtienne à grande échelle, l’État doit renforcer les lois sur les entreprises afin de protéger tous les actionnaires en particulier les actionnaires minoritaires. Il est clairement établi que la divulgation d’information, des conditions contraignantes de contrôle des décisions des dirigeants au sein de l’entreprise ainsi que le renforcement des droits des actionnaires minoritaires soutiennent fortement l’apparition et le développement des marchés du capital. Par exemple, sans des réformes profondes et sérieuses en matière de protection des investisseurs, il est impossible de penser au développement d’un marché boursier en Haïti.
Justement, l’un des objectifs du rapport « Doing Business » est d’inciter les gouvernements à conduire les réformes nécessaires afin de créer un cadre légal des affaires incitatif et de réduire la bureaucratie constituant un obstacle à la création et au développement des PME. Sous cet angle, très peu d’efforts ont été consentis par l’État haïtien dans le but de faciliter la pratique des affaires des entrepreneurs haïtiens. D’autres pays ont introduit d’importantes réformes qui ont entraîné une bonification de leur climat d’affaires. C’est le cas, par exemple, du Rwanda qui est passé de 158e en 2006 au 45e rang dans le classement de 2012 grâce à d’importantes réformes soutenues, sur plusieurs années, qui ont permis entre autres d’améliorer les conditions d’obtention de prêts et la protection des investisseurs.
Ainsi, en matière d’affaires, Haïti a mené des réformes législatives assez timides : une réforme positive en 2006-2007 relative au transfert de propriété ; une autre en 2007-2008 sur le commerce transfrontalier ; deux réformes en 2008-2009 concernant l’obtention de prêts et le commerce transfrontalier ; la plus récente en 2009-2010 relative à la création d’entreprise. La dernière réforme a éliminé une obligation archaïque qui exigeait l’autorisation du Bureau du premier ministre ou du président pour la publication des statuts d’une entreprise dans le Moniteur, la gazette officielle. Les entrepreneurs doivent les publier eux-mêmes dans le Moniteur. Cette simple mesure a réduit ainsi le délai nécessaire à la création d’une entreprise de 90 jours environ.
Récemment, le gouvernement a soumis une dizaine de projets de loi [i] au parlement haïtien mais aucune ne concernait directement la pratique des affaires même si une loi sur les échanges électroniques pourrait aussi être profitable au milieu des affaires. Le pays est toujours en attente des réformes sérieuses et profondes qui enverraient un signal fort et positif aux investisseurs nationaux et étrangers. Cependant, il est probable que le parlement haïtien légifère bientôt sur le cadre légal des affaires compte tenu que le gouvernement fait de la modernisation de l’environnement des affaires une de ses principales priorités. Par ailleurs, il semble que des experts de la Banque interaméricaine de développement collaborent étroitement avec le gouvernement haïtien sur le cadre légal des affaires ciblant davantage la réduction du délai de création d’une entreprise (de 105 à 10 jours [ii]) ainsi que l’octroi des permis de construire. Aussi depuis septembre 2009, la Banque mondiale supporte la restructuration[iii]et le renforcement des services du Centre de facilitation des investissements en Haïti. C’est peut-être le moment d’éli
miner cette obligation désuète faite aux entrepreneurs de publier les statuts de la nouvelle entreprise dans le Moniteur. Un « Registre des entreprises » au ministère du commerce et de l’industrie serait largement suffisant. Cette mesure ferait gagner environ 60 jours aux entrepreneurs. Cela permettrait aussi de prendre des mesures véritablement contraignantes afin que toutes les entreprises actualisent régulièrement leurs données dans le « Registre des entreprises » : le ministère en charge disposera alors d’un répertoire exhaustif et à jour de toutes les entreprises haïtiennes. Le Centre de facilitation des investissements pourrait être dédié uniquement aux investissements étrangers en vue de le rendre plus efficient, et une autre entité prendrait en charge les PME locales.
Comment le rapport « Doing Business » est-il reçu en Haïti ? Le dévoilement du classement 2012 a provoqué une certaine contestation [iv]chez une partie du secteur privé haïtien et de la déception au gouvernement. Aux yeux de plusieurs acteurs influents du secteur privé haïtien, le classement ne reflète pas la réalité d’un bon nombre d’entreprises privées, ce qui est fort probablement vrai d’ailleurs, même si le chef de l’État lui-m
ême reconnait que globalement « l’environnement des affaires en Haïti est dissuasif [v]». Ce qui n’empêche pas une remise en cause des données et de la méthodologie de ce classement dans certains milieux haïtiens.
Il faut toutefois souligner que la même méthodologie est appliquée aux différents pays visés par ce classement ; on peut donc prétendre que ce qui est mesuré en Haïti correspond aux mesures prises dans les 182 autres pays. D’un autre côté, il faut rappeler que le rapport « Doing Business » vise à évaluer les lois et la réglementation auxquelles sont assujetties les PME formelles, essentiellement des sociétés à responsabilité limitée (ou l’équivalent), excluant les sociétés anonymes et les entreprises individuelles, en se basant sur un nombre d’hypothèses très restreint et un scénario spécifique. On a tendance à croire que la réalité est différente dans les grandes entreprises haïtiennes qui appliquent des normes internationales de gestion et sont mieux armées pour faire face à la bureaucratie ou à d’autres contraintes institutionnelles. On pourrait aussi dire que les indicateurs du rapport « Doing Business » ne devraient pas décourager outre mesure les grands investisseurs étrangers, puisqu’ils ne concernent que certains types de PME locales. Les grands groupes d’investissement étrangers sont en général majoritaires dans l’entreprise d’une part, et, d’autre part, ils détiennent un pouvoir de négociation réel d’autant plus persuasif face à des États faibles.
