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La pêche, un potentiel inexploité

peche-haitienneL’ambassadeur américain, Kenneth Merten, exprimant en fin de mission son amour du pays, a fait allusion, entre autres, à la délicieuse saveur de nos « poissons gros de sel ». Haïti, recèle en effet, en fonction de ses caractéristiques insulaires, un nombre infini de potentiels à exploiter, dont la pêche. Mais, l’indifférence à l’endroit de ce secteur de l’économie nationale est telle, que nos

pêcheurs, après plus d’un quart de siècle à explorer les fonds marins, ne peuvent s’offrir même le plus modeste des toits, voire contribuer à la relance de la production nationale.

Bertrand Delva a maintenant 77 ans. Le visage raviné, usé, le crâne dégarni sous un soleil torride et saupoudré de quelques cheveux grisonnants, des vêtements en lambeaux, tout lui donne l’apparence d’un sinistré d’une quelconque catastrophe naturelle. Non. Le respectueux M Delva qui nous parle avec la sagesse et la courtoisie dignes de son âge, n’est ni un sinistré, ni un mendiant. Il compte plutôt parmi les multiples pêcheurs qui peuplent nos côtes à travers le pays. Et, selon ce qu’il nous a confié, bien qu’il s’adonne à cette pratique depuis l’âge de 10 ans, il ne peut toujours pas s’offrir le « luxe » d’avoir un toit propre à lui.

Lucien Joseph, lui, bientôt sexagénaire, quatre enfants à nourrir – Dieu merci, il n’a pas été prolifique! -, pratique la pêche depuis l’âge de 18 ans. Pour lui, comme pour le plus jeune de nos interlocuteurs, Eric Guerrier, 39 ans, deux bouches à nourrir, et qui tire des filets de pêche depuis l’âge de 14 ans, le sort n’est pas plus enviable. De leurs témoignages, l’observateur peut vite déduire que ces hommes, pourtant familiers de la mer dont ils extraient leur subsistance, sont des oubliés des tenants de la relance de la production nationale tant vantée par nos gouvernements.

La lune, seule complice des pêcheurs

Avec la complicité de la lune, ces pêcheurs savent quand la mer peut devenir une amie bienveillante. Aux mois de juillet et août, nous confient-ils, ils n’ont pas besoin, en pleine nuit sur leurs embarcations rudimentaires, d’aller tromper la vigilance des poissons avec des torches de résine allumées. Les filets, lâchés à quelques encablures de la côte, peuvent piéger en une nuit une quantité considérable de poissons de belle taille. Tôt, le lendemain, une fois les filets tirés et leur contenu vendu, le plus souvent sur place, les bourses seront plus ou moins bien garnies. Et l’un d’ajouter, d’une voix amusée : « L’usurier cessera de nous harceler pendant quelque temps. Nous pourrons donner une avance sur le montant du loyer. La scolarité peut être payée enfin pour récupérer les bulletins scolaires de nos enfants. Mais, les autres périodes, le vent, le nordé, surtout en septembre, nos filets n’attrapent que du fretin ».

Des pêcheurs, après une maigre prise, triant des sardines dans le fretin

Ces hommes qui explorent depuis trop longtemps l’océan en quête d’un mieux-être jusque-là inaccessible, déplorent qu’ils soient encore réduits, après tant d’années, à pêcher dans des conditions aussi archaïques : cannes à pêche dérisoires, barques en bois et filets de pêche rapiécés, pas de matériel de plongée, pas de chambre froide…Quelles tentatives ont-ils alors fait auprès des institutions d’encadrement et autres organismes à visée de développement ? Ils prétendent avoir essayé d’approcher tantôt un maire, tantôt un sénateur, sans grand résultat. Quant à l’intervention du Ministère de l’Agriculture des Ressources Naturelles et du Développement Rural (MARNDR), certains pêcheurs grand’anselais, eux, ont une vague souvenance d’un projet dont ils ne se rappellent plus le nom. L’exigence leur avait été faite de monter une association vite désintégrée à la fin du projet.

Pourquoi ne se tournent-ils pas vers les institutions de prêts, les caisses populaires ou les banques ? « On n’accorde pas de crédit à des gens comme nous. Nous n’offrons pas assez de garanties », se sont plaints nos interlocuteurs. En somme, ces pêcheurs, ces laissés-pour-compte qui ont dédicacé leur vie à rendre la vie des autres agréables, ne disposent pas des moyens ni des infrastructures adéquates devant leur permettre de jouer le rôle prépondérant qui leur est dévolu dans l’accroissement et la stabilité d’une économie nationale moribonde.

