Culture & Société
Leslie Pean: Au bord de l’implosion et de l’explosio - Une analyse comparative de la politique du rien en Haïti et aux États-Unis (2 de 3)
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- Publié le dimanche 8 novembre 2015 17:45
Par Leslie Péan, 8 novembre 2015 ---L’assassinat de Max Gaspard du parti Pitit Dessalines à Delmas 33 entrave lamentablement l’élan démocratique et constitue un signe clair que les couteaux sont tirés par les groupes paramilitaires dans le sillage des élections. Max Gaspard était engagé à fond dans le combat électoral et il a été tué de sang-froid par les balles des bandits hostiles aux droits humains et à la démocratie. En mode attaque, la mafia du pouvoir a ouvert les hostilités. Le candidat Moïse Jean-Charles a dénoncé le crime sur les ondes de Radio Kiskeya. Suite à son intervention, « des témoins crédibles ont également appelé la radio pour confirmer qu’effectivement le militant politique Maxo Gaspard a été abattu ce Jeudi 5 Novembre 2015 par des policiers de [la Brigade d'Opération d'Intervention Départementale] BOID à bord d’une Honda de couleur Verte sans plaque d’immatriculation[i]. »
La machine répressive qui venait d’annoncer les résultats électoraux frauduleux a accéléré son dérapage en s’ennivrant du sang d’un innocent. A une différence près, cet assassinat rappelle tristement celui des écoliers Jean Robert Cius, Daniel Israël et Mackenson Michel aux Gonaïves le 28 novembre 1985 et également le massacre de la Ruelle Vaillant du 29 Novembre 1987. Le premier a précipité le renversement de Jean-Claude Duvalier tandis que le second a permis au CNG de Namphy de poursuivre son projet de séquestration du pouvoir. Les prochains jours nous diront qui, de l’opposition démocratique ou du gouvernement, aura le dernier mot. Dans tous les cas de figure, ce cadavre de trop est une puissante bombe à retardement.
La crise politique haïtienne ne prend personne de court car elle s’appuie sur des structures économiques qui n’acceptent aucune alternance dans la conduite des affaires publiques et privées. Nous l’avions dit en clair dans notre article « Haïti en route vers une nouvelle farce électorale » publié dans AlterPresse le 12 mars 2015. Le dispositif des rapports entre le politique et l’économique est calé sur le pouvoir à vie du « apre nou se nou » (après nous, c’est nous) et sur le principe que la cupidité est une bonne chose (greed is good). Tant que des miettes de pouvoir politique sont laissées aux classes moyennes, la synthèse du consensus hégémonique est assurée par l’oligarchie traditionnelle qui ne craint nullement la violence dans une société totalement déréglée. La dynamique du système économique macoute instauré sous le gouvernement des Duvalier continue sans aucun désir réel de rupture. Les câbles publiés par le Département d’État américain indiquent le rôle joué par cette oligarchie économique pour façonner le paysage politique lors des élections de 2010.
Pour tirer son épingle du jeu, elle a surfé sur les dérives du gauchisme chrétien en s’appuyant sur le pouvoir en place ou des forces paramilitaires qui constituent le fond de son positionnement politique. Comme Reginald Boulos[ii], son représentant attitré, l’explique dans sa correspondance avec Cheryl D. Mills, chef de cabinet du Secrétaire d’État Hillary Clinton, l’oligarchie économique joue un rôle fondamental et est le noyau dur actif qui fixe l’agenda économique mais aussi politique à travers ses activités de lobbying (Behind the door actions). Dans ce cadre, l’ambassadeur américain Kenneth Merten, alors accrédité en Haïti en 2010, ne met pas de gants pour afficher sa férocité. Non seulement il ordonne à Martelly de calmer ses partisans, mais ensuite il conclut un astucieux marché avec Reginald Boulos : Président Préval doit convaincre Jude Célestin de se retirer de la course et en échange il pourra rester au pouvoir jusqu’au 7 février[iii]. Donnant donnant !
Devenir riche à partir de rien
Oyez comment la Banque mondiale en septembre 2015 juge la posture de ce groupe oligarchique dont la brutalité est en phase avec la violence du réel, forçant le passage pour Martelly.
