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Le Trait d'Union Entre Les Haitiens

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Hugues Saint-Fort a fait des études de lettres modernes et de linguistique aux Universités de Paris III Sorbonne Nouvelle et de Paris V René Descartes-Sorbonne d’où il a obtenu un Doctorat de linguistique. Il a enseigné la linguistique et/ou le français à l’ile Maurice, puis à Queens College, City College of New York, Kingsborough Community College.
 
Ses intérêts de recherche portent sur la création lexicale en créole haïtien, le phénomène des alternances genèse du créole haïtien  et l’évolution de la littérature haïtienne dans l’émigration nord-américaine
Qui est le professeur Hugues Saint-Fort?

A quand la fin des malentendus autour du kreyòl? - Reaction a l'article « Economie d’une langue et langue d’une économie »

kreyolHugues Saint-Fort --- Dans ce texte, je présente une réaction critique à un aspect d’un article qui a été publié en deux parties, il y a trois semaines environ sur l’un de nos forums et intitulé « Economie d’une langue et langue d’une économie ». Ma réaction peut paraitre un peu tardive mais depuis novembre 2012 jusqu’au vendredi 5 avril et samedi 6 avril 2013 (les deux jours du colloque), j’étais profondément impliqué dans la co-organisation d’un grand colloque universitaire international (plus de cent personnes venant de partout) célébrant à New York University le centenaire  de la publication de « Du côté de chez Swann » (1913), le premier des sept volumes d’« A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust. Maintenant que mon collègue et moi-même, avons mené ce colloque à bon terme, il va falloir travailler sur la publication des Actes du colloque, prévue pour l’hiver 2014.  

Tout d’abord, que ceci soit clair : je ne cherche querelle à personne. Je voudrais tout simplement revenir sur un aspect de l’article cité plus haut et dire en quoi je suis en désaccord avec l’auteur, Leslie Péan (LP) dont je lis toujours avec plaisir les articles sur Le Nouvelliste et certains forums de discussion.   

Tout a commencé le 18 février 2013 à 8h57 quand Marc-Arthur Pierre-Louis (MAPL) a publié sur les forums le mèl qui suit : « En feuilletant mon dictionnaire créole, je suis tombé sur le mot « singo » qui veut dire somnoler. Pour vous qui connaissez ce mot que je viens juste d’apprendre, pouvez-vous me dire s’il est particulier à une zone du pays ? »    

Quatre minutes plus tard, à 9h01, Hugues Saint-Fort (HSF) répond ainsi à MAPL : « Je confirme que le mot ‘singo’ fait partie de la masse lexicale du kreyòl et qu’il est décrit dans le ‘Haitian Creole-English Bilingual Dictionary’ (2007) du linguiste franco-américain Albert Valdman, avec le même sens que tu as mentionné. Comme toi, je viens juste d’apprendre ce mot et je ne sais pas s’il est particulier à une région géographique du pays. »

Puis vient une brève réponse de MAPL pour remercier HSF. 

Quinze minutes après le premier mèl de MAPL, soit à 9h12, un internaute très connu des forums, Willy Pompilus (WP) écrit ceci : «Singo est un mot utilisé dans le Nord-Est et une partie du Plateau Central par la paysannerie pour signifier ‘kabicha’. Ex. Li chita sou chèz la, l ap singo = l ap fè yon ti dormi. »

Willy Pompilus a été le premier intervenant à proposer une réponse satisfaisante à la question posée par MAPL, c’est-à-dire l’origine géographique du mot « singo ». Au cours des heures et des minutes  suivantes, d’autres intervenants, dont Harry Fouché, Anne Rose Schoen,  Letitiah Sept, Jean-Yves Jason, PFA, Marc Prince, Marlene 103, Dr. Jean Ardouin…et plusieurs autres internautes proposèrent des réponses à la question posée au début par MAPL. Rappelons que la question de MAPL concernait non pas la signification du mot « singo » (cela, MAPL l’avait indiqué clairement dès le début de son mèl), mais  son origine et son utilisation géographiques. La plupart de ces intervenants étaient originaires du Nord d’Haïti et confirmèrent la réponse initiale de Willy Pompilus que le mot « singo » était utilisé par les locuteurs de la région du Nord d’Haïti. Les échanges autour du mot « singo » continuèrent pendant sept jours jusqu’au 24 février. Il faut noter toutefois qu’un grand nombre de ces intervenants était des retardataires qui avaient raté les débuts des échanges. A ma connaissance, c’était la première fois qu’un sujet d’échange qui n’était pas basé sur la politique haïtienne recueillait tant de succès auprès des participants à un forum de discussion.

Grande fut donc ma surprise quand j’ai lu dans l’article « Economie d’une langue et langue d’une économie » écrit par  LP, cette interrogation stupéfiante : « Est-ce le moment de s’occuper d’un mot créole pour en faire l’enjeu de cinq jours de discussion ? Quelle conscience de la réalité immédiate a besoin d’un tel langage, de telles échappatoires ? »  

Plus loin, LP renforce son attaque et ironise sur les échanges « Engager des débats sur le sens d’un mot sans importance pratique…, c’est de la diversion, inconsciente peut-être, mais réelle. » Pour LP, discuter d’un mot créole équivaut à débattre « sur le sexe des anges ». Tout simplement stupéfiant !  

