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La BRH, le virage vers l’économie politique ?
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Par Thomas Lalime -- « On recense, depuis l'origine des temps, trois grandes inventions : le feu, la roue et la banque centrale.»Cette citation du célèbre humoriste, cinéaste, acteur et réalisateur américain, Will Rogers, bien que curieuse, met bien l'accent sur l'importance d'une banque centrale dans une économie. Cette importance découle directement de celle de la monnaie qu'elle est appelée à créer et gérer.
Sur le rôle crucial de la monnaie dans une économie, John Meynard Keynes, l'un des économistes les plus influents de l'économie moderne,déclarait: « Lénine aurait déclaré que la meilleure manière de détruire le système capitaliste est de s'attaquer à sa monnaie ... Il avait certainement raison. Il n'y a pas de manière plus subtile, plus sûre et plus discrète de renverser l'ordre existant de la société que de vicier sa monnaie. Le procédé range toutes les forces cachées des lois économiques du côté de la destruction, et cela de telle façon que personne ne peut prévoir.» (1)
Le rôle fondamental de la banque centrale et de la monnaie qu'elle est appelée à créer et gérer fait de son gouverneur l'une des personnalités les plus importantes de la politique économique d'un pays. Chacune de ses interventions est passée au peigne fin. Ainsi le rendez-vous économique du 2 janvier où le chroniqueur économique Kesner Pharel reçoit sur Radio Métropole le gouverneur de la Banque de la République d'Haïti capte-t-il l'attention de tous ceux qui s'intéressent à l'économie haïtienne.
À l'émission de cette année, le gouverneur Charles Castel a fait une déclaration qui mérite de s'y attarder. À deux reprises, il a répété qu'il croit que l'économie politique est très importante. Ses justifications sont claires : «La paix sociale est un facteur important de l'économie. Nous vivons en société, il y a un niveau de frustration qui peut s'avérer dangereux aux niveaux social, économique et politique». Il faut, selon M. Castel, faire de l'économie politique pour ne pas rester enfermé dans un monétarisme de mauvais alois.
De toutes ses précédentes participations à l'interview du 2 janvier sur Radio Métropole, c'est pour la première fois que M. Castel affiche une préférence aussi prononcée pour l'économie politique. S'il est vrai que la politique monétaire ne peut se détacher complètement du contexte et de la réalité politique, on s'attend à ce que ces paramètres soient plutôt défendus par le ministre de l'Économie et des Finances (MEF) qui défend la politique fiscale du gouvernement, notamment les dépenses et les recettes publiques. En ce sens, le MEF peut défendre publiquement le caractère social des décisions de son gouvernement. Mais pour le gouverneur de la banque centrale, il se pose deux problèmes : l'indépendance de la banque des banques et –c'en est un corollaire– sa crédibilité. Si M. Castel pense qu'un banquier central ne peut pas être dogmatique, il ne saurait être trop accommandant non plus, au risque de perdre la crédibilité qui est à la base de son efficacité.
La crédibilité d'une banque centrale met des années, parfois des décennies, à s'acquérir. Elle est basée sur la confiance qu'ont les agents économiques sur sa capacité à faire face aux chocs économiques avec une politique monétaire appropriée au moment opportun,sans influence politique. Ainsi, l'indépendance de la banque centrale du pouvoir politique est considérée comme un indice important de crédibilité.
Cette notion d'indépendance a fait l'objet d'une riche littérature empirique et théorique dans la recherche en sciences économiques. Elle tente d'apprécier l'indépendance qu'une banque centrale peut avoir vis-à -vis des politiciens, généralement représentés par le gouvernement. On distingue l'indépendance politique de l'indépendance économique. La première comprend trois éléments couvrant les procédures de nomination des dirigeants de la banque centrale, les relations entre le conseil de direction et le gouvernement et les responsabilités officielles assignées à la banque centrale. Alors que la seconde tient compte du financement du budget de la banque centrale ainsi que la nature des instruments monétaires qu'elle utilise.
En général, on considère qu'un changement plus fréquent des gouverneurs signifie une plus faible indépendance des banques centrales. Même si un mandat long ne signifie pas forcément davantage d'indépendance, mais des durées d'exercice qui sont plus courtes que le cycle électoral pourraient signifier une indépendance plus faible. Les économistes Alpanda et Honig, cités par Wikipédia, ont examiné en 2007 la proportion selon laquelle la politique monétaire est manipulée pour des raisons politiques en analysant la possibilité de cycles monétaires politiques entre 1972 et 2001 sur de multiples pays. Ils observent ainsi l'évolution des agrégats monétaires lors des campagnes politiques. Selon leur résultat, ces cycles existent avant tout dans les pays en voie de développement, ce qui signifie une plus faible indépendance réelle dans ces pays.