Que le rapport ne s’intéresse qu’à la vie des PME n’est pas une limite en soi. Le progrès de l’environnement des affaires dans un pays se mesure par l’amélioration du sort des PME et non par la situation des grandes entreprises ou des grands groupes disposant d’importantes ressources financières ou jouissant de monopoles. Dans un pays où on estime à 70% le taux de chômage (non-officiel) chez les jeunes âgés de moins de 35 ans, sans compter ceux âgés de plus de 35 ans qui n’ont jamais travaillé dans leur vie active, la priorité est de créer de nouvelles entreprises, de nouveaux emplois ; en conséquence, il faut inciter les entrepreneurs à se lancer en affaires. Il faut rappeler que les PME sont les plus grandes créatrices d’emplois dans une économie et qu’environ 90% des nouveaux emplois créés proviennent des PME dans les pays développés. C’est à juste titre que des économistes plaident pour le développement d’un environnement incitatif et facilitateur au bénéfice de tous les entrepreneurs sans aucune distinction. De plus, si Haïti veut combler l’abyssal déficit d’emplois de l’économie haïtienne qui compte en tout 200 000 emplois formels [vi] selon le Ministre haïtien du commerce et d’industrie, il faudra compter avec les PME locales car il est irréaliste de penser qu’il y aura bientôt une invasion d’investisseurs étrangers en Haïti qui viendront mettre fin à ce chômage déshumanisant. Les entrepreneurs locaux sont aussi indispensables que les investisseurs étrangers dans ce vaste chantier de création d’emplois, et c’est dans ce contexte qu’il faut leur faciliter la tâche via des réformes appropriées.
Ceci étant dit, le rapport « Doing Business » reconnaît aussi ses limites. Il ne prend pas en compte dans les pays étudiés d’autres éléments de grande importante qui peuvent influencer un investisseur : la sécurité des biens et des personnes, la qualité de la main d’œuvre, les conditions de travail, le respect des droits de propriété, la libre concurrence, l’accès aux grands marchés, l’existence de monopoles, la qualité des services publics en général, la qualité des infrastructures (autre que l’électricité), les problèmes douaniers, l’application réelle des lois, la crédibilité de l’engagement du gouvernement, la transparence du gouvernement, la stabilité macroéconomique, les conjonctures sociopolitiques, les conflits transfrontaliers, les conflits armés internes, le terrorisme, la corruption, la collusion entre le secteur privé et le politique, etc.
D’ailleurs, on comprend bien que les investisseurs étrangers ne se réfèrent pas uniquement au rapport « Doing Business » de la Banque mondiale pour évaluer l’attractivité de l’environnement d’affaires d’un pays. Nous allons analyser brièvement deux exemples de guides moins médiatisés, pourtant très consultés par les investisseurs internationaux : l’« International country risk guide - ICRG » rédigé par le PRS Group et l’« Index of Economic Freedom –IEF », publié par la « Heritage Foundation » et le « Wall Street Journal ». L’«International country risk guide – ICRG » examine le risque global d’un pays ventilé en risque financier, risque économique et risque politique. De son côté, l’« Index of Economic Freedom – IEF » évalue les faiblesses ou les contraintes des interventions d’un gouvernement dans les activités économiques. L’IEF met l’accent sur l’effectivité des droits et libertés économiques dans une société. Nous ne pouvons pas présenter dans cet article tous les indicateurs de ces deux guides, nous allons nous attarder plutôt sur quelques uns jugés très problématiques. Il est improductif dans cet article de remettre en question les méthodologies utilisées, de souligner la dose de subjectivité que comportent nécessairement ces genres d’évaluation, car ce qui compte est que les investisseurs internationaux utilisent ces rapports de la même façon dans leur interprétation des réalités de différents pays. De plus, si l’objectif est d’intéresser ces investisseurs internationaux aux opportunités d’affaires en terre haïtienne, Haïti n’a pas d’autre choix que de tenir compte de ces regards externes, quoique déplaisants.
1.2 Respect des droits de propriété et application des lois
Le respect des droits de propriété est le fondement même du système capitaliste, de la libre entreprise, du développement économique tel qu’on le connaît aujourd’hui. La sécurisation des droits de propriété est un choix de politique publique des pays qui désirent stimuler les investissements et connaître une croissance durable. C’est le principal facteur à l’origine des trajectoires divergentes de croissance économique entre la Corée du Nord et la Corée du Sud entre 1950 et 1980 selon Glaeser et al (2004). D’un niveau comparable en 1950, la Corée du Sud a clairement choisi de renforcer les droits de propriété, ce qui a permis au pays de croître rapidement et d’atteindre un niveau de revenu per capita de 1589 USD en 1980 alors que son voisin du nord qui n’a pas adopté les mêmes mesures se retrouvait avec un revenu per capita de 768 USD (ibidem). Les pays qui progressent ont un commun la sécurisation des droits de propriété de l’individu. Les théories économiques et les faits empiriques l’attestent. La forte croissance économique de la Chine[vii] est attribuable à la protection et au respect des droits de propriété au niveau régional, ce qui a favorisé les investissements étrangers. Le développement de cette culture de respect des droits de propriété dans une société est profitable aussi bien aux entrepreneurs locaux qu’aux investisseurs étrangers. Par exemple, les entrepreneurs locaux peuvent utiliser plus facilement leurs actifs fonciers-immobiliers comme cautionnement lors d’un prêt bancaire, et de leur côté les investisseurs étrangers voient un moindre risque d’expropriation par des acteurs du pouvoir local ainsi qu’un moindre risque de destruction de leurs biens par la population.
