Economie
Haiti pays émergent d’ici 2030: Cela exige un taux de croissance annuel de 8% et une stabilité politique. Est-on sur la bonne voie ?
- Détails
- Catégorie : Economie
Instabilité politique quand tu nous tiens.
Par Thomas Lalime --- L'administration Martelly/Lamothe ne cesse de clamer son objectif de faire d'Haïti un pays émergent d'ici 2030. Pour y parvenir, il faudrait réaliser un taux moyen de croissance d'au moins 8 % durant cette période. Au cours des quatre dernières décennies, on a réalisé une moyenne d'à peine 1,2 %. L'instabilité politique récurrente est à la base de cette piètre performance économique. Il faut aussi reconnaître que les élections contestées ne représentent qu'un pas vers l'instabilité politique qui ne pourra que ruiner la croissance économique
En effet, l'une des caractéristiques de la plupart des pays sous-développés est l'instabilité politique. Coups d'État, assassinats politiques, élections frauduleuses, manifestations intempestives, contestations politiques et grèves, arrestations, répressions politiques et dépenses militaires figurent parmi ces nombreuses caractéristiques. Avec des poids divers bien sûr. Ces caractéristiques invitent à différencier la stabilité gouvernementale de la stabilité politique. Le cas du Tchad est un exemple éloquent. Le gouvernement militaire de Hissein Habré a duré 8 ans, donc relativement stable. Cependant, le dictateur tchadien a instauré une des dictatures les plus féroces et sanguinaires en Afrique et a tué plus de 40 000 personnes en 8 ans. Impossible donc de parler de stabilité politique au sens de Barro (1994) qui tient compte du nombre d'assassinats politiques dans la mesure de l'instabilité politique.
Malheureusement, Haïti n'a pas échappé au cancer de l'instabilité politique. L'analyse de l'évolution du taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) réel sur la période allant de 1970 à 2009 laisse augurer une forte corrélation négative entre les turbulences politiques survenues au cours de cette période et la croissance économique, comme en témoigne la représentation graphique du taux de croissance économique. Ce, conformément aux résultats de l'étude d'Alberto Alesina et de ses coauteurs intitulée «Political Instability and Economic Growth», publiée en juin 1996 dans le Journal of Economic Growth, présentés dans ma précédente chronique.
Si l'on considère les quatre dernières décennies, la croissance économique en Haïti a d'abord eu des évolutions en dents de scie pour ensuite tendre vers une stagnation voire des contractions économiques. La meilleure performance remonte à la première décennie : de 1970 à 1979. Pour cette tranche de 10 ans, Haïti a enregistré un taux moyen de croissance de 4,02 % contre un taux de croissance moyen de 1,19 % sur l'ensemble des 40 années. Durant les années 1971, 1976 et 1979, ce taux de croissance était respectivement de 8,45 %, 8,55 % et 7,3 %, digne de la performance économique des tigres asiatiques des dernières années. Petite digression: cette décennie est celle au cours de laquelle Haïti avait participé à la Coupe du monde de football en Allemagne en 1974. Serait-ce une coïncidence? On peut aussi penser que la prospérité économique est la mère de toutes les vertus.
Stabilité politique, un préalable aux IDE
La bonne performance économique globale d'Haïti au cours de cette période était due en grande partie à l'afflux des investissements directs étrangers (IDE), ainsi qu'à la performance des petites industries locales. Les IDE totaux moyens représentaient durant cette décennie une part non négligeable du PIB haïtien alors que la Cimenterie d'Haïti, la Minoterie d'Haïti, l'usine sucrière Hasco et l'Aciérie d'Haïti composaient le noyau dur de la petite industrie locale. Cette période marquait également la florescence du tourisme dans la Caraïbe dont Haïti était le porte-étendard, le climat sociopolitique permettait à l'île de tirer profit de ses belles plages et de son climat tropical.
Pour la deuxième décennie allant de 1980 à 1989, la performance économique haïtienne a chuté drastiquement. Pendant ces 10 ans, le taux moyen de croissance est passé à 0,36 %, de loin inférieur à la moyenne sur les 40 ans : 1,19 %. Au cours de cette période, on a enregistré une contraction de la production nationale respectivement en 1981 (-2,73 %), en 1982 (-3.43 %) en 1986 (-0,12 %) et en 1987 (- 0,75 %). Cette première période de contractions économiques, 1981 et 1982, a été celle où la population commençait à se soulever contre le règne de Jean-Claude Duvalier. Tandis que la deuxième période, 1986 et 1987, coïncide avec les turbulences liées au départ forcé du président Jean-Claude Duvalier.
Notons que Duvalier père, François Duvalier, a dirigé le pays de 1957 à sa mort en 1971, soit une période d'environ 14 ans. À sa mort, il a passé le maillet à son fils Jean-Claude Duvalier qui a dirigé le pays de 1971 à février 1986, soit une période de 15 ans. Au total, le règne des Duvalier a duré 29 ans. La fin de ce règne allait engendrer des troubles et turbulences politiques puisque le pays n'avait pas l'expérience et la pratique de l'alternance politique. Le passage d'un régime autoritaire de 29 ans à un régime démocratique n'était guère préparé. D'où le début d'une ère d'instabilité politique ou d'une transition qui n'en finit pas pour citer Pierre- Raymond Dumas. Il y eut cinq présidents entre février 1986 et février 1991. La présidence du professeur Leslie François Manigat, pourtant élu par les urnes, n'avait duré que trois mois.
