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Haïti: La réussite commerciale de la diaspora syro-libanaise, notes de recherche.

vernet-larosePar Vernet Larose

Le commerce nous écharpe, écrit Alain Turnier, homme d’affaires et historien de l’économie haïtienne. Pourtant, depuis la proclamation de l’indépendance d’Haïti s’est établi tout un corpus juridique qui fixe les rôles et les places des commerçants en trois catégories distinctes : le commerçant con signataire, qui se confond quasiment avec les commerçants étrangers, le moyen et le détaillant.

Les consignataires ne devaient débiter leurs marchandises que dans les ports ouverts au commerce extérieur, et par balles, caisses, futailles ou boucauts, tandis que le commerce de détail était réservé aux Haïtiens. Il y eut toutefois des velléités visant à la constitution de commerçants consignataires haïtiens. Le président Alexandre Pétion les encouragea à s’associer en vue d’entreprendre une expédition maritime et commerciale à Londres. Le brigade de l’Etat « Le Conquérant » fut mis à leur disposition. Il devait à l’allée transporter des denrées et au retour des marchandises anglaises.

La réponse ne tarda pas. Une cargaison de denrées, exemptée des droits d’exportation fut confiée à J.F. Lespinasse et Pitre Jeune. Le bateau était consigné à la maison Stanisford et Blund de Londres, principal fournisseur anglais de la place de Port-au-Prince, mais il battait pavillon haïtien et avait aussi un équipage haïtien. L’opération s’avéra un échec ; échec qui fut dû aux coûts alloués aux frais de représentation, aux commissions prélevées sur les cargaisons d’arrivée et de sortie qui dépassèrent les profits attendus. Le président A. Pétion se trouva dans l’obligation d’accorder des délais pour le paiement des droits d’importation sur la cargaison de retour.

Quelques tentatives se manifestèrent également sous la présidence de Jean-Pierre Boyer. Les députés Pierre André de Port-au-Prince et Saint Martin du Cap dénoncèrent à la séance du 26 septembre 1821 de la chambre : « …Ne pouvant nous maîtriser de front, on nous soumet encore à un joug qu’il est malheureux de devoir appeler : le système c colonial de commerce. Ce système odieux ne s’est établi qu’à la faveur des circonstances impérieuses et la roue des événements doit le faire disparaître devant l’éclat dont brille en ce moment l’étoile d’Haïti. »(2)

La presse haïtienne appuya ces députés qui réclamaient l’exclusion des commerçants étrangers du commerce de consignation, en sous de leur exclusion du droit de propriété immobilière.
L’Abeille Haïtienne écrivait : « Nous ne pouvons nous dissimuler que la presque totalité du commerce de consignation des produits exotiques restera dans les mains des étrangers. Cet avantage leur assure une prépondérance à laquelle nous ne saurions être indifférents. » (3)

Et c’est dans ce même esprit que les commerçants nationaux de Port-au-Prince créèrent « le cercle de commerce Haïtien ou Société par Action », le 13 mai 1821 et ceux du Cap, le 24 du même mois « la chambre du commerce du Cap-Haitien ». Les consignataires étrangers émirent une note de protestation. (4)

Ces revendications n’ont pas dépassé le stade de vœux pieux. Le président Jean-Pierre Boyer décelait non seulement des complots contre la sureté de l’Etat, c’est-à-dire, des tentatives visant à déstabiliser son pouvoir mais fondamentalement tenait à prouver ses bonnes intentions vis-a-vis des étrangers en Haïti, influencé par les négociations qui se déroulaient avec la France pou obtenir la reconnaissance de la souveraineté d’Haïti et aussi de nouer des relations politiques avec les Etats-Unis.

Le haut commerce ne cessera jamais d’être monopolisé par des commerçants d’origines étrangères : des Anglais, des Allemands, des Français, des Américains.
En 1842, le registre de la trésorerie Nationale indique que les droits à l’importation et à l’exportation, l’impôt territorial, ont été acquittés par un groupe restreint de commerçants étrangers, les plus importants : Ed. Loyd et Cie, Odlemburg, Maurice Dupuy, Mirambeau, J.A. Marple, Preston et Fontaine, Laforestrie et Elie, E. et A. Wercrest, J.D. et A. Deserve, A. Weber, Rhelps, Dejardin, J.B. Bernard Graham, Scriber et Row. (5) et, vers 1880, selon Armand Thoby, aucun haïtien ne figuraient dans le bottin du haut commerce.