Il est vain de feindre l’étonnement en apprenant qu’Haïti est présentée comme le pays le plus risqué de la Caraïbe (également sur tout le continent américain) aux investisseurs internationaux. Dans l’ « International country risk guide », sur 140 pays, Haïti occupe la peu enviable 138e place en 2011 devançant le Zimbabwe (139e) et la Somalie (140e). La part du risque politique est considérable dans la notation d’Haïti (41/100), le risque économique est très élevé aussi (20,5 /50) alors que le risque financier est faible (35,5/50). Le poids du risque politique est le double de celui des deux autres types de risque, ce qui indique que les investisseurs internationaux accordent une plus grande importance au risque politique. On le sait, l’instabilité politique mêlée à l’incertitude de l’environnement socioéconomique haïtien est son pire ennemi. L’instabilité politique d’Haïti fait augmenter sa vulnérabilité économique. Alors même que son niveau de risque politique actuel est très élevé, les prévisions ne sont guère meilleures au cours des prochaines années. Haïti arrivera-t-elle à faire mentir tous les mauvais pronostics, tous ces pessimistes ?
L’évaluation du risque politique par l’ICRG est beaucoup plus large et dépasse les luttes partisanes en vue de contrôler le pouvoir politique ou les multiples affrontements entre l’exécutif et le législatif. Le risque politique de l’ICRG inclut une douzaine d’indicateurs dont la stabilité gouvernementale, les conditions socioéconomiques, le profil d’investissement, le respect de la loi (loi et ordre) ainsi que la corruption (tableau 3). Avec son profil d’investissement, Haïti ne récolte que 4/12. En comparaison, la République dominicaine obtient 9,5/12, la même note est accordée à la Jamaïque et 10 au Panama. Le meilleur score de la région revient à Trinidad & Tobago qui fait 11,5 ex aequo avec le Canada.
Le profil d’investissement est défini par trois autres variables : expropriation-viabilité des contrats, rapatriement des profits et délai de paiement. Même si Haïti ne fait pas partie des pays ayant le plus fort risque d’expropriation dans le classement de l’ICRG, il n’en demeure pas moins que le pays possède un système de protection de propriété faible avec un score de 2/4. Le classement de l’« Index of Economic Freedom – IEF » est plus sévère au sujet de la protection des droits de propriété, Haïti obtient seulement 10/100. Cette note dans le langage des évaluateurs de l’IEF correspond à ces observations : « La propriété privée est rarement protégée. Le pays est dans un tel chaos que la protection des propriétés privées est presqu’impossible à renforcer. Le système judiciaire est si corrompu que la propriété ne peut être protégée dans la réalité. L’expropriation est fréquente. » [Ma traduction] (voir la méthodologie sur le site : http://www.heritage.org/index/book/methodology). L’IEF poursuit : « la protection des droits de propriété est sévèrement compromise par une faible application de la loi, la désuétude des lois commerciales, le dysfonctionnement du système judiciaire. La plupart des disputes commerciales se règlent en dehors du système judiciaire, voire pas du tout. Et même en cas dispute par devant une cour de justice, la corruption très répandue permet à un individu d’acheter un verdict en sa faveur. La contrebande est un problème majeur et fournit une bonne partie des biens manufacturés consommés dans le pays. [i] » [Ma traduction]. C’est en ces termes que l’« Index of Economic Freedom » co-publié par le « Wall Street Journal » présente le respect des droits de propriété en Haïti aux investisseurs étrangers, notamment les investisseurs américains.
La perception de la corruption en Haïti est un autre handicap sérieux contribuant au mauvais classement global de l’environnement d’affaires du pays. Comme on s’y attendait les notes d’Haïti sont très faibles à propos du degré de corruption : 1/6 par l’ICRG et 22/100 par l’IEF. La corruption introduit une distorsion dans le fonctionnement de l’économie et constitue une menace sérieuse selon les investisseurs étrangers dans le sens que ce ne sont pas nécessairement les meilleurs projets qui obtiennent l’aval des autorités, mais plutôt ceux qui donnent lieu à de plus grandes commissions aux décideurs nationaux. La multiplication des pots-de-vin à distribuer sous différentes formes rend plus coûteux un projet, ce qui complique une gestion efficiente. La corruption est aussi une grande source d’incertitude pour les investisseurs internationaux qui peuvent craindre à tout moment des manœuvres visant à changer les règles du jeu à leur détriment. Plus que tout, les investisseurs étrangers redoutent un soulèvement populaire ou un chambardement du régime en place devant un niveau de corruption ‘’anormalement’’ trop élevé. On sait aussi que la corruption pervertit tous les rapports sociaux, les plus compétents n’accèdent pas souvent aux postes de décision et de pouvoir, l’obligation de résultats et la bonne gouvernance ne sont pas une priorité chez les dirigeants politiques qui peuvent compter sur la corruption dans le but d’accéder et de se maintenir au pouvoir. Plus la corruption est importante moins les lois sont appliquées, et vice-versa, ce qui fait croître l’incertitude dans le pays.
