Culture & Société
Conférence par Leslie Péan à Washington: Jean Métellus, un autre météore dans le ciel d’Haïti (1ère partie)
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- Catégorie : culture & societe
- Publié le dimanche 22 juin 2014 18:55
par Leslie Péan, 14 juin 2014 Au moment où Haïti s’enfonce dans le magma étrange de la perte de tous les repères, c’est un honneur pour moi de participer à un rassemblement comme celui-ci pour parler de choses de l’esprit. Je remercie chaleureusement les organisateurs pour l’invitation. Ma joie est d’autant plus grande qu’il s’agit d’honorer Jean Métellus, un auteur avec qui j’ai eu une amitié de plus de 35 ans. Jean m’a été présenté à Paris par Jean-Claude Charles, ce papillon de l’enracinerrance haïtienne, en 1978. Auteur de l’enquête romancée « De si jolies petites plages » traitant de l’émigration sauvage haïtienne aux États-Unis, Jean-Claude Charles est parti pour l’au-delà en 2008 sans avoir donné pleinement sa mesure.
Lors de notre première rencontre, Jean Métellus venait tout juste de publier Au pipirite chantant, des poèmes sortis en 1969 dans les revues Les Temps Modernes de Jean-Paul Sartre et Les Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau. Entre 1981 et 2004, Jean Métellus a publié onze romans, dont sept chez Gallimard. Il a reçu des décorations les plus prestigieuses de la francophonie, dont le Grand Prix International de Poésie de langue française Léopold Sédar Senghor en 2006, le Grand Prix de poésie 2007 de la Société des Gens De Lettres, et le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie Française en 2010. Deux de ses romans, Jacmel au crépuscule (1981) et La famille Vortex (1982) ont été traduits en anglais, italien, néerlandais et russe.
Le premier roman Jacmel au crépuscule a paru en 1981 et le dernier Toussaint Louverture le précurseur, en 2004. Des romans qui tournent autour d’Haïti, son cheval de bataille. Il a essayé de brouiller les pistes de son inspiration avec Eau forte (1983) et La parole prisonnière (1986) ou encore en se ressourçant dans sa profession avec Charles Honoré Bonnefoy (1990). Des ouvrages dans lesquels l’action ne se déroule pas en Haïti. Parmi les romans de Métellus, quatre concernent une famille dénommée les Vortex. Un quatuor étincelant. Un passage obligé qui se poursuit avec La famille Vortex (1982), L’Année Dessalines (1986), Louis Vortex (1992) et L’Archevêque (1999). Un ensemble cohérent où l’auteur fait montre d’un caractère bien trempé, forcément politique. Pour faire face à la machine duvaliérienne de destruction des vies et des biens qui a produit à la chaîne des brigands, précurseurs des bandits légaux actuellement.
Un changement tant désiré par la population et si peu désirable pour les élites
L’œuvre de Jean Métellus est d’une grande musicalité et a pour refrain la condition haïtienne. La musique accompagne sa production littéraire. Elle commence avec l’oiseau Pipirite qui chante au lever du soleil et annonce la couleur avec sa rentrée triomphale en poésie en 1978. Jean Métellus nous invite sur ce refrain musical dans toutes ses variations. Qu’il soit celui d’un saxophoniste, d’un orchestre militaire ou encore « la musique des moustiques, les cocoricos des coqs, les coc-coc-coc-codèk des poules[1] » dans La famille Vortex (1982). La musique est partout dans ses ouvrages et donne la sensation d’un nuage de chantilly sur une coupe de fraises sauvages de Kenscoff. Un chant d’espoir pour un changement tant désiré par la population et si peu désirable pour les élites.