« La structure du secteur privé montre des signes de degrés élevés de concentration, qui entravent l'entrée de nouveaux acteurs et conduisent à des prix élevés pour les consommateurs. Dès le début du XXe siècle, les dirigeants autocratiques en Haïti ont échangé le soutien politique de l'élite contre des avantages économiques. Bien que les informations disponibles sur les entreprises privées soient limitées, la plupart des mêmes familles qui ont dominé l'économie haïtienne à l'époque de Duvalier dans les années 1970 et les années 1980 semblent garder le contrôle de larges segments de l'économie d'aujourd'hui, ce qui s’est traduit par une forte concentration dans un certain nombre de secteurs clés, des distorsions de concurrence et des pratiques commerciales non transparentes dans de nombreux cas. Plusieurs des produits alimentaires les plus importants dans le panier haïtien de consommation sont vendus sur des marchés concentrés, et une analyse préliminaire indique que les prix de ces produits sont en moyenne d'environ 30-60 pour cent plus élevés en Haïti que dans les autres pays de la région. Cela se traduit par des possibilités limitées pour une expansion substantielle du secteur privé formel dans la plupart des branches d’activité. Peu d'entreprises privées établies en Haïti ont des structures de capital et de gouvernance modernes avec une gestion professionnelle, ce qui limite leur accès au financement à long terme[iv]. »
Le ver est dans le fruit. Il ne faudrait pas se leurrer en pensant que le gouvernement est toujours contraint à la reculade devant le secteur privé, en fait privatif . Gouvernement et secteur privatif sont deux faces d’une même vision qui refuse d’accepter l’existence d’un État de droit. Sous la dictature des Duvalier, le secteur privatif a su comment tenir, marronner, donner un coup de pouce au pouvoir et dégainer au dernier moment pour reprendre le dessus en récupérant plus que prévu afin d’assurer la continuation de l’ordre économique et social dominant. Haïti reste ainsi la championne de la stagnation dans le monde.
La résistance dans les rues est la seule solution
Le gouvernement fait à sa guise, sauf quand le peuple risque sa vie en descendant dans les rues pour dire non à la gabegie.
On l’a vu lors des manifestations qui ont duré trois mois à l’Arcahaie, contraignant le gouvernement Martelly/Paul le 23 octobre 2015 à faire le retrait du décret présidentiel du 22 juillet 2015, élevant une partie de la localité de Montrouis au rang de commune. Avec la guérilla des barricades, des pneus enflammés, des jets de pierre, des troncs d’arbre, des tessons de bouteille, des carcasses de véhicule, les vaillants habitants de l’Arcahaie ont bloqué la circulation sur la route nationale numéro 1 pour signifier leur refus de la politique Tèt Kale du gouvernement Martelly/Paul. La population de l’Arcahaie a résisté à la violence des forces de police et de la Brigade d’Opération et d’Intervention Départementale (BOID) qui ont utilisé le gaz lacrymogène et les tirs à hauteur d’homme tuant une demoiselle et blessant d’autres manifestants.
On le voit avec les syndicats des transports lançant un mot d’ordre de grève générale de deux jours les lundi 9 et mardi 10 novembre 2015 pour protester contre le récent arrêté présidentiel octroyant une scandaleuse indemnité de séparation aux ministres et secrétaires d’état actuels. L’arrêté présidentiel a été publié dans le numéro 193 du journal officiel « Le Moniteur » en date du 8 octobre 2015. Le gouvernement a tenté de saboter le mouvement de grève en annonçant le retrait de l’Arrêté. Les syndicalistes refusent d’accepter une simple déclaration et considèrent qu’il s’agit d’un acte théâtral d’un mauvais comédien. Les syndicalistes exigent la publication d’un texte officiel, comme c’est le cas pour le retrait des nouvelles taxes sur la matricule fiscale.
On le verra sans doute en ce qui concerne les résultats électoraux frauduleux si le peuple apprend de la population de l’Arcahaie et organise une résistance systématique dans les rues contre le gouvernement des « bandi legal ». On connaît le mot du sage : Le peuple a toujours raison de se révolter et, même quand il a tort, il n’est pas trop loin de la vérité. Vox populi, vox dei.
