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Canaan ou la faillite de l'État
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- Publié le mercredi 25 juillet 2012 13:36
Jeanne Saint-Fleur habite à Canaan depuis le séisme de 2010 qui a détruit la maison qu’elle louait dans la commune de Delmas. « Fatiguée de vivre dans l’enfer des tentes », elle s’est résolue à débuter la construction de la nouvelle demeure où elle vit avec son mari et ses quatre enfants. Cette petite maison de deux pièces, encore couverte d’une bâche, lui a déjà coûté « des dizaines de milliers de gourdes » gagnées grâce à son petit commerce de produits alimentaires et aux contrats de ferronnerie de son mari, témoigne-t-elle.
Le cas de Jeanne Saint-Fleur illustre la situation de plusieurs milliers de personnes, mères et pères de famille pour la plupart, vivant à Canaan depuis plus de deux ans. Situé dans la commune de Croix-des-Bouquets, à la sortie nord de Port-au-Prince, ce site est l’exemple patent d’un vaste bidonville en gestation, sans la moindre assistance de l’État. Assainissement, électricité, eau potable, centre de santé, tout y est absent. Le président Michel Joseph Martelly, au moment de présenter le bilan de sa première année au pouvoir le 14 mai 2012, a admis l’absence de structure étatique capable de stopper la spoliation à Canaan. « La police, la justice, l'État sont faibles. Donc, ce sont les conséquences de nos faiblesses », avait- t-il souligné.
À Canaan et à Jérusalem, une étude de l’ONU-Habitat révèle qu’en janvier 2012, les familles haïtiennes avaient déjà investi plus de 60 millions de dollars dans la construction de maisons sur ces deux sites.
Plus de 60 millions de dollars d’investissement dans ces deux zones qui, avant le séisme du 12 janvier 2010, constituaient de vastes propriétés de terres arides où ne poussaient que des herbes sauvages. Elles traînaient une réputation bien méritée de repère de bandits. On n’imaginait peut-être pas qu’elles subiraient un jour une forme quelconque de pression immobilière.
Aucune loi ne semble commander l’habitat à Canaan. Devant cette absence, l’Organisation des victimes du séisme de Canaan (Ovisec) règne en maître. « Personne ne peut décider de venir construire ici, s’il n’était pas là au moment de la répartition. Cependant, l’Ovisec autorise la passation. Si quelqu’un ne veut plus vivre à Canaan, il peut passer sa propriété à un autre », a expliqué à Alterpresse, Joseph Michel Volny, responsable des relations publiques de l’Ovisec, en janvier 2012.
Les maisons construites sans autorisation de l’État sont faites de tôles, de bois, de blocs, etc. Disposées sans cohérence. Elles témoignent de l’anarchie qui règne au sein de cet ensemble où les privations de toutes sortes sont visibles. Ces résidences ne comportant pas d’installations sanitaires, chaque ménage s’organise à sa manière pour gérer ses besoins physiologiques. Fosses creusées près des habitations, latrines communes à plusieurs familles, ou autres procédés plus expéditifs sont autant d’options à Canaan.
L’alimentation en eau potable est possible grâce à l’installation d’une citerne, don de l’organisation internationale Action contre la faim. Les riverains cotisent pour la remplir deux fois par semaine. « Nous achetons un camion d’eau au prix de mille cinq cents gourdes pour remplir le réservoir. Nous revendons le récipient de cinq gallons à cinq gourdes aux habitants, a confié Sadia Michel. Le kiosque de traitement d’eau, construit par un membre de cette population, n’offre aucune garantie de consommation sans risque.
Les soins de santé sont complètement absents et les risques de maladies évidents. « Il faut parcourir des kilomètres pour atteindre un centre de santé dans la commune de Tabarre », nous dit encore madame Michel, qui témoigne que dormir sous les toits de Canaan n’est pas chose facile, à cause des assauts des moustiques qui prolifèrent dans les flaques d’eau. « Bon nombre d’enfants et d’adultes ont contracté la malaria », poursuit-elle.
Avec des constructions qui varient entre 40 et 150 mètres carrés, pour la plupart en blocs, la notion de camp ne colle pas avec Canaan, d’après Jean Christophe Adrian, coordonateur de programme à Onu-Habitat. « C’est une opportunité perdue de ne pas avoir encadré cette créativité. Les maisons sont construites de la même façon qu’on les construisait avant le tremblement de terre. Dommage qu’on ne soit pas parvenu à former les ouvriers travaillant dans ce secteur après le séisme », déplore le cadre onusien.
Comment les gens sont-ils arrivés à Canaan ?
L’arrêté du 22 mars 2010, signé par le président René Préval, a servi de prétexte à l’occupation anarchique de Canaan. « Sont déclarées d'utilité publique les propriétés situées à l'intérieur du polygone dont les sommets ont les coordonnées géographiques suivantes : le point A : 773251.73 ; 207373738.11, partant de l'angle de la Rivière Bretelle à la route nationale numéro 1 en allant vers Port-au-Prince jusqu'à Chapigny à l'entrée de Bon- Repos ; le point B : 788 486.84 ; 2061596.09 et le point B1 : 791360.24 ; 2063980.60 ; le point C : 792673.33 ; 2067244.09 Corail Cesselesse ; le point D : 790316.37 ; 2066689.19 Montet ; le point E : 787514.38 ; 2066908.95 Lerebours ; le point F : 783064.17 ; 2069326.35 Morne St Christophe ; le point G : 780108.35 ; 2072381.07 Latanier ; le point H : 777487.67 ; 2076836.77 Cocombre. Les terrains retenus dans le cadre de cet arrêté de déclaration d'utilité publique seront utilisés au réaménagement de la région métropolitaine de Port-au-Prince et en partie à la relocalisation des victimes du séisme du 12 janvier 2010 », lit-on dans l’article premier de ce texte.