Avec Jean Métellus, on fait la connaissance de Solon Vortex, de son épouse Olga, de Joseph Vortex, d’Edgar Vortex, de Soline Vortex, venue de la diaspora et qui écoutait dans chaque fleur sur son chemin une « musique inaudible » aux partisans de l’autoritarisme. La musique du changement apportait des perspectives d’avenir pour Ida, pour toutes les femmes et aussi pour certains hommes. Aussi, les partisans de l’extrême-droite, inquiets et pessimistes, disaient :
« La bataille est inégale, c’est pourquoi l’État doit intervenir en faveur des hommes. Et puis chose particulièrement grave, les idées d’Ida lui ont été dictées et progressivement imposées par Mademoiselle Soline Vortex : comme tous les gens de la diaspora, elle veut transformer le pays. Le pays est le pays, point final. Ce sont ces idées modernes révolutionnaires en somme qui seront responsables de l’explosion sociale. Il faut tout faire …[2] »
Le poids de cette « musique inaudible » porte Jean Métellus à prendre conscience de la petitesse d’un certain monde. Son écriture fredonne les aspects tantôt drôles tantôt nostalgiques d’un univers qu’il regarde avec un certain détachement. La profondeur de sa pensée invite à rentrer sur les terres peu souvent explorées de l’acceptation de la mascarade généralisée pour pouvoir vivre au pays. Un pèlentèt pour tous ceux et celles qui veulent se servir de leurs cerveaux. Tous ceux et celles qui savent que les livres sont aussi indispensables que le pain et la viande. Tous ceux et celles qui veulent s’investir dans la pensée, ouvrir les fenêtres, prendre l’air du temps. Pour ces gens-là qui refusent d’accepter l’absence d’un vent de liberté soufflant pour la grande majorité, il faut mettre plein gaz pour l’ailleurs. Pour un approfondissement théorique. Pour privilégier la réflexion et tenir malgré le creux de la vague. Un chape poul face à l’explosion de la désinvolture et à la profusion désordonnée du tout voum se do.
Le démarrage en trombe dans la poésie de Jean Métellus a été suivi d’essais, de pièces de théâtre et surtout des romans. À mon sens, ce sont les pierres les plus importantes de ce bel édifice. Les impulsions dans le genre romanesque démarrent avec sa ville natale qui est dans son cœur et à la pointe de sa plume. Du « kiosque à musique » de la ville de Jacmel aux « leçons particulières de musique » données par son héros Daniel Cardinus, Jean Métellus souligne la place de la musique dans notre quotidien. C’est ainsi que le décor est posé avec en arrière-plan une musique qui n’est pas toujours réjouissance. Surtout dans un pays où « sur un simple décret on est révoqué, remplacé, parce qu’on n’est pas d’accord avec le gouvernement. En vérité, vivre ici, c’est s’enterrer vivant[3]. » Jean Métellus sait de quoi il parle. Quand une dictature est en train de sombrer, c’est avec les clous de la musique que les stations de radio l’achèvent.
Ce fut le cas pour le gouvernement moribond du Président Paul-Eugène Magloire en 1956 avec la chanson tou le jou’m sou. Curieusement, une chanson qui faisait les délices des hommes du président et de la Petite Junte. La contestation se fait aussi avec de la musique classique pour marquer les fins de règne. « De la musique, de la musique, toujours de la musique. Ça c’est un signe aussi ? Ils n’ont plus rien à dire. Il va tomber d’un moment à l’autre[4]. » La musique sert à interpréter les silences du pouvoir qui navigue à vue face à des difficultés insurmontables. On se rappelle qu’à la fuite de Duvalier pour l’exil en 1986, la population n’avait d’oreilles que pour la chanson Lèm pa wè soley-la de Jean-Michel Daudier, diffusée en boucle sur toutes les stations de radio. Le départ de Jean-Michel Daudier pour l’éternité aura précédé de trois mois celui de Jean Métellus.
Après ce morceau d’ouverture de son œuvre romanesque, Jean Métellus capte les attentions avec La famille Vortex (1982) qui illumine le drame de la diaspora fuyant la dictature pour échapper à la répression et à la mort. Avec une grande concision pour dire le drame de la famille Vortex qui avait été obligée de s’exiler pour survivre, une partition de haute qualité est jouée au cours d’une décennie pour arriver à Louis Vortex (1992) où les personnages dansent au son de la musique en exécutant un « Tresser rubans »[5] et L’Archevêque (1999). Un chant étrange qui résonne avec la musique intérieure de millions d’Haïtiens. Un chant entrecoupé par L’Année Dessalines (1986) qui expose la quintessence des émotions de Ludovic Vortex, le seul de la famille resté au pays. À mon sens, c’est dans cette œuvre que Jean Métellus dit les abstractions essentielles de la condition haïtienne sous la dictature des tontons macoutes. Avec sa sensibilité incandescente, il éclaire en même temps le fonctionnement interne de la machine à produire des crapules.
