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L’écriture des créoles à base française : convergences et divergences (2ème partie)

Par Hugues Saint-Fort --- Les îles où sont parlées les langues créoles à base française que nous avons énumérées dans la première partie de cette étude ne partagent pas le même statut politique. Les deux îles de Dominique et Sainte-Lucie, bien qu'elles soient des républiques indépendantes du Royaume-Uni (Dominique en 1976, Sainte-Lucie en 1979), possèdent l'anglais comme langue officielle et conservent des liens historiques et culturels avec le Royaume-Uni, l'ancienne puissance colonisatrice. Cependant, ces deux îles ayant aussi connu une colonisation française au 18ème siècle, la langue vernaculaire qui y est parlée et qui est connue sous le nom de « Patwa » ou « Kwéyòl » à Dominique et à Sainte-Lucie, demeure un créole à base française mais qui est toutefois de plus en plus affecté par l'anglais.

Si Haïti, Maurice et Seychelles constituent des républiques indépendantes (Haïti depuis 1804, Maurice depuis 1968, Seychelles depuis 1976), il n'en est pas de même de la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion. En effet, le 19 mars 1946, l'Assemblée nationale française vota la loi de « départementalisation » qui transforma 4 anciennes colonies en départements français. Ces quatre anciennes colonies étaient : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion qui devinrent des départements d'Outre-mer (DOM). Le statut de DOM de ces territoires leur permet en principe de faire partie intégrante de la nation française. A ce titre, les langues créoles parlées dans ces quatre départements devinrent aussi des « langues régionales », tout comme l'alsacien, le basque, le breton, le corse, l'occitan, etc. En tant que langues régionales, les créoles deviennent donc partie intégrante du patrimoine linguistique français et constituent ce qu'on appelle des « langues de France ». La Délégation générale à la langue française (DGLF) et aux langues de France définit les langues de France comme des « langues régionales ou minoritaires parlées traditionnellement par des citoyens français sur le territoire de la République, et qui ne sont langue officielle d'aucun Etat. »

Mais, puisque les langues régionales peuvent être enseignées officiellement, qu'elles soient d'Outre-mer ou qu'elles soient métropolitaines, les langues créoles devraient pouvoir être enseignées aussi, dans les quatre départements où elles sont parlées, c'est-à-dire la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion. C'est à partir de là que certains problèmes commencent à se poser et, en particulier, le problème de l'écriture, de l'enseignement de la langue.

C'est la révision constitutionnelle du 25 juin 1992 qui a institué le français comme langue officielle de la République : « La langue de la République est le français ». Il semble se poser dès lors une certaine contradiction en ce qui concerne l'enseignement des langues régionales, en particulier le créole (je précise que je parle ici des créoles parlés dans les départements français d'Outre-mer et pas du créole haïtien). Comment concilier le fait que, officiellement, le français soit la langue de la république « une et indivisible » mais que dans le même temps le créole (les créoles) fasse partie du groupe des « langues régionales » intégrées au patrimoine linguistique de la France ? La langue créole est enseignée dans ces départements français d'Outre-mer depuis « la décision ministérielle de faire des systèmes créoles des quatre Régions d'Outre-Mer de Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion une seule et même 'Langue régionale de France'. » (Prudent 2005 :103). Le problème que pose cette décision relève bien sûr de la grande diversité sociolinguistique qui caractérise ces quatre systèmes créoles qu'on a voulu traiter comme un système unique (le créole) pour des besoins d'« entrée en pédagogie de quatre langues orales » (Prudent 2005 : 104). En 2000, un CAPES (Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement secondaire) de Langues et Cultures Régionales-option Créole fut créé par le Ministère de l'Education suivant en cela ce qui se faisait depuis au moins une douzaine d'années pour d'autres langues régionales, telles l'occitan, le breton ou le basque. Mais, la majorité des Régions d'Outre-mer n'étaient pas préparées pour cette soudaine nouveauté. Le linguiste martiniquais Lambert-Félix Prudent résume ce problème en posant la question suivante : « Comment traiter au singulier ce que des centaines de milliers de locuteurs de quatre territoires distants parfois de milliers de kilomètres voient au pluriel ? » (Prudent 2005 : 104). Il n'existe pas encore une orthographe standardisée pour ces quatre créoles (créoles de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion) mais il se dessine depuis quelque temps une tendance dans au moins trois de ces Régions d'Outre-Mer à aligner la graphie des créoles de ces iles sur la graphie officielle du créole haïtien (kreyòl).