Cette manière de cibler l’endémique corruption au pays –institutionnalisée par la dictature des Duvalier--, n’est pas une description élogieuse des mœurs haïtiennes. Il est évident que les 10 millions d’Haïtiens ne peuvent tous être corrompus, mais les gros titres qui paraissent régulièrement dans les médias rapportent très souvent des faits de corruption. À notre décharge, chacun sait que la corruption existe partout et les histoires de grande corruption sont fréquentes dans les pays développés. Il n’y a jamais de petite corruption, toute forme de corruption est nocive. Et puis Haïti est-elle bien placée pour juger la corruption dans les pays développés quand elle vit de leur aide et attend désespérément leurs investisseurs ? On pourrait nous répondre gentiment que les institutions fonctionnent dans les pays développés, et quand la corruption est patente les auteurs sont punis par la loi et généralement emprisonnés. Même les plus puissants vont en prison quand ils se font prendre. Se pose alors sérieusement le problème d’application des lois en Haïti. À ce chapitre, le pays n’enregistre pas non plus un meilleur score.
L’application des lois est une variable importante qui peut freiner voire éradiquer les pratiques de corruption et conduire à plus de stabilité politique dans un pays. Ce n’est pas seulement la performance et l’indépendance du système judiciaire qui sont pointées du doigt mais aussi la relation des citoyens avec la loi. Quand la plupart des gens ont appris à ignorer la loi et que cela ne porte pas à conséquence, lorsqu’ils ne sont plus choqués par les scandales de violation des lois à répétition, quand la corruption est banalisée au plus haut niveau, le chaos et la mal-gouvernance s’installent. Il devient plus laborieux de rétablir la primauté de la loi. La population est d’autant plus réticente à se conformer aux lois lorsqu’elle constate qu’un groupe de gens, protégés par le système, bénéficie de passe-droits en n’appliquant pas eux-mêmes les lois imposées aux autres. Il n’est pas nécessaire ici de rappeler que la volatilité politique haïtienne vient aussi du refus d’appliquer dans son intégralité la Constitution de 1987, de respecter les échéances électorales tel que prévu par la loi, de réaliser des élections « potables » selon la majorité des Haïtiens ou « acceptables » selon la communauté internationale, sans contestations massives, sans interventions étrangères.
Cela peut paraître accablant d’exposer ce tableau peu glorieux d’Haïti, mais ce n’est qu’une toute petite partie du sombre tableau. Il ne s’agit pas non plus de reprendre les messages négatifs à propos d’Haïti, il s’agit plutôt de montrer de manière objective les prismes à travers lesquels les investisseurs étrangers examinent le pays. C’est à dessein que les guides publiés par les groupes d’assurance-risque, tel que le Coface Group, sont exclus de cette analyse car leurs évaluations sont beaucoup plus pessimistes, influencées par leur nature très frileuse au risque. Néanmoins, il est important de comprendre comment ces deux guides, l’ICRG et l’IEF, largement consultés, influencent la lecture des investisseurs internationaux de la réalité haïtienne. Haïti ne décroche pas uniquement que les dernières places, toutefois elle échoue dans certains critères incontournables aux yeux des investisseurs.
Nous donnons une liste non-exhaustive des sources de données combinées dans la préparation des deux guides l’«International Country Risk Guide » et l’«Index of Economic Freedom». On peut citer : Economist Intelligence Unit, la Banque mondiale (incluant le rapport ‘’Doing Business’’), le Fonds monétaire international, Transparency International, le Département du commerce américain, les agences et ambassades étrangères en Haïti, les publications officielles du gouvernement haïtien, les leaders locaux, les banques régionales et internationales, les magazines spécialisés. L’actualité haïtienne est également scrutée à la loupe à travers les publications et reportages des médias haïtiens et étrangers. Aucune source d’information n’est négligée y compris les investisseurs internationaux eux-mêmes.
À la question ‘’qui sont les clients du International Country Risk Guide ’’, un responsable du PRC Group nous a fourni à des fins de recherche une liste partielle de grandes corporations internationales. Parmi les clients on retrouve de très grandes entreprises, des banques et sociétés d’investissement internationales sur tous les continents, des groupes privés de financement, des firmes-conseils en investissement, des laboratoires de recherche, des compagnies pharmaceutiques, des équipementiers, etc.
1.3 Stratégie des investissements directs étrangers en Haïti
Sous l’angle précis des investissements directs étrangers (IDE), il est réaliste de dire que tout n’est pas morose au pays haïtien. Ainsi, en consultant les données[ii] du « World Investment Report 2012 » on observe un regain apparent de l’intérêt des investisseurs étrangers pour Haïti depuis le séisme du 10 janvier 2010. Le pays enregistre un flux entrant progressif des IDE, de 150 millions USD en 2010 à 181 millions USD en 20
11. Un niveau comparable a été atteint en 2006 avec 160 millions USD avant un creux considérable entre 2007 et 2009. Vraisemblablement, la tendance à la hausse de l’IDE en Haïti devrait se maintenir en 2012. Nonobstant, même en atteignant 181 millions USD, ces IDE sont largement insuffisants à donner une nouvelle impulsion à l’économie haïtienne.
Par exemple, chez nos voisins dominicains, durant la même année, les IDE représentaient 2 371 milliards USD. Le Canada[iii] à lui seul a injecté 433 millions CAN dans l’économie de la République dominicaine en 2011.
Il s’épuise, le capital de sympathie sur lequel Haïti avait fondé toute sa stratégie pour attirer un afflux massif d’investissements étrangers après le tremblement de terre de 2010. Il faut ajouter à ce constat la menace d’une nouvelle récession sur l’économie mondiale ainsi qu’une crise d’emploi aigue sans précédent dans plusieurs pays avancés. Par exemple, aux États-Unis [iv], il faudrait créer près de 14,9 millions d’emplois afin de remplacer ceux détruits par la dernière récession et absorber la croissance de la main d’œuvre américaine afin de parvenir vers janvier 2014 au même taux de travail d’avant la récession (Katz, 2010). La création d’emplois devient le principal enjeu dans la société américaine. Dans ce contexte, les priorités en matière d’emploi du gouvernement américain sont de conserver les investisseurs chez eux, relocaliser au lieu de délocaliser les entreprises, relancer les filières manufacturières locales.
