Culture & Société
Le 80e anniversaire de Gérard Latortue et la Théorie du spaghetti:
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- Catégorie : culture & societe
- Publié le mercredi 25 juin 2014 20:54
Gérard Latortue et moi, nous nous sommes rencontrés quelques mois avant mars 2004 par les soins de ma très bonne amie Elisabeth Guérin-, cette grande et noble dame du monde culturel haïtien. Rien ne me laissait pressentir que je deviendrais par la suite son collaborateur. En maintes occasions, on demanda à l'ancien Premier ministre : « Ce jeunot, votre directeur du Bureau de communication, d'où est-il venu? Et de quelle famille?» et lui de répondre « Détrompez-vous, mon choix est intelligent». Ce qui m'a fait rire, on associe parfois mon JOSEPH à un ancien ministre ou ambassadeur. Fils de Jean Jacob JOSEPH et de Paulimène BRUTUS-simple citoyens tranquilles de la classe laborieuse- je n'ai ni nom ni racine dans la politique publique. Marie-Laurence Jocelyn Lasègue -ma patronne du ministère de la Condition féminine et au droit de la femme de 2007 à 2008- me taquinait sur ma diphtongue ou résonance «du parler français» qui semble calquer la manière de Gérard Latortue. Trêve de notes très personnelles! Si l'on se divise sur « le personnage Latortue », l'on s'entendra au moins sur le fait que 80 ans, c'est un âge canonique dans toute vie humaine, surtout quand cette vie appartient à l'histoire des tournants historiques et des batailles politiques
Latortue, un homme simple
Un jour PM Gérard Latortue était à son bureau. Les coups de fil pleuvaient. L'assistante du PM devait être archisage pour filtrer les appels. Latortue avait un téléphone de la compagnie HAITEL. Son numéro était connu. Le coup de fil arrive sur son portable. Le PM, d'une voix nasillarde, a répondu: « Allo ». Oui, « Allo » ! L'interlocuteur pensait que c'était quelqu'un d'autre. La véritable confusion, c'est que le PM a modulé les deux «Allo » et quand il a compris que ce n'est pas un coup de fil ennuyeux pour des propositions fallacieuses et le PM a répondu: « Oui, c'est PM, que puis-je faire pour vous ? » Le chat a pris la langue de la personne.
Latortue: pour le réalisme modéré et le consensus
Le 19 juin 2004, Gérard Latortue a 70 ans. Le pays est visiblement divisé en deux forces politiques: Lavalas et anti-Lavalas (Gnbistes). Le cabinet ministériel qu'il dirige est le miroir d'un consensus anti-Lavalas. De ses deux oreilles, chaque voix qui lui parle en privé comme en public lui transmet un p'tit mot sciemment calculé, soit pro ou anti-lavalas. Sa réaction se doit être neutre dans les hauts intérêts de la nation.
Le même mois de juin 2004, PM Latortue se voit face à son prédécesseur, Yvon Neptune, accusé des massacres de la Scierie à Saint-Marc. Epreuves terribles pour l'ancien grand fonctionnaire international pris en sandwich entre deux forces politiques. L'ambassadeur américain James B. Foley intervint. Yvon Neptune reçoit l'offre de quitter subrepticement le pays. Gérard Latortue est préoccupé par l'arrestation de l'ancien PM. Entre Bernard Gousse, Gérard Latortue et James B. Foley c'est le temps d'échanges juridico-politiques et de ballets diplomatiques. L'hélicoptère vrombit, mais Yvon Neptune ne veut pas quitter Haïti. Il persiste et signe. Foley ne cache pas sa déception. Plus tard, en 2005, Gousse, excédé, chasse l'ambassadeur américain de son bureau. Gousse va remettre sa démission au PM Latortue le 14 juin 2005.
Finalement, Neptune sera placé dans une maison spéciale afin de lui éviter les humiliations de l'incarcération au Pénitencier national. Neptune y restera pour quelque deux ans. Coût du loyer : plus de 6 000 dollars US par mois ! C'est le même Gérard Latortue qui demandera à son neveu Jacob Latortue, en 2006, d'intervenir aux Gonaïves pour défendre Neptune. Selon les infos disponibles, Gérard Latortue, de sa résidence à Boca Raton, a signé son dernier chèque par le soin de l'administrateur de la Primature pour la libération de Neptune. Ce dernier a toujours été dans le collimateur des titidistes extrémistes l'accusant de tous les maux du monde.
Passons à juin 2005.