A la Martinique, le linguiste Raphaël Confiant qui a beaucoup écrit sur les langues créoles en général et le créole martiniquais en particulier est l'auteur du premier dictionnaire du créole martiniquais en 2001 qui a été mis en ligne en avril 2004. L'orthographe utilisée dans ce dictionnaire est très proche de l'orthographe officielle du créole haïtien. Par exemple, Confiant n'utilise pas la lettre c sauf quand elle est suivie de la lettre h pour rendre le son [ʃ] qu'il note ch comme dans chyen, cheve (ou chive), chita. Autrement, la lettre c est toujours remplacée par k, comme dans kreyòl, ki moun, kapon. Et, il n'y a pas de lettre q. Comme en créole haïtien, le son [ɛ] est noté è, comme dans ki lè li ye ? bèbè, frè, lanmè, ...Le son [ɛ] nasalisé en [ĕ] est noté dans l'orthographe adoptée par Confiant en, comme dans diven, plen, ren, zen,... Depuis le communiqué du département de l'Education en Haïti, le 31 janvier 1980, établissant la graphie officielle du kreyòl, la voyelle nasale [ĕ] est notée : en, jamais in. On écrira donc toujours enbesil, benyen, zenglendo, pentad et jamais *inbesil, *binyin, *zinglindo, *pintad en créole martiniquais comme en créole haïtien. En effet, in est toujours prononcé : i+n comme dans izin, machin, kizin ou kuizin... Il y a une longue histoire au sujet de la voyelle nasale notée en. Les créateurs de l'orthographe officielle du kreyòl n'ont pas décidé soudainement, par un coup de tête, de choisir la graphie en pour écrire cette voyelle nasale. Au début de la systématisation de l'orthographe du kreyòl par le pasteur irlandais Ormonde McConnell vers les années 1940, ce dernier s'est servi de l'accent circonflexe français ^ sur â, ê, et ô pour marquer la nasalisation. Charles-Fernand Pressoir, un journaliste et intellectuel haïtien de l'époque, a protesté contre cet usage, exactement comme certains combattants d'arrière-garde contemporains, disant que « McConnell aurait inventé une orthographe phonétique conforme aux principes de l'anglais et que l'orthographe en question ne facilite pas suffisamment le passage aisé au français » (Déjean 1980). Ce qui était complètement faux puisque McConnell avait proposé une orthographe systématique phonologique basée sur l'alphabet phonétique international (API). D'autre part, que signifie cette propension à proposer une orthographe qui devrait faciliter un passage aisé au français ? Depuis quand la connaissance de l'orthographe d'une langue permet-elle l'acquisition d'une seconde langue ?

Finalement, « une commission composée d'une quinzaine de personnes et présidée par le sous-secrétaire d'État du Travail, Clément Jumelle, étudia la fixation de l'orthographe créole les 8, 12, 15, 19 et 29 janvier 1951 (Fixation : 1951 :9). Les deux membres « les plus décidés à réformer l'orthographe phonétique McConnell-Laubach-Hall » (1951 : 10), Pressoir et Lélio Faublas, directeur général de l'Éducation des adultes, firent accepter l'élimination de l'accent circonflexe et de la lettre w. » (Déjean 1980 : 22). Pour les remplacer, on proposa d'emprunter trois digraphes à l'orthographe française pour les voyelles nasales /õ/, /ĕ/, /ã/ : on, in, an. Selon Déjean, « il fallait prévoir les séquences /an/ et /in/ pour lesquelles on adopta l'emploi du trait d'union comme anticoagulant rendant à a, i, et n leur valeur propre dans : a-n, i-n. » (Déjean 1980 : 22).