Les institutions financières réagissent

Les grosses pointures du système bancaire haïtien opinent sur la question. Pour sa part, la Unibank soutient qu’avec son Micro crédit national (MCN), elle rend la vie facile aux petits commerçants versés dans l’informel et, dans le même lot, aux pêcheurs. Par contre, son programme de crédit destiné aux Petites et Moyennes Entreprises (PME), très exploité dans le sud, selon notre interlocuteur, en particulier aux Cayes, exige pour le financement un minimum de critères. En d’autres termes, les pêcheurs peuvent toujours y accéder s’ils intègrent une organisation structurée.

La réaction de la BNC s’apparente à sa devancière dans le classement. Certains dossiers de demandes de prêts formulées par des associations de pêcheurs plus ou moins structurées, sont à l’étude, comme celle d’Anse d’Hainault, dans la Grand’Anse. Pour les prêts individuels, ils seraient consentis seulement si l’État mettait à disposition des Banques un fonds de garantie qui compenserait les pertes en cas de non remboursement des dettes.

De son côté, la SOGEBANK précise qu’elle cultive une politique de crédit fondée sur la solvabilité et la rentabilité. En d’autres termes, dans le cas des pêcheurs non organisés, manifestement insolvables, il serait donc aléatoire de leur consentir des prêts sur la base du « Bondye bon », des caprices de la mer ou des conditions météorologiques. Le risque serait trop élevé pour la banque.

Un directeur d’une caisse populaire de la fédération Le Levier dont les tentacules s’étendent sur tout le pays, explique. La fédération a dans le passé consenti des prêts à d’hypothétiques associations de pêcheurs. Mais par faute de l’incapacité de gestion de celles-ci, l’expérience fut désastreuse. Toutefois, des prêts individuels sont encore faits pour l’achat ou la location de barques, de filets de pêche, ou d’un système de réfrigération, quoiqu’embryonnaire, pour la conservation des produits de la pêche.

Le MARNDR, un rôle mitigé

Bernard Lenor, responsable en santé et production animale attaché à un bureau régional du MARNDR dans la Grand’Anse, dut admettre la précarité de l’assistance dont bénéficient les pêcheurs. De son avis, certes, ces derniers ne s’organisent pas assez en vue d’une meilleure gestion des produits de leur pêche, mais force est de reconnaître qu’ils manquent d’encadrement et de moyens.

Autant que se souvienne M Lenor, diplômé de Cuba, le PDR, un projet de développement rural financé par l’Union Européenne, s’était concentré sur le cas des pêcheurs avant 2007. Lors, des dispositifs de concentration de pêche (DCP) avaient été mis au service des pêcheurs de Dame-Marie, des Abricots et des Roseaux. Mais, mise à part l’appui du FAES à ce secteur depuis octobre 2011, notamment à Dame-Marie, des autres DCP, M Lenor croit qu’il n’en reste que les vestiges. Ceci s’explique, d’après lui, en raison d’une faute organisationnelle, de l’incapacité des pêcheurs à gérer les DCP et aussi de l’insuffisance des moyens à les entretenir.

Il faut donc croire que les richesses des nos mers ne comptent pas parmi nos ressources, puisque nous n’avons retracé aucune intervention d’un technicien du MARNDR auprès des pêcheurs. Nous avons plutôt appris que bon nombre de ces techniciens, diplômés à Cuba, sont retenus au bureau central où, désœuvrés, ils arpentent les bureaux sans un but précis.

Ce n’est donc pas étonnant, face à une telle faiblesse de vision de nos gouvernements successifs et au peu d’engagement du secteur privé, que cette croissance de la production nationale reste encore au stade de vœu pieu. Depuis bien longtemps d’ailleurs, dans les habitudes alimentaires haïtiennes, la consommation des produits en conserve que nous déverse la république voisine, tels, le salami, les saucissons, les saumon en boîte, a remplacé celle du poisson frais. Demain, ce peuple qui souffrira d’intoxication alimentaire chronique, quel sera alors son apport à une relance effective de la production nationale ?

Yvon Janvier
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Source: Le Matin