D’où la nécessité de bien définir des stratégies alternatives adaptées au contexte international et à la réalité haïtienne. Cette réalité est douloureuse pour les Haïtiens qui sont bien conscients de la distance qui sépare Haïti des pays en voie de développement. Certains leaders haïtiens ne cessent de réclamer des interventions publiques dans le but d’améliorer l’environnement global des affaires, d’autres plus de stabilité politique pour la bonne marche de l’économie. Certaines fois, les observateurs nationaux sont même plus sévères que les étrangers dans leurs critiques et leur lecture de la réalité haïtienne. Ainsi la presse haïtienne a maintes fois dressé un portrait identique à celui brossé dans des rapports mentionnés plus haut : «… la culture de l’investissement en Haïti peut être liée à des pratiques mafieuses et dangereuses, et ceci au plus haut niveau. En plus de toutes les infrastructures nécessaires à mettre en place pour assurer un climat propice au développement des affaires, Haïti fait aussi face à deux autres problèmes majeurs : la fuite de ses ressources humaines à l’étranger (83 % des cadres haïtiens sont dans la diaspora, selon la Banque mondiale) et un système judiciaire moribond. De plus, l’économiste Leslie Péan préconise que « les conditions fondamentales pour réaliser le bond quantitatif recherché par tous pour l’économie haïtienne passent par l’établissement de la confiance entre les Haïtiens en appliquant d’abord et surtout une politique qualitative d’inclusion de tous les enfants du pays... » (5). Dans un tel contexte, pour que des investisseurs reprennent confiance, il faudra que les autorités haïtiennes démontrent leur bonne foi en luttant contre la corruption, en construisant les infrastructures adéquates et que tous les Haïtiens puissent faire preuve d’un changement de mentalité aussi bien que de comportement. Des sacrifices essentiels qui, même s’ils se réalisent, prendront certainement du temps. » (Nancy Roc dans Le Matin[v], 7 octobre 2009).
En regardant évoluer certains acteurs de la scène politique haïtienne, on ne peut s’empêcher de se demander : les politiciens haïtiens sont-ils seulement conscients de l’immensité et de la complexité des défis qui attendent le pays ? Voient-ils ce que la plupart des observateurs étrangers et nationaux constatent dans leurs rapports et analyses? Sachant que le risque politique occupe une part prépondérante dans le risque global du pays présenté aux investisseurs étrangers, ces questions sont plus que justifiées.
Revenons à une plus proche lecture des stratégies de « séduction » des investisseurs étrangers de tous les types d’industrie. Les industries des ressources naturelles (pétrole, gaz, métaux, minéraux industriels, etc.) font exception car elles peuvent tolérer un degré de risque plus élevé. Elles sont en opération même dans les pays en guerre ou en proie à des conflits armés internes. Ces industries éclosent là où se trouvent les ressources à exploiter, et s’en vont après épuisement des stocks ou quand les mines ne sont plus rentables. Le modèle de gestion dans les industries des ressources naturelles est unique. Les compagnies de cette industrie manifestent leur intérêt spontanément --forçant même l’entrée dans le pays si nécessaire-- dès que la quantité de ressources disponibles le justifie. Avec l’explosion des prix de l’or, les mines fermées par le passé redeviennent extrêmement rentables, et de nouveau attisent les désirs de gain des investisseurs. Les gouvernements n’ont pas à déployer beaucoup d’efforts en vue d’intéresser les compagnies minières à part de concevoir et de promouvoir un code minier attrayant. Ce n’est pas un hasard si les grandes compagnies minières américaines et canadiennes s’intéressent aux mines d’Haïti. Le véritable enjeu pour l’État haïtien est de négocier des ‘’contrats équitables’’ –dont les termes sont rendus publics--, afin que les conventions signées prennent en compte la protection de l’environnement, l’indemnisation correcte des populations, des conditions de travail satisfaisantes pour les mineurs ainsi que la réhabilitation des terres après la fin de l’extraction de nos ressources naturelles. Les négociations sont toujours serrées avec la toute puissante industrie minière, et même dans les pays développés. Certains pays développés ou régions ont réussi à arracher jusqu’à 30 % de redevances en combinant un seuil sur la valeur brute et un seuil sur les profits ; le Québec par exemple tire 16 % sur les profits miniers[vi]. On voit à quel point les 2,5 % proposés[vii] à l’État haïtien sont insignifiants, et cela sans compter les importantes concessions en avantages fiscaux et douaniers faites aux grandes compagnies minières réduisant la part véritable de l’État haïtien. De plus, il arrive que les États reçoivent leur part de revenu seulement après plusieurs années d’exploitation. Et parfois, les États n’empochent pas leur dû selon les ententes négociées ; des pays africains en ont une certaine expérience. Les particularités des industries des ressources naturelles ayant un seuil de tolérance élevé au risque placent ces industries dans un secteur à part.