La décennie perdue
La troisième décennie, de 1990 à 1999, n'a pas été plus calme sur le plan politique. Économiquement, elle a été la pire des quatre dernières décennies avec un taux de croissance moyen de -0,12 %. Cette décennie coïncidait avec l'élection démocratique de Jean-Bertrand Aristide à la présidence de la République d'Haïti. Ce dernier allait être renversé 8 mois plus tard par un coup d'État des Forces armées d'Haïti. Ce coup d'État va avoir des conséquences néfastes sur l'économie haïtienne puisque les États-Unis d'Amérique, l'un des tout premiers partenaires commerciaux d'Haïti, avait décrété un embargo commercial à son encontre. L'économie haïtienne a enregistré durant cette période d'embargo son pire taux de croissance sur les quatre dernières décennies, -11,9 % pour l'année fiscale 1993/1994, peut-être la pire performance depuis que le pays a commencé à comptabiliser son PIB réel.
Cette mauvaise performance venait couronner l'ère post-coup d'État qui avait marqué le début de la décroissance. À noter que le coup d'État militaire a eu lieu le 30 septembre 1991 et que le taux de croissance des trois années qui l'ont suivi étaient respectivement : -5,3 ; -5,4 et -11,9 %. L'embargo se durcissait d'une année à l'autre. Pourtant, l'année fiscale 1994/1995, qui a vu le retour d'Aristide au pouvoir, a été marquée par une forte reprise, un taux de croissance de 9,89 %. Cette année a marqué la fin de l'embargo ainsi que la reprise de l'aide internationale. Dès lors, on a enregistré des taux positifs de croissance jusqu'en 1999. Notons, par ailleurs, que le retour du président Aristide en 1994 avait scellé le démantèlement des Forces armées d'Haïti, l'institution qui était censée garantir la paix et l'ordre public, mais qui, très souvent, était impliquée dans des coups d'État, 32 au total depuis l'indépendance d'Haïti en 1804.
Il avait fallu seize ans à l'économie haïtienne pour dépasser la valeur du produit intérieur brut (PIB) réel de 1991, celui d'avant le coup d'État militaire. En clair, l'économie haïtienne avait connu seize ans de récession si l'on compare les niveaux de PIB de 2006/2007 à celle de 1991/1992 aux prix constants de 86/87. Pour l'année fiscale 1991/1992, le PIB réel était de 13 390 millions de gourdes alors qu'en 2006/2007, il était de 13 529 millions de gourdes. Cependant, si l'on tient compte du taux de change gourdes/dollar américain, le PIB réel en 2006/2007 (356 millions de dollars) demeure très inférieur à celui de 91/92 (1 625 millions de dollars) ; puisque ce taux de change est passé de 8,24 à 38 gourdes pour un dollar américain au cours de la période en question. On peut ainsi dire que l'économie haïtienne a pris plus de 16 ans pour se refaire une santé à la suite des méfaits du coup d'État et de l'embargo.
La dernière décennie, 2000 à 2009, est à peine différente de la précédente avec un taux moyen de croissance de 0,59 %. Deux performances négatives peuvent être remarquées au cours de cette période : en 2000-2001 et 2003-2004. La première a été la résultante des élections frauduleuses et contestées de mai 2000 qui avait reconduit Aristide au pouvoir tandis que la deuxième marque le soulèvement populaire qui a provoqué son départ précité le 29 février 2004, avant donc la fin de son mandat. Ces crises politiques ont eu, elles aussi, des conséquences désastreuses sur l'économie nationale. En 2001 par exemple, le taux de croissance économique était de -1 % contre -0,3 % l'année suivante. En 2004, la descente aux enfers a été encore plus marquée: -3,5 %. Qu'en sera-t-il de la décennie 2010-2019 ? Toute la nation haïtienne prie pour qu'elle soit meilleure.
Comme l'a souligné Aly Acacia en réaction à ma chronique de la semaine dernière, il ne faut pas négliger d'autres potentiels ennemis de la croissance économique tels que la mauvaise gouvernance, la corruption, la faiblesse institutionnelle mais aussi les mauvais choix de politiques économiques. Si l'on ne peut pas pointer du doigt uniquement l'instabilité politique, on doit cependant admettre qu'il existe une forte corrélation entre ces variables, en ce sens que les pays les plus instables ont plus de chance d'être parmi les plus corrompus avec une plus faible qualité de gouvernance. «Le bon fonctionnement des institutions, le respect des règles du marché, l'alternance du pouvoir et la transparence, poursuit M. Acacia, constituent autant de facteurs susceptibles de stimuler la croissance économique.»
Thomas Lalime
Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
Source: Le Nouvelliste
Photo Credit:
Caraco: Gerard Maxineau
Manifestation:Frantz Etienne