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Conseils de lecture et critiques de livres

«Impasse Dignité», roman d'Emmelie Prophète


«Impasse Dignité», roman d'Emmelie Prophète. La romancière campe des personnages attachants (José, Violette, Denis, Lucie, Daniel, Claire, Boss Jacques), un personnage détestable: Ti Blanc et un personnage en rébellion: Sara. Elle balaie la caméra sur des amours interdites (José et Lucie), sur une vie minée par la maladie (Similia, la mère de Daniel), sur la solitude de Claire, sur la condition d'esclave de Maud, vieille femme de 70 ans et bonne à tout faire chez Ti Blanc, et sur Rita, la femme résignée de Ti Blanc et ses enfants tétanisés par la terreur paternelle. Le livre est une photographie de la vulnérabilité, une mise à nu du désespoir, de l'inconfort et du coincé. La romancière aurait pu choisir le titre «Détresse Quartier». «Impasse Dignité» est écrit dans une langue très pure et ravit le lecteur. Comme la plupart des personnages se débattent dans les affres d'une existence précaire, le lecteur comprend très vite qu'eux tous attendent fébrilement l'amélioration de leurs conditions économiques. Je me suis intéressé à relever le langage de tout ce qui touche à la misère, donc à l'économie dans le livre: -Il (Jacques, le cordonnier) refuserait ce travail s'il n'avait à ce point besoin d'argent. Il venait de rentrer de l'église, il était fatigué, il avait faim et il détestait Denis ainsi que sa progéniture. (Page 115-116) -Ils résistaient tous contre la mort. Une mort plus abyssale que celle du corps. Une mort qui ressemblait plus à de l'oubli. Ils luttaient tous sans le savoir contre l'oubli.

Le pays, le monde, était en train de les oublier. Eux-mêmes étaient en train de s'oublier mutuellement. (Page 130) -Le récipient était resté plusieurs années enveloppé dans une taie d'oreiller et caché dans un buffet où Jacques gardait aussi ses économies, du temps où il en avait. (Page 167) -Il (Jacques) n'avait rien gagné ces dernières semaines, à part penser depuis jours. (Page 167) -Il (Jacques) avait récemment pris la décision de ne plus fabriquer de chaussures. Il n'avait pas réussi à en vendre une seule depuis plusieurs mois. Les prix qu'on lui proposait ne correspondaient pas au coût de fabrication. Il n'avait plus les moyens d'acheter les intrants. (Page 168) -Ti Blanc se chargeait du bruit.

 Il était déchainé. Il provoquait ceux qui passaient devant chez lui, revendait, sans vergogne et au prix fort, les articles qu'il avait acceptés en gage dans son Bric-à-Brac, même quand le délai d'usage pour venir les reprendre n'avait pas expiré. (Page 171) -Elle (Maud) était une parente proche de Rita qui l'avait accueillie quand elle était rentrée, désespérée, de Grandoit, commune d'Anse d'Hainault dans la Grand'Anse, chassée par la misère.

Elle travaillait de seize à dix huit heures par jour, recevait parfois quelques gourdes (...) (Page 172) -Sara, jeune fille rebelle, cernée de toutes parts par la misère et tenaillée par le besoin légitime de manger à sa faim, de s'habiller. (Page 178) -Toutes les fenêtres ouvraient sur la misère et le doute. (Page 180) -C'était un combat pour l'oubli, cet oubli qui permettrait au jour suivant de se lever, de s'appeler jour même quand le soleil s'étendrait, même quand les assiettes seraient vides. (Page 181) -Elle (Sara) était une fille qui n'avait pris d'engagement avec aucun avenir. (Page 180) -Ils (les enfants de Denis) ont toujours connu une vie difficile et il (Denis) leur avait tellement peu offert de temps, d'affection, de sécurité matérielle qu'il avait honte et ne savait comment s'y prendre. (Page 184) -Lucie travaillait plus pendant les périodes de fin d'année.

Elle arrivait plus tôt au marché et repartait, comme les autres marchandes. Elles espéraient toujours une dernière vente. (Page 187) Mes yeux ont couru sur une expression qui a capté mon attention: «le pouvoir économique». Un personnage du récit confie son manque de pouvoir économique, alors que l'expression m'était sortie de l'esprit. Je me suis familiarisé avec le pouvoir d'achat. Les deux décrivent la même réalité, et toute la vie active revient à se doter de revenus aux fins de transactions. Dans ces lignes, plutôt sur l'écran défilent des images d'une très grande détresse. Je ne terminerai pas sans signaler que le sort de Sara me fait penser à une autre Sara, chantée par feu Serge Reggiani, que le froid et la faim ont contrainte à relever son jupon.

Jean-Claude Boyer
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Lundi15 juin 2012
Source: Le Nouvelliste