La généralisation de la contrebande crée la coexistence au quotidien des commerçants et des agents de douane qui se partagent le pactole des prébendes. La rente de la corruption permet de devenir riche à partir de rien. Pour cela il suffit que des riens et des vauriens s’accaparent de l’État pour s’enrichir. La corruption est devenue un mode de vie servant à maintenir le statu quo des 19 familles contrôlant l’économie, à empêcher l’émergence d’alternatives politiques viables et à bloquer la concurrence sur le plan économique. D’où la panique de l’oligarchie et sa campagne subtile pour écarter la diaspora afin qu’elle ne vienne pas les bousculer en investissant en Haïti. Le constat est époustouflant au point d’alarmer la Banque mondiale. Aussi, loin de toute recherche de boucs émissaires, elle pointe du doigt les responsables et présente le concentré du mal haïtien en ces termes : « Les mécanismes d'arbitrage sont nécessaires pour régler les différends possibles entre commerçants et assurer l'exécution des contrats. L'incapacité de l'Etat haïtien à gérer son pouvoir de manière appropriée n'a pas permis l’émergence de ces mécanismes et le secteur privé en place a peu d'incitations pour créer des conditions équitables [level playing field] qui auraient principalement favorisé les nouveaux venus[v]. »
La folie de la finance mondiale
Le scénario des rapports de connivence entre l’État et le secteur privatif en Haïti se retrouve également aux Etats-Unis et sur la scène internationale où la passion du gain l’emporte sur la raison au point de mettre en péril le devenir de l’espèce humaine. Insistons qu’il ne s’agit pas de minimiser les travers haïtiens en montant en épingle le comportement schizophrène du capital international. Mais on ne saurait passer sous silence l’absurdité de la financiarisation de l’économie et son impact sur l’accroissement des inégalités à travers la planète. Avec un PIB mondial de $71 mille milliards de dollars ($71 trillions en anglais) et une montagne de dettes publiques de $225 mille milliards de dollars (225 trillions en anglais), il se profile une explosion sans précédent de l’économie internationale. Les inégalités augmentent avec la création monétaire et selon la dernière étude de Crédit Suisse, 1% de la population mondiale détient plus de 50% des richesses totales[vi]. Ce sont exactement les mêmes statistiques inégalitaires alarmantes en Haïti.
L’humanité vit aux temps du déchainement du bling bling et du faux. Aux temps de la fausse monnaie fabriquée par les grandes banques centrales. Et particulièrement par la Federal Reserve américaine avec la politique d’assouplissement quantitatif et celle des taux d’intérêt à zéro. Les bilans des grandes banques centrales (Etats-Unis, BCE, Japon, Banque d’Angleterre) ont été multipliés[vii] par 10 au cours des deux dernières décennies, passant de $2,1 mille milliards de dollars ($2,1 trillions) en 1995 à $21 mille milliards de dollars (21 trillions) en 2015. Ces excédents de liquidités sont réjouissants pour la bourse qui grimpe au profit des spéculateurs dont les produits dérivés alignés sur le taux de la banque centrale constituent 80% de la bulle des $1 500 mille milliards de dollars ($1 500 trillions), soit plus de vingt fois le Produit Intérieur Brut (PIB) mondial de $70 mille milliards de dollars ($70 trillions).