L’année Dessalines, un grand livre
L’année Dessalines est d’abord l’histoire de la célébration, le 1er janvier 1960, du bicentenaire de la naissance du fondateur Jean-Jacques Dessalines par la Société Nationale d’Art Dramatique (SNAD). C’est l’histoire d’amour du pharmacien Ludovic Vortex, frère d'un président exilé, et de Clivia Chanfort, professeure de chimie, organisatrice de cette célébration. C’est aussi le registre des années écoulées entre la grève des étudiants de 1960 et l’arrivée des industries d’assemblage en 1972. C’est enfin la victoire de la « dégouvernance » où les Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN) rançonnent les familles pour se donner un salaire.
Avec élégance et douceur, l’auteur partage avec nous des tranches de vie d’un monde cruel et déprimant. Mais Jean Métellus prend une autre voie. Il refuse de laisser ses compatriotes à leur folie ou de devenir fou avec eux. Il continue simplement de penser, loin d’une jungle où l’absurdité et l’ésotérisme sont célébrés comme valeurs suprêmes. Jean Métellus fait goûter aux sentiments multiples qui se dégagent des histoires tragiques, cocasses, burlesques de cette période que je qualifierais d’éternelle, car elle défile encore. Il présente les reliefs singuliers de cet univers. Dans une langue et des mots comme des notes de musique.
Avec L’année Dessalines, Jean Métellus éveille les jeunes aux réalités et aux problèmes du pouvoir en Haïti en mettant en avant le symbole Dessalines. En effet, Dessalines fait le lien entre toutes les contradictions de l’espace haïtien. Tant sur les plans économique, politique, social, religieux, racial. Mais aussi sur celui de la personnalité, de la volonté, du caractère et de la capacité d’agir d’un être particulier sur son environnement. Bref sur la société en général. Dessalines échappe au cloisonnement classique. Il est un ancien esclave, mais il a eu pour maîtres d’abord un Blanc nommé Duclos et ensuite un Noir nommé Dessalines[6]. De plus, né à Saint-Domingue, Dessalines est un « créole » dont les mœurs culturelles se différencient de celles des « bossales » nés en Afrique et qui en 1804, selon Moreau de Saint Méry, constituaient les 2/3 de la population. Dessalines a donc des réponses claires et de solides raisons de ne pas voir la réalité en termes de couleur ou de race. L'essentiel est ailleurs. Blancs, Mulâtres et Noirs peuvent être esclavagistes. Toutefois, sur le terrain de la guerre, Dessalines ne tergiverse pas. Il déclenche la Saint-Barthélemy contre les Français en février 1804. Terrible en soi, mais presque rien en comparaison aux atrocités des chiens anthropophages de Rochambeau !
Ces contradictions n’empêchent pas l’empereur Dessalines de se prononcer « pour les pauvres noirs dont les pères sont en Afrique » et de demander qu’ils aient aussi une partie du gâteau des 8 000 plantations abandonnées par les colons et que se partageaient les affranchis anciens et nouveaux libres, mulâtres et noirs. Malheureusement, son attachement au sort des « bossales » ne fut pas assez franc. N’était-il pas lui-même devenu grand propriétaire, avec ses trente plantations ? Dessalines était écartelé entre les « bossales » cultivateurs et les intérêts qui le liaient aux grands propriétaires terriens qui avaient besoin, comme lui, de la masse des anciens esclaves pour travailler sur les plantations. Dans la réalité, il était donc un allié de Pétion, représentant des propriétaires mulâtres affranchis et de Christophe, représentant des Noirs libres. Mais, le souci des anciens comme des nouveaux propriétaires a prévalu sur la subtilité de la démarche de l’empereur qui soulevait autant de solutions que d’interrogations. Alors, prenant les consciences de leurs intérêts communs, les propriétaires ont organisé sans hésiter son assassinat. Le choix de société postcolonial a triomphé.
