Economie
Les Gagnants (Relatifs) de la Nouvelle Economie Mondiale
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CAMBRIDGE - L'économie mondiale fait face à une incertitude considérable à court terme. La zone euro parviendra-t-elle à régler ses problèmes et éviter l’effondrement ? Les Etats-Unis pourront-ils retrouver le chemin d’une croissance renouvelée? Est-ce que la Chine trouvera un moyen d’infléchir le ralentissement économique qui s’est emparé d’elle ?
Les réponses à ces questions détermineront l’évolution de l'économie mondiale au cours des prochaines années. Mais, quelle que soit la façon dont ces défis immédiats sont résolus, il est clair que l'économie mondiale est entrée dans une nouvelle phase également difficile à plus long terme – une phase qui sera nettement moins favorable à la croissance économique que potentiellement toute autre période depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Indépendamment de la manière dont ils gèrent leurs difficultés actuelles, l'Europe et l'Amérique s’en sortiront avec une dette élevée, un taux de croissance faible et des contentieux de politique intérieure. Même dans le meilleur des cas, si l'euro reste intact, l'Europe restera embourbée dans la lourde tâche de reconstruire son union effilochée. Et, aux États-Unis, la polarisation idéologique entre démocrates et républicains continuera à paralyser la politique économique.
En effet, dans pratiquement toutes les économies avancées, des niveaux élevés d'inégalité, des pressions sur la classe moyenne et un vieillissement des populations alimenteront de nombreux conflits politiques, dans un contexte de chômage élevé et de ressources fiscales limitées. Ces vieilles démocraties tendront alors à se replier de plus en plus sur elles-mêmes ; elles deviendront des partenaires moins utiles au niveau international - moins disposés à soutenir le système commercial multilatéral et davantage enclins à répondre de façon unilatérale à des politiques économiques d’un autre pays qu'ils percevraient comme préjudiciables à leurs intérêts.
Pendant ce temps, les grands marchés émergents comme la Chine, l'Inde et le Brésil sont peu susceptibles de combler le vide, car ils restent déterminés à protéger leur souveraineté nationale et leur marge de manœuvre. En conséquence, les possibilités de coopération mondiale sur les questions économiques et d'autres s’amenuiseront encore un peu plus.
C'est le genre d'environnement global qui diminue le potentiel de croissance de chaque pays. Le pari sûr, c'est que nous ne retrouverons jamais une croissance telle que le monde – et en particulier les pays en développement - a connu au cours des deux décennies qui ont précédé la crise financière. Il s’agit d’un environnement qui va produire de profondes disparités dans les performances économiques à travers le monde. Certains pays seront beaucoup plus affectés que d'autres.
Ceux qui s’en sortiront relativement mieux partageront trois caractéristiques. Tout d'abord, ils ne seront pas alourdis par des niveaux élevés de dette publique. Deuxièmement, ils ne dépendront pas excessivement de l'économie mondiale et leur moteur de croissance économique sera interne plutôt qu'externe. Enfin, ils seront des démocraties solides.
Une dette publique modérée est importante, parce que des niveaux d'endettement qui atteignent 80-90% du PIB deviennent un frein sérieux à la croissance économique. Ils immobilisent la politique budgétaire, entraîner de graves distorsions dans le système financier, déclenchent des combats politiques en matière de fiscalité et incitent de coûteux conflits de répartition. Les gouvernements préoccupés par la réduction de la dette sont peu susceptibles de réaliser les investissements nécessaires pour encourager des changements structurels à long terme. À quelques exceptions près (comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande), la grande majorité des économies avancées du monde entrent ou entreront bientôt dans cette catégorie.
De nombreuses économies émergentes, comme le Brésil et la Turquie, ont réussi à freiner la croissance de la dette publique cette fois-ci. Cependant, ils n'ont pas empêché une frénésie d'emprunt dans leurs secteurs privés. Dès lors que les dettes privées peuvent se transformer en dette publique, la faible dette du gouvernement pourrait en fait représenter un coussin plus limité que ce que ces pays n’imaginent.
Les pays qui dépendent de manière excessive des marchés mondiaux et de la finance mondiale pour alimenter leur croissance économique se retrouveront également dans une situation désavantageuse. Une économie mondiale fragile ne sera guère favorable aux grands emprunteurs nets étrangers (ni aux grands prêteurs nets étrangers). Les pays présentant de larges déficits du compte courant (comme la Turquie) resteront l'otage des caprices des sentiments de marché. Ceux qui disposent d'importants excédents (comme la Chine) seront sous la pression croissante - y compris la menace de représailles - de contenir leurs politiques « mercantilistes ».
Une croissance tirée par la demande intérieure sera une stratégie plus fiable qu’une croissance basée sur les exportations. Cela signifie que les pays disposant d’un grand marché intérieur et d’une classe moyenne prospère auront un avantage important.
Enfin, les démocraties s’en sortiront mieux parce qu'elles disposent des mécanismes institutionnalisés de gestion des conflits que les régimes autoritaires n'ont pas. Des démocraties telles que l'Inde peuvent parfois sembler se déplacer trop lentement et être sujettes à la paralysie. Mais elles fournissent les arènes de consultation, de coopération et de va-et-vient entre des groupes sociaux opposés, qui sont essentielles en période de turbulences et de chocs.
En l'absence de telles institutions, les conflits de répartition peuvent facilement dégénérer en manifestations, émeutes et troubles civils. C'est à ce niveau que l'Inde et l'Afrique du Sud démocratiques ont un avantage sur la Chine ou la Russie. Les pays qui sont tombés sous le contrôle de dirigeants autocratiques - par exemple, l'Argentine et la Turquie - sont également de plus en plus dans une situation désavantageuse.
Un indicateur important de l'ampleur des défis de la nouvelle économie mondiale est le fait que tellement peu de pays satisfont l’ensemble de ces trois exigences. En effet, plusieurs des histoires de succès économiques les plus spectaculaires de notre temps - la Chine en particulier - ne parviennent pas à répondre à plus d'un d’entre eux. Ce sera un moment difficile pour tous. Mais certains - entendez le Brésil, l'Inde et la Corée du Sud - seront dans une meilleure position que le reste.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Dani Rodrik, Professeur d'économie politique internationale à Harvard University, est l'auteur de The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le Paradoxe de la Mondialisation: la Démocratie et l'Avenir de l'Economie Mondiale).
Dani Rodrik
Source: Le Matin
Photo credit:Aucoinducomptoir