Les émissions monétaires systématiques des banques centrales et le marché des produits dérivés concrétisent ce que disait le fondateur de la dynastie banquière Mayer Rothschild: "Donnez-moi le contrôle de la monnaie d'une nation, et je n'aurai pas à m'occuper de ceux qui font les lois[viii]. » En effet, les contraintes imposées par la croissance de la dette réduisent le rôle des États à la portion congrue. On l’a vu au Mexique en 1994-1995, au Brésil en 2001-2002, en Argentine en 2001, et depuis 2008 en Grèce. Il n’empêche que l’incohérence prédomine avec l’idéologie du « trop gros pour faire faillite » (too big to fail) malgré les fraudes à la racine des crises boursières, bancaires et de change. C’est ce qu’expose le banquier et financier suisse Egon von Greyerz en écrivant : « Ce monde est devenu fou. Les gouvernements impriment des milliers de milliards, les banques émettent des millions de milliards de produits dérivés, et les banques transigent des centaines de milliards chaque semaine. Les zéros ne veulent plus rien dire et n’ont plus de valeur[ix]. »
Le Financial Times[x] a montré l’empreinte profonde des banques zombi et indiqué la nécessité de dézombifier le système financier international qui, à cause de la dérégulation systématique du secteur financier, entre autres, a atteint le « moment Minsky[xi] » selon l’économiste australien Steve Keen[xii]. Un moment où le niveau d’endettement des investisseurs n’est plus supportable et ces derniers sont alors obligés de vendre leurs actifs afin de faire face à leur besoin de liquidités. Mais étant donné que les prix sont bas, les produits des ventes sont maigres et ils doivent encore vendre plus. Un processus qui aboutit finalement au krach. C’est justement pour tenter d’éviter ce cycle infernal que les grandes banques centrales ont décidé de faire tourner la roue du crédit (qui ne peut pas s’arrêter) en créant de l’argent à partir de rien.
En Haïti, une telle dézombification est plus que nécessaire sur le plan politique pour introduire la régulation éthique dans la cité et diminuer les risques d’explosion de la bulle politique. Avec la formule « une mauvaise élection vaut mieux que pas d’élection du tout »[xiii], les résultats sont la mascarade électorale du 9 août et la farce des élections du 25 octobre où le bourrage d’urnes a été systématique dans les centres de vote[xiv]. Lourd constat fait par les quatre organisations indépendantes qui ont observé les dites zélections. La menace d’un scénario catastrophe conduisant à un éclatement social est ce que cherche à éviter la politique des vivants qui demandent de repenser le système de pouvoir. (à suivre)
Leslie Pean
Historien Economiste
[i] « Assassinat de Maxo Gaspard militant Pitit Dessalines par un escadron de la mort du régime Martelly-Kplim après le résultat contesté des élections », Tout-Haiti, 7 novembre 2015.
[ii] Reginald Boulos, « Memo to Cheryl D. Mills, Subject: Please convey my thanks to Secretary Clinton for the visit », Jan 31, 2011 ; UNCLASSIFIED U.S. Department of State Case No. F-2014-20439 Doc No. C05779147 Date: 09/30/2015.
[iii] Kenneth Merten, « Private Sector + Mulet: Celestin Should withdraw ; Boulos + private sector have told RP that Celestin should withdraw + they would support RP staying til 7 Feb. », December 8, 2010 ; UNCLASSIFIED U.S. Department of State Case No. F-2014-20439 Doc No. C05777726 Date: 09/30/2015.
[iv] Raju Jan Singh and Mary-Barrton-Dock, Haïti : Toward a new narrative, World Bank, Washington, D.C., September 2015, p. 15.
[v] Ibid.
[vi] Nathalie Raulin, Christophe Nijdam, "Si les taux remontent, il va y avoir du ketchup sur les murs des salles de marché ! " », Libération, 24 juin 2015.
[vii] « The euro-zone economy, Asset-backed indolence, The European Central Bank’s plan for economic revival is underwhelming », The Economist, Sep 13, 2014.
[viii] B. R., « Banks and bankers », The Economist, Jun 29th 2012.
[ix] Egon von Greyerz, "Quand la bulle bancaire éclatera", Goldswitzerland, 20 octobre 2015.
[x] Willem Buiter, " Markets Insights: Eurozone crisis demands swift debt restructuring ", Financial Times, May 8, 2013.
[xiii] Sékou Chérif Diallo, "Guinée : Comment peuvent-ils dire qu’ « Une mauvaise élection vaut mieux que pas d’élection du tout » " ? 224 News Info, 14 octobre 2015.
[xiv] Solidarite Fanm Ayisyèn (SOFA), Conseil National d'Observation des Elections (CNO), Conseil Haïtien des Acteurs Non Etatiques (CONHANE) et Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), Communiqué de Presse, Premières observations relatives au scrutin du 25 octobre 2015, Port-au-Prince, 27 octobre 2015.
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