Les Africains vivant à Port-au-Prince décident de fêter Gérard Latortue. Ce dimanche 19 juin 2005, Latortue est dans la fièvre d'un remaniement ministériel. Un nom fait problème sur la liste, c'est celui de l'ingénieur Franck Charles, ministrable pour les Affaires sociales et du Travail. L'aile anti-Aristide maintient mordicus son opposition farouche, elle ne pardonne pas à l'ingénieur Charles d'être d'obédience lavalassienne. Pris entre les feux Lavalas et anti-Lavalas, Gérard Latortue garde son calme. Il écoute les deux sons de cloche, et tranche. L'ingénieur Charles obtient le portefeuille du ministère des Affaires sociales et du Travail. Dans le livre blanc du gouvernement Intérimaire publié en décembre 2006, Franck Charles a révélé son Programme d'apaisement social (PAS). Il aurait eu par la suite sa part de gloriole dans les joutes électorales. Un journaliste ami m'a filé au creux de l'oreille que c'est Franck Charles qui a mobilisé les bases lavalassiennes en faveur de René Préval.
Dit-il vrai ? Qui sait ? Les acteurs politiques anti-Lavalas de l'époque, au lieu de préparer les élections post-Titid, leur ennemi à abattre fut Gérard Latortue. Chantages. Monologues successifs radiophoniques. Quand la MINUSTAH traînait les pieds pour résoudre le problème de kidnapping, lesdits acteurs voulurent que Latortue déclarât Juan Gabriel Valdes « persona non grata ». La politique de béton n'était pas exclue. Gérard Latortue, dans une reunion, a dit au groupe au cours d'une audience: « Messieurs, la politique du béton ne fonctionne pas tous les temps, il faudrait préparer un dossier savamment diplomatique pour demander de corriger les négligences de l'ONU en Haïti. ». De mon coin d'écoute et d'observation, je sentais que certains ténors politiques étaient un peu irrités par la remarque. Dans une autre occasion: «Messieurs de la classe politique, si vous voulez combattre René Préval, vous êtes trop nombreux en face de lui.»
Latortue et sa théorie du spaghetti.
En Haïti, pour faire la politique, il faut deux composantes : les gens et les choses. Les gens se connaissent. Compères. Cousins. Demi-frères. Anciens condisciples. Camarades idéologiques. Gérard Latortue appelle ça « théorie de spaghetti ou pailles de fer ». Frigyes Karinthy et John Guare ont postulé et vulgarisé la théorie « six espaces de séparation ». Pour Haïti, c'est moins que trois ! En quelques minutes, l'on peut faire un design en bonne et due forme de Joe Goldenberg ou de Jeanne Doe (noms purement fictifs). Tout le monde connaît tout le monde. Quand c'est la conviction politique, l'on ne banalise rien. Tout est pris au sérieux. L'on fait un dossier intime oubliant que le dénominateur commun, c'est Haïti. Joe Goldenberg vient auprès du PM, il ne rate pas l'occasion d'avilir Jeanne Doe.
Vice-versa. Si l'un ou l'autre dit du bien, en moins de quelques secondes, on est informé. Tout se sait à Port-au-Prince. Pour l'histoire, il y eut 35 candidats à la présidence, dont 25 ont obtenu moins de zéro pour cent (0%). Les 10 premiers, dont Préval et Manigat en tête, 49% et 12%. Les huit (8) autres allaient de 8% à 1% sur un total de 2,1 millions d'électeurs. Lors des élections de 2006, les deux protagonistes furent Manigat et Préval. Manigat, son ami de longue date. Préval, un Gonaïvien comme lui.
La « théorie de spaghetti » de Gérard lui revient comme l'effet boomerang. Dans la dynamique de publier activement des notes de presse sur les actes de la Primature, j'ai transmis un draft au PM Latortue pour corrections et révisions afin d'annoncer les résultats des élections. Gérard Latortue était visiblement perturbé, car le cœur lui dit Leslie F. Manigat mais la tête c'est René Préval qui a obtenu 49% en toute légitimité. D'un côté, il fut trop proche de Leslie F. Manigat qui réclama « la pédagogie du second tour » et d'un autre côté, face à René Préval qui a gagné près d'un million de votes. Plus loin, le deal des neuf (OPL, FUSION, ALYANS, RESPÈ, UNION ) tomba. Sauf Charles H. Backer qui eut le courage de dire à Leslie F. Manigat: « Professeur, je vous suis encore solidaire. »
Entre ses sentiments et sa raison, Gérard Latortue a su choisir pour maintenir la paix des rues et prévenir des commotions sociales. L'histoire s'en souviendra. Cher Gérard Latortue: joyeux 80e anniversaire en ce 19 juin 2014 dans cette fièvre du Mondial-Brésil-2014 sans oublier vos diligences diplomatiques pour amener les stars brésiliennes à jouer au stade Sylvio Cator en septembre 2004.
Jean-Junior JOSEPH Twitter : @jeanjuniorj