L’historien haïtien Benoît Brennus Joachim nous donne la définition suivante : « il n’est donc pas étonnant que la bourgeoisie d’affaire en Haïti fut essentiellement une bourgeoisie de commerçants et d’usines. Au sommet de la hiérarchie trônait la couche restreinte des négociants consignataires, détenant le monopole des activités d’importation et d’exportation, venaient ensuite les négociants tout court, les gros spéculateurs, les marchands grossistes. Leurs établissements, « maisons » ou soules, étaient installés dans les ports ouverts au commerce international, les « bords de mer ». Ce dernier terme à d’ailleurs fini, surtout à la capitale par désigner la bourgeoisie « compradore. » (6)

C’est dans un double contexte, à la fois national, la socio-économie haïtienne dominée par le capital marchand et international, marqué par la moitié de l’impérialisme politique et économique des métropoles, qui s’affrontent désormais sur le terrain même des nouveaux empires coloniaux, Haïti va assister à un flux d’émigrants dénommés les « Syriens »

Les intérêts des puissances européennes les amenèrent à établir un service régulier de navigation entre l’Europe et le Moyen-Orient et aussi entre l’Inde anglaise et le canal de Suez, au milieu du 19e siècle. L’ouverture du canal de Suez en 1869, permit un accroissement des échanges au Moyen-Orient. Des ports et les moyens de transport interne furent créés. Le premier chemin de fer Egyptien commença à fonctionner en 1854, et d’autres furent installés en Anastonie, au Liban, en Syrie, au Soudan et en Irak. Et aussi l’afflux de capitaux européens, la création de banques et de services financiers concoururent à intégrer le Moyen-Orient dans l’économie internationale.

Les Etats-Unis adviennent une puissance internationale sous les présidences de Théodore Roosevelt et William Taft, ils confirment leur impérialisme. Ils assurent la sécurité sur tout le continent américain et s’appuient sur une flotte de guerre très développée entre 1890 et 1911. Ils annexent les îles Hawaï, Cuba, Porto-Rico, l’île de Guam et achètent les Philippines (1898). On les retrouve au Nicaragua en 1909, en République Dominicaine en 1914 – 1916, en Haïti, en 1915. Ils investissent en Chine et soutiennent sa lutte contre le Japon. Ils multiplient les investissements : par 7 (1897 - 1914) dans les Antilles, par 4 au Mexique, par 10 en Amérique du Sud. Après avoir favorisé la révolte Panaméenne (1903) contre la Colombie, ils achètent à une société Française le droit de creuser le canal de Panama, ouvert en 1914. Ils dominent alors l’Amérique Centrale.

LA MIGRATION SYRIENNE EN HAITI : Une richesse dans la vulnérabilité
Après la proclamation de l’Indépendance, certains gouvernements mirent en place une certaine politique en vue d’attirer la migration étrangère. La constitution accordait des privilèges de nationalité aux personnes d’origines africaines et indiennes. Les mouvements anti-esclavagistes américains collaborèrent avec le gouvernement de Boyer en vue de faciliter la migration de noirs américains affranchis. Sous son règne, près de treize mille (13 000) noirs américains vinrent s’installer en Haïti et y reçurent des lopins de terre. Cette migration échoua, la plupart de ces migrants prirent le chemin du retour. Et contrairement aux autres pays des Antilles, Haïti n’accueilla presque pas de migrants provenant de l’Europe, des Indes, de Chine, de Cuba et d’autres villes des Antilles.

Et voila qu’au cours du mois de septembre 1890, une trentaine de Syriens Maronites, provenant de Marseille, arrivèrent à Port-au-Prince avec des lots de marchandises qu’ils ne tardèrent pas à débiter dans les rues, sur les places publiques. En agissant ainsi, ils violaient les lois du pays qui interdisent le colportage aux étrangers.
Les commerçants, tant haïtien qu’étrangers s’en plaignirent auprès des autorités. Ces nouveaux commerçants furent convoqués par la Police, et condamnés à verser une amende de trois cents dollars avec ordre de quitter le pays sans délai, sous peine de confiscation des marchandises et d’emprisonnement.