Le créole martiniquais, du moins tel qu'il apparait chez Confiant, fait usage de la lettre w et pas de la lettre r devant les voyelles postérieures [ɔ], [o], [ou], [õ], ce qui nous donne respectivement wòklò, pwovens, twou, fwon,...Il suit en cela l'usage du créole haïtien bien que ce dernier, dans le communiqué officiel du 30 janvier 1980, laisse le champ libre à l'usage de la lettre w ou de la lettre r. Dans le cas haïtien, signalons que cette liberté a peut-être ouvert la voie à un désordre sans précédent dans l'écriture du kreyòl où plusieurs locuteurs ont totalement éliminé la lettre r de leur écriture et utilisent partout la lettre w. Ce qui donne des orthographes risibles, délirantes comme wat pour rat, wanse pour ranse, diwi pour diri,...Rappelons donc que devant les voyelles postérieures [ɔ] « ò », [o] « o », [ou] « ou », et [õ] « on », les locuteurs haïtiens prononcent un son qui est rendu par la lettre w. Dans les autres positions, le son /r/ est prononcé souvent avec des variantes, comme /ɤ/.

Cependant, le créole martiniquais n'a pas suivi l'usage du créole haïtien qui a éliminé l'accent sur la lettre e pour rendre la voyelle orale [e] comme dans dé. Là où le créole haïtien écrit fache, te, pale, le créole martiniquais écrit faché, té, palé,...Voici un exemple tiré du dictionnaire de Confiant (2007) : Dépi misié wè an fanm, sé pou i dradjé'y.

Dès que ce type voit une femme, il ne peut s'empêcher de la draguer.

D'une manière générale, l'orthographe du créole guadeloupéen suit de près celle de la Martinique. Par exemple, dans ces deux créoles, le son [e] est écrit « é » alors qu'il ne prend pas d'accent en créole haïtien. Les Guadeloupéens écrivent « rivé », « anmwé », alors qu'en Haïti, l'orthographe standard et officielle prescrit d'écrire « rive », « anmwe », donc sans accent. Mais, le son [ɛ] noté avec la lettre « è » est le même dans ces trois iles : en Haïti, comme dans les Antilles françaises, on écrit « fè », « yè », « dèyè »... Le son [k] qui est rendu en français avec les lettres c, ou k, ou les digrammes cc, ch, qu, ou même des trigrammes cqu (acquitter), et cch (saccharine) est rendu toujours avec la lettre « k » dans les trois créoles. Le son [ɔ] qui est écrit « ò » conserve cette même orthographe dans les trois créoles. Même le fameux son nasalisé du [ɛ] qui devient alors [ĕ] est écrit en dans les trois créoles. Par exemple, dans les créoles guadeloupéen, martiniquais, et haïtien, un individu à peau claire assez proche d'un albinos (il y a des variations épidermiques dans les trois sociétés) est appelé un chaben. L'orthographe Chabin est utilisée pour désigner le féminin. Voici quelques autres exemples dans les trois créoles qui sont maintenant des écritures standard : « distenge », « jenjanm », « maren », « sendenden » (Haïti), « dèmen », « kenbé » or « tchenbé », « klendenden » (Guadeloupe).

Conclusion

Assisterons-nous à l'avenir à une orthographe unique pour tous les créoles à base française ? Ce serait une avancée remarquable dans le long processus d'aménagement linguistique qui reste à faire dans les langues créoles en général. Mais, à quoi cela servirait-il ? Certainement pas à faciliter une mutuelle compréhension entre locuteurs créolophones natifs de territoires insulaires différents, puisque, comme on le sait, l'orthographe n'est pas la langue. D'autre part, dans le cas des DOM, qui pourrait prendre une telle initiative ? Certainement pas l'État français qui ne s'occupe que de la langue de l'État, le français. Des décisions ou des recommandations individuelles présentées par des linguistes risquent de ne pas être suivies par les locuteurs dont un grand nombre s'oppose à toute orthographe non étymologisante. Dans le créole haïtien, une chose est sûre : l'orthographe officielle, standardisée du kreyòl est là pour rester. Dans le combat que mène Haïti pour vaincre l'illettrisme et l'analphabétisme, on ne peut pas revenir en arrière après la longue lutte que des gens courageux ont menée.

Hugues Saint-Fort
New York, mai 2014