Il faut noter qu’en général les pays adoptent des stratégies concertées et à plusieurs vitesses en vue d’attirer les investissements directs étrangers : une stratégie globale et des stratégies sectorielles. Les secteurs d’activités dits prioritaires sont depuis bien longtemps identifiés en Haïti. Certains sont plus actifs tel que l’industrie de sous-traitance et les télécommunications. Les trois autres secteurs prioritaires sont l’énergie, l’agro-industrie et le tourisme. La stratégie sectorielle de l’industrie de sous-traitance est la mieux élaborée et promue, basée sur des infrastructures réelles, l’accès aux grands marchés (spécialement le marché nord-américain), d’importantes exonérations fiscales, des facilités administratives (douane), des faibles coûts de production (main d’œuvre bon marché), des campagnes de promotion et de prospection régulières. L’objectif n’est pas de défendre ni de dénigrer l’industrie de sous-traitance dans cet article. Les réserves relatives à cette industrie ont largement été débattues par des spécialistes haïtiens. C’est un débat souvent explosif en Haïti qui nous éloignerait trop du sujet principal de ce papier. L’industrie de sous-traitance demeure malgré tout un secteur stratégique pour attirer les investisseurs étrangers en Haïti.
Un autre secteur sur lequel Haïti mise son espoir de redressement économique est le tourisme. Comme c’est le cas dans le secteur agricole, il existe un plan de développement du tourisme en Haïti dont la mise en œuvre est freinée principalement par le manque d’investissements en infrastructures ; la version la plus aboutie de plan directeur du tourisme date de 2006. Les investissements hôteliers d’après-séisme tels qu’annoncés récemment sont limités et visent principalement à reconstituer une partie de l’offre d’hébergement d’avant la catastrophe. De toute façon le nombre de chambres d’hôtel disponibles, moins de 1000, demeure insuffisant pour accueillir le peu de visiteurs actuels. Les investissements réels dans ce secteur tardent parce que le pays est loin de projeter l’image rassurante, plaisante et hospitalière indispensable à l’essor du tourisme de masse. Les acteurs du secteur touristique en sont bien conscients et il est logique que leur priorité légitime soit d’aboutir bientôt à la définition d’une nouvelle stratégie de promotion afin de renverser cette image ‘’peu convenable’’.
On revient encore et toujours à cette image nuisible, toxique, qui précède et suit le pays dans tout et partout. Exception faite de notre art et de notre littérature ‘’qui nous sauvent’’ paraphrasant Dany Laferrière. Pourtant ces prestigieux ‘’paravents’’ n’arrivent pas à détourner les yeux durablement de notre désastre quotidien. Ce qui nous amène à aborder la stratégie globale adoptée par l’État haïtien.
Au cours de notre recherche et au moment de rédiger cette analyse, nous n’avons pas pu nous procurer un ‘’document unique’’ qui scelle la stratégie de l’État haïtien en matière d’investissements étrangers. Pour l’instant, la partie visible de la stratégie haïtienne révélée par quelques éléments épars et des déclarations d’intention se résume ainsi : rénover le code des investissements, multiplier des zones franches, réformer le code minier ainsi que la loi sur les zones franches. D’autres réformes spécifiques ciblent le cadre légal des affaires en mettent un accent particulier sur la modernisation du processus de création d’entreprise.
Par parenthèse, qui dit zones franches en Haïti sous-entend bas salaires et main d’œuvre non-qualifiée ainsi que des controverses et conflits sociaux aigus que suscite ce sujet. Sans entrer dans le vif du sujet, on sait aussi que cet ‘’argument de vente’’ ou de marketing international du pays constitue un frein à l’essor d’autres secteurs prioritaires dans le pays. Si le secteur textile de l’assemblage s’accommode facilement de la main d’œuvre peu qualifiée, d’autres au contraire requièrent une main d’œuvre d’une plus grande compétence. Par exemple, le tourisme doit pouvoir compter sur une main d’œuvre moyennement qualifiée s’il doit se développer durablement.
En substance, la stratégie globale de l’État pour augmenter les IDE en Haïti reste calquée sur celle de la République dominicaine du début des années 90, en orientant les investisseurs étrangers principalement vers les zones franches et les services d’infrastructures (OCDE[viii], 2004). Néanmoins, il existe des différences de taille entre les deux pays. Vingt ans auparavant au moment d’adopter cette stratégie, la République dominicaine présentait une plus grande stabilité sociopolitique. Ensuite, la matérialisation de cette stratégie dominicaine s’appuyait sur de profondes réformes structurelles dans le but de gagner la confiance des investisseurs étrangers, ainsi qu’un ensemble d’infrastructures d’accompagnement. Il ne faut pas oublier non plus que l’extrême vulnérabilité socioéconomique d’Haïti rend davantage contestable dans la population l’application des mesures drastiques d’austérité exigées par les institutions financières internationales. À ce propos, Jean Ziegler [ix] a précisément rappelé au lendemain du séisme dévastateur de 2010 à quel point les plans d’ajustement structurel successifs imposés par le Fonds monétaire international en Haïti, ont été ‘’meurtriers’’ à l’encontre de l’économie haïtienne.