Devant cette condamnation, ils sollicitèrent l’intervention de la légation française ; celle-ci obtint du magistrat communal la remise complète de l’amende. Aussi furent-ils autorisés à prolonger leurs séjour jusqu’au 25 novembre 1890, donc une prolongation de séjour de deux mois afin de pourvoir liquider leurs marchandises. Cependant, un autre groupe s’élevant à cent-trois (103) Syriens débarquait à Port-au-Prince, au début de novembre, avant donc la date d’expiration du séjour des premiers arrivants syriens.

En dépit d’une notification publique de la légation française dans laquelle elle demandait aux migrants syriens de quitter le pays et devant l’absence des sanctions qui devaient être prises par le gouvernement haïtien à l’encontre des illégaux, ils continuèrent d’affluer en vagues successives. Les statistiques sont loin d’atteindre des précisions exactes. Le journal, Le Devoir, qui accolait à son nom de presse, l’Anti-Syrien estima qu’ils s’étaient plus de 20 000 dans tout le pays, en janvier 1903.

Ils firent l’objet de plusieurs dispositions législatives et administratives. Une loi est adoptée le 2 août 1897 « considérant qu’il importe de protéger la nationalité contre l’introduction dans son sein d’éléments hétérogènes viciés qui la corrompent et finiraient si l’on y mettait ordre, par effacer en elle tout ce qu’elle a reçu de sève généreuse des fondateurs de notre indépendance.
Article 1er : A partir du premier août prochain, les personnes d’origines orientale ou de race arabe qui ne sont pas sujettes de l’une des puissances avec lesquelles nous avons des traités de commerce leur donnant le droit de s’établir sur notre sol, ne peuvent s’y introduire que si, à leur arrivée dans le port de la République elles font la déclaration formelle de ne devoir habiter que dans l’intérieur des terres et se livrer à l’agriculture, soit pour leur compte, soit pour celui des particuliers.
Article 2 : « A tous les individus désignés dans l’article ci-dessus, le séjour des villes est interdit » (7) Cette loi comme toutes les autres qui y seront réalisées, ne sera jamais d’application. Les personnes « d’origine orientale ou de race arabe » ou suivant la loi adoptée le 11 août 1903, un « individu dit Syrien ou ainsi nommé dans le langage populaire ». Dans le rapport officiel publié en 1904 qui comportait la liste des Syriens naturalisés » de 1891 à 1903 et provenaient : de Syrie, du Liban (Turquie d’Asie), de Turquie, de Tripoli, de Jérusalem, de Bethléem (Palestine), du Mt. Liban, d’Alep et des « Sans origine ».

Durant cette époque, 1891 – 1903, 159 personnes originaires du Moyen-Orient avaient été naturalisées et les plus forts contingents venaient de Tripoli, de Syrie, de Bethléem et de Turquie, soit au total 138 personnes. Et c’est en 1894 que fut enregistré le plus grand nombre de naturalisation avec 82 octrois officiels.(8)
Le gouvernement souligna, dans son exposé de la situation devant la Chambre, le premier septembre 1905, que des Syriens qui se sont réclamé des nationalités américaine, dominicaine et haïtienne en précisant qu’environ 200 dont la plupart ne connaissaient pas un mot d’anglais se prévalaient par la naturalisation de la nationalité américaine, 40 de la dominicaine, 20 de la française. Environ 400, sans être des citoyens français étaient officiellement placés sous la protection de la légation française.

Le président Nord Alexis fit voter la loi du 13 août 1903 qui prohibait l’immigration arabe et confiait des Levantins au rôle de négociants consignataires en vue de restituer aux nationaux le commerce de détail. D’énormes pressions y furent exercées ; la populace attaqua plusieurs des établissements appartenant aux Syriens dans les villes de province. La loi ne fut promulguée que le 8 janvier 1904.

La légation américaine brandit énergiquement la clause de légalité de traitement entre nationaux et ressortissants des États-Unis contenue dans le traité de 1864 avec ce pays, ceux-ci furent autorisés à garder leurs maisons de vente en détail. Et les autres pays bénéficièrent également de cette clause. Seuls les Syriens non naturalisés furent contraints de liquider leurs stocks et de quitter Haïti.