Je ne m’attarderai pas sur la critique générale qu’on est en droit de faire à LP, c’est-à-dire que les internautes sont libres de débattre d’un mot et que personne ne peut leur refuser la liberté de discuter de ce mot plutôt que d’un autre, de tel sujet au lieu de tel autre. Pour LP, parce que le pays est sous occupation, et que les gens meurent de faim, ce qui est important, c’est le nourrir, « pour qu’il cesse de s’aventurer sur de frêles embarcations et se faire dévorer par les requins de la mer des Caraïbes… » Bizarre argumentation ! A qui parle LP ? Aux internautes qui discutent du mot « singo », à MAPL qui a lancé sa question sur la région géographique où ce mot est le plus largement utilisé en Haïti ? Aux linguistes haïtiens ? Au gouvernement haïtien ? (En passant, je voudrais signaler l’aspect le plus bizarre du texte de LP : l’ambiguïté rampante qui se dégage de tout son texte. Il mélange allègrement le kreyòl et les différents gouvernements haïtiens comme responsables du désastre haïtien depuis deux siècles. Bizarre, bizarre !). Nous retrouvons ici l’argument bien connu qui est répété à satiété par certains, que le kreyòl est responsable  de tous les maux qui affligent Haïti. Que dirait LP si, à la suite de tous ces articles que lui-même écrit depuis quelque temps et qui ne peuvent en aucune manière nourrir les Haïtiens qui meurent de faim, quelqu’un lui aurait rétorqué que ce qui est important, c’est nourrir les pauvres Haïtiens qui meurent de faim pour qu’ils cessent de s’aventurer sur de frêles embarcations et se faire dévorer par les requins de la mer des Caraïbes.   

Quand LP écrit que « engager des débats sur le sens d’un mot sans importance pratique…, c’est de la diversion, inconsciente peut-être, mais réelle », il importe de se poser ces questions : pourquoi le mot est-il sans importance pratique ? Qu’est-ce qui fait l’importance pratique d’un mot ? Comment  peut-on se permettre de déclarer un mot sans importance pratique ? LP parle même de « diversion, inconsciente peut-être, mais réelle. » Mais, qui conduit cette diversion ? Qui manipule les internautes ? Certainement pas, MAPL, encore moins votre serviteur ! Quant aux internautes, …bien sûr, tout est possible mais avec une telle accusation, il faudra apporter des preuves solides.

Quelque part, dans ses deux textes, LP parle de « discussions byzantines » conduites à partir d’un mot créole. Mais, qu’est-ce qui est byzantin dans les discussions autour du mot singo ? En fait, j’ai relevé des interrogations assez intéressantes provenant de plusieurs internautes maltraités par LP.

Je signale à LP que l’approche initiée par MAPL, loin d’être « sans importance », ou constituant une perte de temps, ne s’éloigne pas trop des premiers éléments de la recherche de terrain des chercheurs en dialectologie ou en sociolinguistique. MAPL n’est pas le seul à pratiquer une telle approche sur les réseaux sociaux haïtiens. Je souhaite vivement que l’expérience initiée par MAPL et qui a été suivie par des dizaines d’internautes se répète pour le grand bonheur du grand public haïtiano-américain , passionné de  sa langue maternelle ou de la langue de ses parents. Il y a une semaine environ, sur le forum haïtien (Corbett List) du professeur américain aujourd’hui à la retraite, Bob Corbett, une personne du nom de Matt Bowlby, apparemment américain, mais résidant en Haïti, interrogeait les internautes de cette manière : « I am wondering about the origin of the phrase ‘franse mawon’ in Haitian Creole. In my understanding and observance of its use, for example, the phrase ‘li pale franse mawon’ would mean something like ‘he speaks horrible French’. It could be similar to how the French may say, ‘il parle anglais comme une vache espagnole.’

Does the ‘mawon’ here come from the Creole word for brown (mawon) or could it be more clearly associated with the term mawon as in the maroons (i.e. yon nèg mawon), or runaway slave colonies? Though the phrase is commonly used today, my sense is it has a pejorative or racist origin as if to say ‘he speaks French like a runaway slave’. Am I way off the mark? I would love any insight into the origin of this phrase and related phrases.”  

Ces questions ont suscité pas mal de réponses tant de la part des internautes haïtiens que des internautes américains.  Certaines de ces réponses sont particulièrement pertinentes.  LP qualifiera-t-il aussi cette discussion de discussion byzantine, de mot sans importance pratique ?

Que révèle cette attaque acharnée de LP sur le débat autour d’un mot créole initié par MAPL et relayé par des dizaines d’internautes pendant plusieurs jours sur les forums de discussion ? L’une des façons de cerner la réponse à cette question importante est de réfléchir sur le concept fondamental de l’idéologie linguistique, développée largement par de nombreux universitaires, depuis la fin des années 1970.  Je n’aurai pas le temps ces jours-ci d’entreprendre une telle analyse qui peut être si révélatrice  mais cela doit se faire pour mettre fin aux malentendus autour du kreyòl, notre langue maternelle.

Hugues Saint-Fort

New York, 15 avril 2013

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