Conseils de lecture et critiques de livres
Frôlements d’ailes et battements de cœur : À propos de « L’ange du patriarche » de Kettly Mars
- Détails
- Catégorie : Livres
- Publié le samedi 10 février 2018 14:19
Par Leslie Péan, 23 janvier 2018 --- Frissons, suspense, hallucinations, ésotérisme, force de caractère et lutte au finish avec le Mal sont quelques-uns des ingrédients qui composent L’ange du patriarche, le dernier roman de Kettly Mars. Un thriller qui tient le lecteur ou la lectrice dans une bulle d’envoûtement et ne le lâche qu’à la dernière page, exténué, mais heureux de ce tour de force littéraire. L’intrigue est bien menée et le suspense va crescendo, au fur et à mesure que les tournants de l’histoire se précisent et se précipitent. L’auteure a pris un grand pari en s’aventurant dans le genre à suspense, mais Mars est une écrivaine qui aime se poser des défis, prendre des risques et explorer d’autres univers.
Dans le monde décadent où évolue la jeunesse d’une république vouée à toutes les mauvaises tentations, Kettly Mars aborde dans son roman, paru chez l’éditeur Mercure de France, les multiples facettes spirituelles en Haïti. Des facettes qui sont souvent un amalgame suscité par l’ignorance, les préjugés, l’intolérance quand ce n’est pas simplement par la bêtise. Tous les thèmes chers à l’auteure et abordés dans ses huit précédents romans se retrouvent dans L’Ange du patriarche, comme la condition des femmes, l’amour maternel, l’immigration, la sensualité et le corps dans tous ses états. Un grand tabou traverse également les chapitres de ce roman attachant, l’inceste, qui ici est l’expression suprême de la malédiction qui frappe une famille depuis plus d’un demi-siècle.
Tout commence avec le sprint en motocyclette de deux jeunes pris dans le tourbillon d’une relation quasi incestueuse. Et de là , l’auteure s’engage dans la course de fond d’une famille qui fait face aux répercussions néfastes de l’engagement pris, un demi-siècle plus tôt, par un aïeul avec un ange malfaiteur, l’ange Yvo. Personne n’y échappe dans cette famille éclatée, qu’ils vivent en Haïti, en Amérique du Nord, en Afrique ou en Europe. Il faudra « sacrifier son propre sang » pour exorciser la malédiction. Dans la construction de cet univers imaginaire, Kettly Mars met en scène trois femmes, Emmanuela, Patricia et Paula dans leur recherche de bénédictions, mais aussi de sortilèges pour affronter les vagues malfaisantes de l’ange Yvo qui les poursuit.
Dans ce va-et-vient entre l’église catholique et le houmfò, il faut bien tenir l’ouvrage pour qu’il ne vous tombe pas des mains. Car au fil des pages, des rapprochements improbables ont lieu. Les personnages vont de l’un à l’autre comme dans le roman La boutique aux miracles de Jorge Amado. De toute façon, Kettly Mars rebat les cartes du temps en démontant la fabrique de la mystique dans une société où les êtres humains agissent en prédateurs que ce soit en politique, dans les affaires ou en amour. Le récit avance en plusieurs lignes parallèles. Un frère (Edwin) et une sœur (Vanika) consanguins, deux jeunes, qui cohabitent, luttant pour ne pas tomber dans le tourbillon de l’inceste. Un fils (Alain) et sa mère (Emmanuela), veuve, femme qui assume sa féminité et sa condition, qui assume ses fantasmes, ses peurs et ses inquiétudes. Elle se laisse conduire à un lave tèt dans un temple vodou sur les conseils de Patricia, sa meilleure amie pour se protéger des esprits maléfiques et résister aux assauts de l’esprit qui veut troubler la pureté de son amour maternel. Puis la vieille cousine Paula, appelée affectueusement Couz, la chasseuse de démons, qui doit convaincre Emmanuela de la véracité de cette malédiction et la convaincre aussi des pouvoirs qu’elle ne se connait pas. Et toute une kyrielle de personnages attachants, que l’on voit évoluer sur les pages et que l’on suit les yeux inquiets et la main sur le cœur. Comme la tante Elvire et son fils Billy Boy, triple divorcé et paumé. Comme le jeune Alain Jeanton, informaticien, être bisexuel et tourmenté qui vit dans la peau de Jean-Michel Basquiat. Nos travers, nos laideurs, nos beautés et nos richesses sont exposés dans un environnement où les nouvelles technologies cohabitent avec des croyances et des superstitions séculaires.
Les personnages sont atteints de cauchemars, frayeurs et angoisses dans leurs activités quotidiennes. Le tour de force de l’auteure de L’Ange du patriarche est de tenir le suspense et l’anticipation du lecteur sans avoir recours à de grands effets spéciaux ni des bains de sang. La réalité et le rêve se mélangent. La peur se glisse dans l’interstice des heures, dans les nuances de la lumière, dans le bruit sec d’une serrure déverrouillée au milieu de la nuit, dans les actions les plus banales du quotidien. Le diable s’annonce par « l’encens des sacrifiés », cette fumée nauséabonde et invisible qui s’instille dans les demeures, tout comme Michael, l’ange salvateur marque sa présence par quelques gouttes de sang au plus intime de la féminité des protagonistes. Ce roman est aussi un hommage au corps de la femme. Devant le déluge qui s’annonce, en l’absence d’une nouvelle arche de Noé, autant se mettre sous la protection des anges et des archanges.