Le sept mai 1905, expirait le traité de 1864. Les ressortissants américains et aussi tous les autres continuèrent à vendre au détail, au mépris de la loi du 24 octobre 1876 interdisant aux étrangers toutes ventes au dessous de cent piastres. En février 1907, à la suite d’inspection de polices des Syriens-américains furent cités à comparaître en justice. Le corps diplomatique, à l’instigation du Ministre américain Furniss, menaça le gouvernement de la fermeture de toutes les maisons étrangères si la loi de 1876 était mise en application.
Le gouvernement plia en ne prenant aucune sanction à l’encontre des commerçants étrangers qui voilaient la loi. Et sous la présidence d’Antoine Simon, nombre de Syriens expulsés d’Haïti revinrent s’y installer comme détaillants.

Cependant sous la pression de l’opinion publique, le président Leconte relança le mouvement anti-arabe. Un délai expirant au 31 mai 1912 fut accordé pour la fermeture de 114 maisons syriennes. Nombre de ces établissements demandèrent à leurs fournisseurs des Etats-Unis d’intervenir vigoureusement auprès du département d’Etat pour exiger le retrait de la décision du gouvernement. L’ambassadeur anglais à Washington signifia au Département d’Etat l’intention de son pays d’envoyer des bateaux de guerre à Port-au-Prince pour le maintien des privilèges de ses ressortissants, alors que dans la plupart des colonies anglaises des mesures similaires d’exclusion avaient été prises contre les Orientaux. Et les différentes délégations envoyèrent des notes identiques de protestation contre la décision du gouvernement.

Des échanges de correspondance eurent lieu entre le ministre haïtien Jean Nicolas Léger et le ministre américain Furniss. Et au cours d’un entretien avec celui-ci, le président Leconte admit qu’il était conscient du tort causé aux Syriens par la mesure d’exclusion, mais surtout des bénéfices qu’en résultaient pour les nationaux. Ils craignaient une réaction politique en cas de renonciation au programme. Il fit des concessions face à la pression diplomatique. Les Syriens naturalisés ou même établis avant le 8 juin 1904, date de promulgation de la loi d’exclusion, furent autorisés à garder leurs maisons. Les autres furent expulsés. Ceux-ci profitèrent de la ronde des gouvernements éphémères, de l’exacerbation de l’instabilité politique pour y revenir.

La loi d’exclusion, appelée aussi loi anti-syrienne ayant pour objectif d’accorder le monopole du commerce de détail aux Haïtiens, n’exerça aucun effet réel sur le terrain. La communauté syrienne s’était déjà solidement implantée en Haïti et avait pu aisément asseoir leur hégémonie commerciale. Sous l’occupation américaine, en juillet 1916, l’interdiction du commerce de détail et de l’entrée du territoire aux Syriens est réïtée vainement dans un communiqué du ministère de l’intérieur, Constant Vieux. Et, finalement la question syrienne est définitivement classée par un communiqué du 29 janvier 1920 du quartier général de la Gendarmerie au sujet de rumeurs « tendant à faire accroire que les Syriens et d’autres étrangers seraient expulsés du territoire haïtien. Ces rumeurs contre les étrangers amis du pays ont été certainement lancées par des individus sans scrupules, dans le but de faire une propagande à leurs affaires ou à d’autres combinaisons ». En guise de reconnaissance au soutien américain, une pétition fut signée en janvier 1921 par 46 commerçants syriens, sollicitant la prolongation de l’occupation. (9)

(9) M.J. Kour John Stambouly, Pierre Sada, Maurice Gebara, Albech Kayen, M.J. Souckar, Joseph Fadoul, Antoine Gebara, Boulos Gebara, Adih Hawly, Nageb Sada, John Boulos, A.B.Bacha, Antoine Abraham Freres, Motes Saieh, S. H. Talamas, John Bross, Ch. Fara, Joseph Jacob, Elis Georges, Abraham Douran, Victor Bigio, Jean Marsouka, Narcis Antoine, Joseph Kassar, E.F. Karpan, Michel Zuraich, Esper Bacah, Habb Joseph, J. Niconla, Joseph Marsouka, Alfred Nicolas, Ch. Marsouka, N.J. KOuri et Joseph Kouri.

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