L’impunité s’installe et brille de tous ses feux bien que les coupables du crime du Pont-Rouge soient connus. Les noms de Pétion, Gérin, Yayou et leurs 18 complices, sont mentionnés dans la correspondances envoyée à Christophe par les généraux tous mulâtres (Boisrond Tonnerre, Diaquoi, Carbonne, Dupuy, Charéron, Chanlatte et Bazelais)[7] du cabinet particulier de Dessalines qui réclamaient justice dès le 18 octobre 1806. Non seulement Christophe n’a pas appuyé les revendications des membres du cabinet particulier de Dessalines mais il a fait éliminer le général Capoix, commandant de Fort-Liberté, qui était resté fidèle à Dessalines.
Depuis lors, depuis l’impunité du crime du Pont-Rouge, le sujet haïtien, avec ses revendications citoyennes, devient hors sujet. Les effets sur la durée sont l’instauration d’une pollution de l’ordre politique qui intègre une anarchie douce dans le rituel quotidien. On est loin du minimum de « justice sociale » que demande Jean Métellus dans La famille Vortex[8]. Le sort réservé à ceux qui ont orchestré les vêpres de Jérémie ou encore le massacre des électeurs à la ruelle Vaillant en 1987 indique bien que la machine à injustice continue à tourner à plein rendement. Chacun de nous participe à ce consentement et à cette résignation à la bêtise. Le retour d’un Jean-Claude Duvalier en Haïti en témoigne. Comme l’observe Jacky Dahomay, « en acceptant sans broncher le retour de Duvalier, les élites haïtiennes (intellectuelles, politiques, administratives) sont en partie responsables de cette situation[9]. »
On peut ne pas partager l’idée que Dessalines a été le plus grand de nos aïeux. Ou encore que les malheurs d’Haïti débutent avec son assassinat le 17 octobre 1806. Toutefois, la contribution majeure de Jean Métellus consiste justement à forcer la réflexion sur ce moment de notre histoire de peuple. Cette performance porte à analyser les contradictions qui traversent tous les opprimés vivant au sein d’une société qu’ils mettent en cause et veulent balayer. On sait que le dirigisme d’État est miné à la base par la corruption du « Plumez la poule, mais ne la laissez pas crier » préconisée par l’empereur lui-même. Les tares de l’éducation esclavagiste coloniale sont bien présentes dans les mécanismes autoritaires du nouvel État. On le voit d’ailleurs chez Alexandre Pétion, le plus farouche opposant de l’empereur, qui renchérit en disant « Voler l’État, ce n’est pas voler. » Toutes les composantes de la société sont traversées par les contradictions de leur temps dont la principale, est celle de vouloir s’affirmer toujours plus, en se donnant de l’autorité. En ce sens L’année Dessalines est loin d’être une adoration acritique de nos aïeux. (à suivre)
Leslie Péan
Historien -Economiste
[1] Jean Métellus, La famille Vortex, Paris, Gallimard, 1982, p. 107.
[2] Jean Métellus, L’Archevêque, Paris, Le Temps des Cerises, 1999, p. 101.
[3] Jean Métellus, Jacmel au crépuscule, Gallimard, 1981, p. 336.
[4] Ibid, p. 346-347.
[5] Jean Métellus, Louis Vortex, Paris, Editions Messidor, 1992, p. 167.
[6] Gaétan Mentor, Histoire d’un Crime politique, P-au-P, Le Natal, 1999, p. 119.
[7] Alain Turnier, Quand la nation demande des comptes, P-au-P, Éditions Le Natal, 1989, p. 52.
[8] Jean Métellus, La famille Vortex, op. cit. p. 119, 122.
[9] Jacky Dahomay, Le retour de Jean-Claude Duvalier, Creoleways, 8 janvier 2014.