Dans cet arrêté, Canaan est situé au point A : 773251.73 ; 207373738.11, partant de l'angle de la rivière Bretelle à la route nationale numéro 1, en allant vers Port-au-Prince jusqu'à Chapigny, à l'entrée de Bon-Repos
« Nous n’avions nulle part autre où nous réfugier après le séisme », déclare Magdaline Rousseau, qui vivait à Duvivier, une localité de la commune de Cité-Soleil, avant le 12 janvier 2010. Comme ses voisins, elle croit être dans son droit d’occuper ce terrain où elle et son mari ont construit leur maison. « Il s’agit des terres de l’État, donc c’est à nous », a-t-elle dit ,faisant savoir qu’elle garde soigneusement l’arrêté du 22 mars 2010 ayant déclaré cette propriété d’utilité publique et qu’elle est prête à le brandir en cas de conflit terrien.
Euphoriques, ils se soucient peu de l’article 2 de cet arrêté présidentiel. D’autant qu’ils ne trouvent aucune opposition à leur démarche pourtant illégale. « Tous travaux de construction, de percement de route, de lotissement ou autre exploitation du sol, ainsi que toute transaction ou aliénation immobilière sont et demeurent interdits sur toute l'étendue de l'aire définie à l'article 1er », stipule l’article en question.
Du 22 mars 2010 à nos jours, la situation a évolué à Canaan. Les conditions d’occupation de l’espace aussi. Aujourd’hui, pour s'y installer, il faut nécessairement négocier une parcelle avec le particulier l’ayant accaparée le premier et qui la cédera contre un montant qui varie selon la superficie ou le quartier où elle est située. « Une parcelle peut coûter entre 10 000 et plus de 25 000 gourdes. Mais, dans d’autres quartiers, on n’exigera pas de si modiques sommes », confie l’électronicien Rémy Nelson, surnommé Boss Nelson.
Il n’y a pas que les plus vulnérables à être attirés par les terres de Canaan. Plusieurs parcelles, à présent inexploitées, appartiennent à des propriétaires ou des accapareurs et attendent des acheteurs. Ainsi, des avis de vente ou de location sont inscrits sur certaines maisons en phase avancée de construction.
La crise de l’État
L’invasion de Canaan, en plus d’être une démarche illégale, est aussi périlleuse. Une évaluation publiée par l’OCHA en février 2011 révélait que ce site présente des risques de glissement de terrain en cas de fortes pluies. Au cours de cette même année, plusieurs abris avaient été détruits par l’ouragan Thomas.
À l’Unité de construction de logement et de bâtiments publics (UCLPB), entité créée après la caducité de la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), une firme a été engagée en vue d’élaborer un plan d’urbanisation de Canaan. Ce plan devrait être prêt au cours de ce mois de juillet. « Les travaux prévus à Canaan devraient aller dans le sens d’une meilleure organisation de l’espace et de la fourniture de services sociaux, mais tout cela ne sera possible qu’après l’évaluation des ressources nécessaires et la programmation des activités », confie, l’ingénieur David Odnell, un cadre de l’UCLBP.
En attendant ce plan, l’ingénieur David Odnell a relevé que les maisons ont été construites dans l’anarchie la plus totale. Pourtant, il souligne qu’aucune opération de démolition n’est prévue.
Même dans le meilleur des cas, l’intervention sur le site de Canaan n’est pas pour demain. Le maire de Croix-des-Bouquets, Darius Jean Saint-Ange, se rappelle que le gouvernement de l’ex-Premier ministre Jean-Max Bellerive avait déjà tenté d’intervenir pour corriger cette situation considérée comme une véritable menace à bien des égards pour la commune. « Mais des troubles politiques ont empêché ces démarches d’aboutir », regrette-il, affirmant que la situation empire à mesure que l’État tarde à intervenir.
Le premier citoyen de Croix-des-Bouquets craint que la situation ne devienne irréversible et que les opportunités que pourrait offrir cette zone située sur la route de la côte des Arcadins, zone touristique du littoral occidental d’Haïti, ne soient perdues. Il dit souhaiter qu’une décision adoptée au plus haut sommet de l’État permette de redresser la situation. « À ma connaissance, les annonces n’ont pas encore été converties en planification véritable », déclare-t-il.
Bizarre de constater qu’autant de personnes soient attirées par ces flancs de montagne dépourvus de fraîcheur, qui longent la route nationale # 1. Certes, l’histoire biblique fait référence à une ville agréable dénommée Canaan. Mais les maisonnettes faites de bâches, les enfants visiblement malnutris et l’aridité des terres, qui constituent le décor du Canaan haïtien, suggèrent une impression tout à fait contraire.
Pour l’instant, les habitants de ce site ne peuvent que compter sur les promesses du président Michel Joseph Martelly, au moment de présenter le bilan de sa première année au pouvoir, le 14 mai 2012. « J'ai une équipe qui y travaille, avait affirmé alors le président. Elle a un bon plan. »
Kendi Zidor, rédacteur en chef à Radio Solidarité
Ce texte est produit avec le support du Fonds pour le journalisme d'investigation en Haïti (FIJH)