L’autre pendant de cette stratégie est la restauration de ‘’l’image positive’’ d’Haïti. Alors s’ensuivent des campagnes de promotion d’Haïti presqu’exclusivement dans les réseaux sociaux (particulièrement Facebook). On ne dispose pas encore de preuves attestant que les campagnes qui utilisent exclusivement les nouveaux médias ou réseaux sociaux soient plus efficaces. En général les pays combinent les deux : nouveaux médias et médias traditionnels. Beaucoup de pays ont un budget, de modeste à imposant, destiné à assurer une présence positive dans les médias de masse ou médias traditionnels au niveau international. Et c’est là où le bât blesse : un seul article du journal Libération (France), New-York Times (États-Unis), un seul reportage de la chaîne de télévision Radio-Canada, rejoignant des dizaines sinon des centaines de millions de personnes, ont la capacité d’anéantir des mois d’efforts de promotion d’Haïti dans les nouveaux médias. Un perpétuel recommencement disent les plus sages. Le choix d’utiliser les réseaux sociaux traduit un certain volontarisme, sans doute bien intentionné, compte tenu des contraintes financières évidentes du pays. Dans cette guerre d’images, dire que le pays est en position de faiblesse est un euphémisme. Mais c’est loin d’être seulement une question de bon plan marketing ou de budget de promotion car sans une amélioration notable dans la gouvernance de ce pays et dans les conditions de vie de la population, en dehors de signaux forts de lutte contre la corruption, il sera utopique de vouloir inciter ou convaincre les médias de masse internationaux de se détourner définitivement de l’image miséreuse du pays, de ses plaies béantes, et de montrer une ‘’réalité différente’’ d’Haïti ... Un corollaire de la persistance de cette mauvaise image, tout aussi nuisible sinon plus, est le scepticisme qu’inspire à l’étranger tout discours de changement de mode de gouvernance en Haïti. En particulier, les acteurs de la scène politique haïtienne souffrent d’un énorme déficit de crédibilité. Le moyen le plus sûr de vaincre ce scepticisme réside dans un engagement réel et durable de l’État haïtien envers le progrès économique, l’observance des procédures et lois établies ainsi que le respect des droits des citoyens et citoyennes.
En dépit de la situation d’Haïti, certaines compagnies étrangères, par exemple Digicel et Gildan, s’y sont implantées. L’élite du secteur privé haïtien, avec l’appui du secteur politique, réussira à attirer de nouveaux investisseurs étrangers comme par le passé. Cependant, l’afflux massif de capitaux étrangers en Haïti tant souhaité ne se fera tant que persiste le contexte actuel producteur d’incertitude et de hautes tensions. Au-delà de l’effet d’annonce positif mais temporaire, les missions commerciales prendront un certain temps avant de générer des investissements réels, et ceci dans la mesure où la réitération de nos crises institutionnelles ne dissuade pas les investisseurs potentiels. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’aveu de l’actuel Ministre[x] du commerce et de l’industrie : « suite au second forum « Invest in Haïti », tenu en novembre dernier [2011], peu d'investissements étrangers ont été réalisés dans l'économie. » Le volontarisme individuel présente de grandes limites et se révèle impuissant à transformer le réel haïtien en dehors d’un effort collectif.
C’est peu dire que la république d’Haïti est connue sous toutes les coutures des sociétés d’investissement étrangères, des firmes-conseils, des grands groupes d’évaluation de risque, des différents experts étrangers, en ne citant que ceux-là . Ces nombreux observateurs attendent des signaux puissants, convaincants d’Haïti depuis fort longtemps. Jusqu’à présent les réformes proposées par l’État haïtien, bien qu’obligatoires, ne ciblent pas encore le cœur du problème timidement abordé, voire absent de la liste des priorités affichées. L’État haïtien tarde trop à envisager et à concevoir des mécanismes opérants de renforcement des droits de propriété, de la protection des investisseurs. Il n’est jamais superflu de marteler que les pays qui trouvent la voie continue de la croissance économique, qui séduisent le plus grand nombre d’investisseurs étrangers, sont ceux dont le socle économique est le respect absolu des droits de propriété. Dépassant le cadre de l’action gouvernementale, il revient à l’État Haïtien dans son ensemble de prendre un engagement ferme, constant, envers le respect des droits de propriété ainsi que la protection des investisseurs de manière générale. De la même façon les trois pouvoirs, à savoir l’exécutif, le judiciaire et le législatif, doivent jouer aussi leur partition dans l’objectif de réduire le risque politique, pris au sens large tel que défini dans l’« International Country Risk Guide ». Le défi est tellement grand… Cela peut nous rassurer de savoir que plusieurs pays qui ont connu un état de pourrissement sociopolitique proche de celui d’Haïti, sinon pire, ont réussi à se relever. Haïti peut aussi capitaliser sur ses nombreux atouts (absence de tensions ethniques et religieuses, population très jeune, position géostratégique…) afin de rattraper cet immense retard sur nos voisins de la région caribéenne.
En guise de conclusion, il est bon de rappeler que les investissements directs étrangers s’inscrivent dans une stratégie globale de développement économique d’Haïti. En réalité, il s’agit de poser aujourd’hui les jalons d’une nouvelle société afin de s’assurer que le pays sorte enfin des décombres du sous-développement et emprunte la voie éclairée du développement socioéconomique durable. Dans le contexte actuel, le pacte haïtien de gouvernabilité tant prôné par certains acteurs politiques pourrait s’avérer un bon allié tant qu’il n’est pas convertible en un pacte pour la corruption. Au terme de la rédaction de cet article, le quotidien haïtien Le Nouvelliste [xi] nous apprend que le Premier Ministre Laurent Lamothe, lors de l’installation du nouveau directeur du Centre de facilitation des investissements, « exige un meilleur classement dans Doing Business » qui ferait passer Haïti –en un an--, de la 174e place au top 50 en 2013. Volontarisme assumé à coup de slogans (rien n’est impossible, ‘’il faut positiver’’) ou tournant mesurable dans la stratégie gouvernementale qui prendrait véritablement en compte les contraintes structurelles de l’environnement d’affaires haïtien ? On le saura assez tôt… Toujours est-il qu’à bien comprendre la nécessité d’un effort collectif citoyen visant à contrer l’accélération de la détérioration de la situation haïtienne, et si l’on entend enfin amorcer la marche vers un meilleur avenir comme le souligne très justement le professeur Samuel Pierre [xii], il serait contre-productif « de vouloir trop simplifier les choses, de vouloir s’empresser pour identifier et flageller les boucs émissaires, de vouloir se précipiter pour agir en prétendant l’urgence, de vouloir évacuer la réflexion au profit de l’action irréfléchie, et pire encore de vouloir rejeter toute forme de réflexion, de compétences et de savoir qui demeurent indispensables au progrès des sociétés humaines. » (GRAHN, 2010, p. 47).