La mission de la BRH l'exempte de la politique
L'orientation de l'économie politique a fortement évolué dans le temps. Mais dans son acception la plus récente, elle peut désigner la branche de la science économique qui décrit et analyse l'activité économique par rapport aux données politiques, en essayant d'expliquer le fonctionnement et de trouver les lois qui régissent l'activité économique par rapport à l'action des pouvoirs publics. Elle peut désigner également la branche de la science économique qui applique à un système politique donné les outils de l'analyse économique afin d'expliquer le choix des politiques publiques en fonction des préférences des agents et des objectifs propres des dirigeants.
À la lumière de ces deux définitions, on peut se demander si un gouverneur de banque centrale peut faire de l'économie politique. Pour se faire une meilleure idée, un regard sur la mission de la BRH disponible sur son site Internet (2)donne l'éclairage qui suit : « La législation en vigueur assigne quatre rôles fondamentaux à la BRH, lesquels peuvent être énoncés comme suit:
- Défendre la valeur interne et externe de la monnaie nationale,
- Assurer l'efficacité, le développement et l'intégrité du système de paiements,
- Assurer la stabilité du système financier,
- Agir comme banquier, caissier et agent fiscal de l'État.»?
Le texte poursuit : «La Banque centrale utilise divers instruments dans la mise en œuvre de la politique monétaire, dont l'objectif fondamental demeure la stabilité des prix. Son principal canal de gestion monétaire est depuis plus de deux ans la vente aux banques de la place des bons qu'elle émet. Elle a également recours à des interventions directes sur le marché des changes pour acheter ou vendre des devises, selon l'objectif de court terme poursuivi. Quand les circonstances l'exigent, la BRH peut également recourir à des variations dans le taux de réserves obligatoires [...]. La BRH mène des négociations avec le ministère de l'Économie et des Finances en ce qui a trait au niveau et aux conditions de financement du déficit budgétaire. Ces ententes se matérialisent, en général, par des accords signés entre le gouverneur de la BRH et le ministre de l'Économie et des Finances.»
Le législateur a, semble-t-il, laissé peu de choix politiques au gouverneur en dehors de la sphère financière. Et ce, dans la droite lignée de la philosophie d'indépendance d'une banque centrale. Mais jusqu'où un gouverneur peut demeurer indépendant en Haïti sans courir le risque de se faire remplacer au bout de son premier mandat de trois ans ?
Aucune baisse significative du taux de réserve obligatoire n'est prévue
Le gouverneur a profité de l'émission pour confirmer qu'aucune baisse significative du taux de réserve obligatoire n'est prévue, malgré le taux d'inflation relativement faible réalisé en 2013. Cela ne ferait, dit-il, que provoquer un surplus de liquidité que les banques commerciales n'utiliseront pas forcément aux à des fins productives. Pour envisager une telle option, il faudrait convaincre M. Castel que le surplus de liquidité que provoquerait cette baisse de taux soit utilisé à des fins productives. Il plaide d'ailleurs pour le montage d'un mécanisme d'assurance au profit du secteur agricole. Mais la BRH n'est pas prête à financer ce mécanisme, elle peut uniquement participer au travail intellectuel sur le sujet. M. Castel rêve d'un fonds d'au moins 100 millions de dollars américains pour mitiger les risques dans le secteur agricole.
De même, le gouverneur ne prévoit pas de modification dans la gestion des bons-BRH. Il a vanté la forte rentabilité du secteur bancaire en 2013 : entre 15 à 21 %. Sa prévision de croissance économique pour 2014 oscille entre 5 et 5,5 %, à peu près pareil pour le taux de d'inflation qui devrait fluctuer entre 5 et 6 %. Il ne s'inquiète pas pour la hausse des prix pour l'exercice fiscal en cours. Il se demande même si un peu d'inflation ne serait pas nécessaire pour stimuler l'économie haïtienne tout en prenant soin d'indiquer que le risque d'aujourd'hui, notamment au niveau mondial, est celui d'une déflation. Et quand on fait face à la déflation, prévient-il, c'est difficile de s'en sortir. À ses yeux, la stabilité politique et sociale ainsi que l'emploi demeurent des enjeux plus importants aujourd'hui que la lutte contre l'inflation.
Rappelons que, selon l'Institut haïtien de statistique et d'informatique (IHSI), l'inflation de 4,5 % réalisée en 2013 a été obtenu grâce aux effets combinés de l'augmentation de l'offre des produits locaux, d'une certaine stabilité des cours mondiaux, notamment le pétrole et les grains de base, et des efforts de contrôle du taux de change de la gourde par rapport au dollar américain. Nous ne sommes donc nullement à l'abri d'un regain de l'inflation si le prix du pétrole et les cours mondiaux des grains de base repartent à la hausse. Ou encore, si les aléas climatiques redeviennent défavorables à Haïti ou même si la BRH éprouvent des difficultés à contenir le taux de change.
Thomas Lalime
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Source: Le Nouvelliste
(1) : Gregory N. Mankiw, Macroéconomie (p.121), 5e ed., traduction de la 7e édition américaine par Jihad C. El Naboulsi
(2) : http://www.brh.net/mission_et_organisation.html
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