Revisiter la question de l'intellectuel haïtien (Première partie)
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- Catégorie : A haute voix
- Publié le jeudi 10 janvier 2013 01:25
Par Hugues St. Fort --- Le second tour de la présidentielle de 2011 remet au premier plan la récurrente question de l'intellectuel dans la formation sociale haïtienne. Qui est-il/elle ? Quelle place occupe-t-il/elle dans la société haïtienne ? Avons-nous besoin de lui ? Quelle est sa fonction ? Quand est-on un/une intellectuel/le dans la société haïtienne ? En effet, ce second tour oppose une intellectuelle « pure laine » Mme Myrlande Manigat, docteure en Sorbonne, professeure d'université, spécialiste de droit constitutionnel à M. Michel Martelly, dit « Sweet Mickey », chanteur populaire de son état, bien connu pour ses frasques et sa propension à débiter les pires obscénités sur scène, mais aussi grand pourfendeur d' « intellectuels » bien avant sa déclaration de candidature.
La question de l'intellectuel haïtien ne constitue pas une de ces interrogations que certains de mes compatriotes aiment à rejeter d'un revers de main en la traitant de sujet académique. Elle a toujours été présente dans notre histoire de peuple et a fait surface clairement dans l'histoire de notre société en 1902 durant la bataille pour le pouvoir présidentiel entre Anténor Firmin, superbe intellectuel, auteur du fameux De l'égalité des races humaines (1885) et Pierre Nord Alexis, militaire bardé de décorations mais, dit-on, sachant à peine lire et écrire. Selon Leslie Péan, dans un article du journal Le Nouvelliste en date du 20 octobre 2010, Nord Alexis a créé une « machine de guerre à combattre les intellectuels en les appelant ironiquement « entèlektyèl ». L'anti-intellectualisme est devenu depuis l'inconscient du pouvoir des médiocres. » Comme on le sait, c'est Pierre Nord Alexis qui prit le pouvoir mais ce ne fut pas à la suite d'une élection présidentielle. En effet, selon Wikipédia, les troupes de Firmin qui ne contrôlaient plus que deux places fortes, Saint-Marc et Gonaïves, ne purent pas se déployer car elles furent bloquées par les États-Unis qui imposèrent un blocus naval sur ces deux villes. Il faut dire que Alexis avait manœuvré habilement en « négociant avec les Etats-Unis et se déclarant défenseur des intérêts américains dans les Caraïbes. »
La question de l'intellectuel haïtien est donc un thème de première importance qui est au cœur de la campagne présidentielle actuelle. Les partisans des deux camps s'en sont emparés pour en faire l'un des enjeux primordiaux de la campagne. Tout le monde est au courant des déclarations de M. Martelly qui, bien avant sa déclaration de candidature, avait manifesté son mépris pour les intellectuels et les « gens à diplômes », et clamait haut et fort qu'il gagnait beaucoup plus d'argent qu'eux, tandis que Mme Manigat aurait dit qu'on ne gouvernait pas avec les pieds mais avec la tête. Je suis désolé de faire cette toute petite incursion dans la campagne présidentielle mais c'est uniquement pour appuyer mes prémisses. Je voudrais dire bien fort que je n'ai nulle envie de participer dans la campagne présidentielle qui se joue actuellement et c'est à dessein que je me suis tenu éloigné des attaques et contre-attaques en faveur de l'un ou de l'autre camp.
Pour retourner à mon texte, pourquoi ai-je choisi de particulariser le nom « intellectuel » en y ajoutant l'adjectif « haïtien »? Ne sont-ils pas les mêmes partout, sous tous les cieux ? Ma réponse est claire : absolument pas !
J'ai toujours défendu l'idée que Haïti n'est pas un cas d'exceptionnalisme flagrant et ne l'a jamais été. Tous les pays du monde ont une histoire différente, ceci est évident. Mais, certains de mes compatriotes ont toujours pensé que l'histoire de notre pays est la seule qui soit différente. L'Histoire d'Haïti est différente de celle des autres pays de la région (les Caraïbes, l'Amérique latine, l'Amérique du Nord) parce que Haïti est le seul état peuplé d'anciens esclaves noirs qui se soit constitué indépendant de la puissance colonisatrice à la suite d'une guerre révolutionnaire. Ceci est exceptionnel et, pour cela, Haïti l'a payé chèrement. Cependant, ce n'est pas parce que les Haïtiens ont gagné leur indépendance militairement que l'intellectuel haïtien est différent. Ce sont les conditions de fonctionnement de la société haïtienne par rapport à la société américaine ou française ou dominicaine..., les problèmes particuliers auxquels chacun de ses intellectuels doit faire face, qui rendent un intellectuel haïtien comme Laennec Hurbon par exemple, différent d'un intellectuel américain comme Henry Louis Gates, même s'ils partagent certaines similarités.