Note de reference
[i] Le Matin, le 20 juillet 2012. Investir en Haïti : Une question d’image. Disponible en ligne : http://www.lematinhaiti.com/printart.php?idtexte=31704&idtypetexte
[ii] Le Nouvelliste, le mardi 13 mars 2012. L'instabilité politique : un épouvantail à l'investissement. Disponible en ligne : http://lenouvelliste.com/article4.php?newsid=103359
[iii] Doing Business. Doing Business 2012 : Entreprendre dans un monde plus transparent. International Finance Corporation, Banque mondiale, publié le 20 octobre 2011.
[iv] Acemoglu, Johnson et Robinson, 2001. « The colonial origins of comparative development : an empirical investigation ». American Economic Review. 1369-1401.
Acemoglu, Aghion et Zilibotti (2006). « Distance to frontier, selection, and economic growth ». Journal of the European Economic Association.
[v] Gleaser, La Porta, Lopez-de-Silanes et Shleifer (2004). « Do Institutions cause Growth ». Journal of Economic Growth. 9, 271-303.
[i] Haïti Libre, le 20 juillet 2012. L’Exécutif a déposé 10 projets de loi. Disponible en ligne : http://www.haitilibre.com/article-6181-haiti-politique-l-executif-a-depose-10-projets-de-loi.html
[ii] Le Nouvelliste, le mardi 31 janvier 2012. Vers la modernisation du processus de création de sociétés anonymes. Disponible en ligne : http://lenouvelliste.com/article4.php?newsid=102217
[iii] Banque mondiale. Business Environment Snapshot for Haiti. Disponible en ligne :http://rru.worldbank.org/besnapshots/BecpProfilePDF.aspx?economy=Haiti
[iv] Le Nouvelliste, le mercredi 14 décembre 2011. Ouvrir Haïti à l'investissement privé.
[v] Le Nouvelliste, le jeudi 2 février 2012. Haïti : réduire les tracasseries liées à la création d'une entreprise. Disponible en ligne : http://lenouvelliste.com/article4.php?newsid=102245
[vi] Voir la note précédente.
[vii] Imre de Habsbourg-Lorraine. Les droits de propriété : véritable clef du succès économique. Un Monde Libre, le 17 août 2011. Disponible en ligne : http://unmondelibre.org/Habsbourg_Lorraine_170811
[i] Index of Economic Freedom 2012 : http://www.heritage.org/index/country/haiti
[ii] UNCTAD. World Investment Report 2012: Towards a New Generation of Investment Policies. http://unctad.org/en/Pages/DIAE/World%20Investment%20Report/WIR2012_WebFlyer.aspx
[iii] Statistique Canada, avril 2012. Investissements directs canadiens à l’étranger. Tableau 376-0051.
[iv] Katz, L. F. (2010). Long-Term Unemployment in the Great Recession. Testimony for the Joint Economic Committee U.S. Congress, April 29.
[v] Nancy Roc : Investissements en Haïti : de la nécessité d’être réaliste. Le Matin, le 7 octobre 2009.
[vi] Radio-Canada, 15 septembre 2009. Québec : 304 M$ en redevances minières l'an dernier. Disponible en ligne : http://www.radio-canada.ca/nouvelles/Economie/2011/09/15/013-redevances-mines-quebec-chiffres.shtml
[vii] Alterpresse, le jeudi 2 août 2012. Une investigation sur l’exploitation des mines d’or d’Haïti fait des vagues au niveau international. Disponible en ligne : http://www.alterpresse.org/spip.php?article13176.
[viii] Organisation de coopération et de développement économiques-OCDE, 2004. Examens de l'OCDE des politiques de l'investissement. Bassin des Caraïbes : Costa-Rica, République dominicaine et Jamaïque. Paris : Éditions de l’OCDE.
[ix] Jean Ziegler. Les plans du FMI ont été meurtriers. L’Humanité, le 4 février 2010. Disponible en ligne : http://www.humanite.fr/node/10497
[x] Voir la note 2.
[xi] Le Nouvelliste, le 21 août 2012. Lamothe exige un meilleur classement dans Doing Business. Disponible en ligne : http://www.lenouvelliste.com/article4.php?newsid=108302
[xii] GRAHN (Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle), 2010. Construction d’une Haïti nouvelle : Vision et contribution du GRAHN. Montréal : Presses internationales Polytechnique.
Note de référence
[1] Voir la note 2.
[1] Le Nouvelliste, le 21 août 2012. Lamothe exige un meilleur classement dans Doing Business. Disponible en ligne : http://www.lenouvelliste.com/article4.php?newsid=108302
[1] GRAHN (Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle), 2010. Construction d’une Haïti nouvelle : Vision et contribution du GRAHN. Montréal : Presses internationales Polytechnique.
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*Junia BARREAU est détentrice d'une maîtrise en gestion des PME et de leur environnement. Elle poursuit des études supérieures en sciences économiques à l'université du Québec à Montréal.