Kettly Mars touche ainsi le centre nerveux de l’existence de la population haïtienne. Mais elle ne va pas dans la logique de la confrontation, toutes les forces sont indispensables pour créer la synergie spirituelle nécessaire dans la lutte qui se prépare. Car l’ennemi en face est puissant et vicieux et il a besoin des corps humains pour se perpétuer. Avec la fluidité d’une langue qu’elle maitrise, sans accroche tapageuse, l’auteure nous explique : « Célia débarrasse la petite table près du canapé et s’en va. L’ange Yvo est un esprit incestueux, ma fille. Notre famille a pâti de l’inceste et en pâtit encore. Nous avons connu des drames qui ont blessé et fait couler beaucoup de larmes. Les mots de Couz s’étendent comme un voile de froid dans la douceur du soir qui tombe. Cet ange renouvelle aussi son obscure énergie dans l’accouplement d’un même sang. Ras kabrit. Il pousse les êtres sous son emprise à accomplir cet acte contre nature et sa vindicte s’acharne contre ceux qui lui refusent ce sacrifice. Sous l’emprise de cet esprit, le père cherche sa fille, la mère son fils, le frère sa sœur ou l’inverse. Grâce à Bouk kabrit, la déité phallique, l’Ange est assuré que ces croisements incestueux se font dans les conditions cosmiques propres à l’ensemencement d’un être hermaphrodite. Une créature à deux sexes pour servir le diable. Et quand un tel enfant naît de l’accouplement ténébreux, l’Ange gagne dix siècles de vie. »
On connait Kettly Mars pour les ravissements de son écriture voluptueuse et charnelle. Aujourd’hui, elle nous plonge dans un univers fantastique, un voyage hallucinant. Un vrai voyage initiatique. C'est un beau roman, très bien écrit et facile à lire. Le sujet traité est assez douloureux avec des personnages anxieux qui donnent parfois le dégoût le plus profond et procurent honte et nausée. Pourtant l’auteure arrive à présenter cela avec de la fluidité, de la délicatesse et même des accents de poésie qui procurent une grande jouissance à la lecture. On est séduit par le talent avec lequel l’auteure décrit ses personnages bouleversants, particulièrement ces jeunes d’aujourd’hui se parlant dans leur langue hybride ponctuée d’anglais, vivant leurs amours tourmentées et se quittant aussi vite qu'ils se rencontrent. Le tout sur la pointe des pieds.
L’auteure montre des personnages prisonniers de leurs hallucinations. Le désarroi qui les affecte devant ces révélations et ces présences est émouvant. Ils s’agitent dans le vide et on rentre avec eux dans l’au-delà avec des mouvements d’ombre qui passent et des tableaux qui bougent aux murs. Des événements singuliers, des intrusions inouïes, qui tétanisent Emmanuela et Alain. Des bruits inexplicables qui donnent à penser. Ces bruissements de passage appellent toutes les interprétations. Ces événements sont devenus une ritournelle qu’Emmanuela veut arrêter. « Alain sent des présences. Il les sent parfois dans le jardin quand il va fumer. Depuis son adolescence, il lui arrive de percevoir des vibrations qui n’ont rien d’humain. Il sait que ces esprits peuvent se glisser dans n’importe quel objet et le transformer en une obsession capable de détruire. »
L'histoire est envoûtante, nous l’avons dit, mais l'écriture l’est également. Le talent de l’auteure est au zénith dans sa manière de décrire tout aussi bien le contour, les sensations et sentiments des personnages, que les paysages et les ambiances, avec une richesse de vocabulaire consommée. Comme les fils invisibles d’un tissu, Kettly Mars mêle à son roman l’histoire, le merveilleux, le fantastique et le folklore. Son imagination semble sans limite : « ... Les Marinettes pye chèch. Ces esprits que l’ange Yvo a convoqués pour faire sa besogne diabolique. Nous faisons face à un syncrétisme démoniaque, Fifille. Il aurait pu faire appel aux membres des neuf ordres des démons... Mammon, Astaroth, Asmodée et toute la cohorte des séducteurs de la mort présidée par Satan. La théologie catholique en a recensé des dizaines et des centaines. Non. Il a préféré puiser dans la partie obscure de notre propre culture, pour une prise plus efficace. »
Loin d’aborder le besoin religieux scientifiquement, l’auteure s’arrête à l’obsession qui travaille les caractères. Une obsession qui se termine toujours mal pour eux, pris dans cette glue des malheurs et des échecs. Les tendances morbides de notre société se reflètent dans la mort qui frappe l’un après l’autre les protagonistes du roman. On retourne au tropisme culturel des « Dix hommes noirs » d’Etzer Vilaire, suivi par le « Nous mourrons tous » de Délira de Jacques Roumain dans Gouverneurs de la rosée. La conscience mystique n’est pas une fausse conscience, car elle traverse toutes les classes sociales à la recherche d’une réponse à cette question fondamentale du « pourquoi nous existons ». Toutefois la dynamique des relations sociales qui émergent de cette forme de conscience pose problèmes pour l’établissement de la confiance, facteur premier dans une société. En effet, c’est à partir de la confiance qu’on peut arriver à établir des lois, créer un État de droit et enfin la démocratie. Le roman rentre dans ce que Julien Freund nomme « une conception non rationnelle de la vie »[1].
Loin de la vulgarité nihiliste, la perspective de la survie est indiquée par l’auteure pour ne pas risquer la perte de l’âme. L’ange du patriarche de Kettly Mars. Paris pris. Paris gagné.
Leslie Pean
[1] Julien Freund, Utopie et violence, Paris, M. Rivière, coll. « Études sur le devenir social », n˚ 7, 1978, p. 54.
LES DERNIERES NOUVELLES