Il existe un consensus parmi les historiens de ce terme que le mot « intellectuel » en tant que nom date de la fin du XIXe en France à la faveur de l'affaire Dreyfus, un officier français d'origine juive faussement accusé de trahison et condamné aux travaux forcés. Grâce à des personnalités littéraires, scientifiques et politiques comme les écrivains Emile Zola (et son pamphlet J'accuse devenu célèbre), Anatole France, ou Octave Mirbeau, le mathématicien Henri Poincaré et l'homme politique Georges Clémenceau, Dreyfus fut libéré et réintégré dans l'armée. C'est à partir de cette époque que l'intellectuel occidental en tant que personnage public engagé politiquement dans la défense des exclus de la société, en rupture avec le consensus social, s'est érigé en tant que figure dérangeante face au pouvoir en place. On connait le mot célèbre de Sartre : « L'intellectuel est quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. » Cette figure de l'intellectuel occidental peut être considérée comme la figure classique qui prédominait en Occident et que la gauche a contribué à propager dans la plupart des sociétés postcoloniales. Elle a légèrement perdu de son éclat à la suite des percées de la droite et des extrêmes droites et du déclin relatif de la gauche (communiste, mais pas marxiste).
Mais, plus que l'éclat dont il jouissait en général, ce que le personnage de l'intellectuel a quelque perdu, c'est sa position et sa nature dans la société. Quand il est apparu en France et en Europe vers la fin du 19ème siècle, l'intellectuel n'était pas rattaché à une institution, l'université par exemple. Zola ou Anatole France, deux des ancêtres des intellectuels, étaient d'abord des écrivains prestigieux. Aujourd'hui, que ce soit en Amérique ou en Europe, il est quelque peu difficile de trouver des écrivains auteurs de fiction qui soient considérés comme des intellectuels au sens où je le définis plus haut. De plus en plus, l'intellectuel est un universitaire et c'est un spécialiste. Par exemple, aux Etats-Unis, ce sont Paul Krugman, professeur à Princeton, économiste lauréat du Nobel et chroniqueur au NYTimes, Henry Louis Gates, grand spécialiste de littérature comparée, professeur à Harvard, Cornell West, philosophe à Princeton, auteur du célèbre Race matters, Alan Wolfe, sociologue réputé, Michael Eric Dyson, etc. La France a tendance à faire quelque peu illusion à cause de ses vieilles traditions généralistes et l'on y trouve encore des intellectuels traditionnels, qui touchent à tout et qui brillent dans tout, comme Jacques Attali. Mais Bourdieu, (mort, je crois, en 2002) symbolisait, à mon sens, le personnage de l'intellectuel occidental critique des classes dominantes et du pouvoir en général, tandis que Elie Cohen, économiste français spécialisé, participe régulièrement aux émissions de radio et de télévision pour grand public et est bien connu du grand public français.
Constatons d'abord ceci avant de conclure cette première partie : la société haïtienne n'est pas la seule qui ait dit du mal de ses intellectuels. Les Français sont passés maitres dans l'art de dénigrer leurs intellectuels, et la société américaine est peut-être la société occidentale la plus anti-intellectuelle au monde. En disant cela, je ne suis pas en train de faire de l'anti-américanisme primaire et Il existe d'ailleurs une immense documentation sur ce sujet. Qu'est-ce qu'il y a donc chez les intellectuels qui fascine et repousse à la fois ? Quels sont les traits que prend cette attraction-répulsion chez la plupart des Haïtiens ? Peut-on identifier des figures d'intellectuels haïtiens qui se soient impliqués dans l'arène publique pour défendre des causes, redresser des abus, assumer des valeurs ainsi que l'on fait Emile Zola en faveur de Dreyfus, Pierre Bourdieu en faveur des chômeurs, Michel Foucault pour les droits des prisonniers, sans oublier bien sûr, celui qu'on a voté en 2006 comme le plus grand d'entre eux, Noam Chomsky lui-même (même s'il est très critique à l'égard des intellectuels) ? Pourquoi ne retrouve-t-on pas dans l'histoire de la pensée haïtienne un nombre important d'intellectuels haïtiens critiques à l'égard du pouvoir ? Notre prochain article sera consacré à une petite histoire des intellectuels haïtiens où nous tenterons d'analyser les racines de la question.
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