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Economie

Manifestations de masse et révolution fiscale (1 de 3)

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par Leslie Péan, 1er mars 2015  ---  Le déficit de pensée et d’action qui s’affiche en Haïti a des racines profondes dans la psychologie de la colonialité qui affecte, d’une part, les élites haïtiennes et, d’autre part les masses victimes, malgré elles, du syndrome du nivellement par le bas. Ce déficit de pensée et d’action s’exprime souvent par le silence. Haïti n’est pas morte, mais ses citoyens sont emmurés vivants et vivent comme dans un état végétatif où la conscience est absente. Un état de zombification témoignant d’une profonde crise de civilisation. Au cours de la décennie 2004-2014, les recettes publiques ont augmenté de 54%, passant de 8.2% à 12.7% du produit intérieur brut (PIB) sans que les services donnés à la population s’améliorent[i]. Toutefois la pression fiscale demeure faible et ne dépasse pas la moitié de celle de la République Dominicaine.

L’augmentation de la taxation générale a servi à financer les détournements de fonds, le gaspillage et les dépenses extravagantes du gouvernement Martelly. Le premier artifice mis en avant par ce gouvernement, un mois après sa prise du pouvoir, a été la taxation des Haïtiens vivant à l’étranger par le biais du prélèvement de 5 centimes par minute sur chaque appel téléphonique international et 1.50 dollar sur chaque transfert de fonds de la diaspora. De juin 2011 à aujourd’hui, des centaines de millions de dollars ont été collectés par la Banque de la République d’Haïti (BRH) et par le Conatel pour financer un programme de scolarisation prétendument universelle, gratuite et obligatoire (PSUGO). Un audit réalisé en 2014 par l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC) sur l’utilisation des fonds collectés révèle qu’il s’agit d’une gabegie totale avec corruption, détournement de fonds publics, faussaires, écoles-fantômes. « C’était du désordre généralisé. 10 milles écoles ont été impliquées. 3 mille publiques et 7 mille privées. Après l’audit, nous avons demandé l’annulation des contrats des 7 mille privées pour les renégocier[ii]. Â»

Tondre la diaspora pour enrichir la clique des copains coquins au pouvoir

 Selon le Réseau National De Défense Des Droits Humains (RNDDH), « les responsables des établissements scolaires reprochent aux autorités gouvernementales de ne pas respecter les clauses du contrat les liant avec l'Etat haïtien et de ne verser les montants que sporadiquement, entrainant des retards considérables dans le paiement des salaires aux enseignants et dans le fonctionnement des établissements. D'autres se plaignent de ce que le PSUGO ne prend en compte ni les conditions d'apprentissage des enfants ni les conditions de travail des enseignants[iii]. Â» Les défaillances constatées dans le PSUGO par le RNDDH indiquent que le programme est vidé de sa substance. La pénurie des enseignants qualifiés se traduit par la forte proportion des professeurs n’ayant aucune formation initiale[iv], soit 79%. On ne saurait camoufler la supercherie des centaines de millions de dollars d’impôt extorqués de la diaspora en prétendant les investir dans l’éducation, alors que le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) admet lui-même que 85% des enseignants ne sont pas qualifiés dans le secteur de l’enseignement primaire[v].

De ce fait, c’est mettre la charrue avant les bÅ“ufs que de démarrer un programme de scolarisation universelle sans commencer par un programme de mise à niveau des enseignants. En prenant une autre voie, le gouvernement Martelly gaspille la taxe payée par la diaspora. L’utilisation de cette taxe ne permet pas de former du capital humain à travers les investissements faits dans le PSUGO et ne fait que perpétrer la mauvaise qualité de l’éducation. Mais ne soyons pas dupes. S’agissait-il vraiment de promouvoir l’éducation ou était-ce uniquement une apparence, un prétexte, pour tondre la diaspora et permettre à une clique de copains coquins de s’enrichir ? La question est pertinente.

On ne saurait être étonné de résultats aussi catastrophiques dans un gouvernement qui n’hésite pas à nommer n’importe quel quidam ministre, ambassadeur, directeur, professeur et tutti quanti. Tout est à l’image du président lui-même. Mais à côté de la mauvaise utilisation des fonds collectés, la question fondamentale concerne le montant des fonds collectés. Aucun audit conduit par une entité indépendante n’a été réalisé en ce sens. Les mauvaises habitudes prises se manifestent dans d’autres secteurs avec les mêmes conséquences. C’est le cas dans le secteur énergétique, où la politique fiscale réactionnaire du gouvernement a provoqué les manifestations publiques qui ont culminé dans la grève du 2 février 2015 suivie des deux journées de ville morte des 9 et 10 février 2015, déclenchées pour dénoncer les prix élevés du carburant[vi]. Les revendications sectorielles des professeurs pour des salaires, des écoliers et étudiants pour des professeurs, des riverains pour leurs propriétés détruites, des citoyens qui veulent que les prix baissent, s’ajoutent à celles croissantes contre le déni des droits de l’homme en général.

De manière générale, une révolution sociopolitique est en gestation pour mettre en marche une révolution fiscale. C’est important de se rappeler que le premier chef d’État haïtien Dessalines a été tué suite à des mesures fiscales prises lors de sa tournée dans le Sud. D’ailleurs, il devait lui-même dire au colonel Lamarre de Petit-Goâve : « Si les citoyens ne se soulèvent pas après ce que je leur ai fait dans le Sud, ils ne sont pas des hommes[vii]. Â» L’attention a toujours été portée sur le règlement de comptes sanglant entre nos aïeux qui s’est malheureusement terminé par l’assassinat de Dessalines. Les aspirants au pouvoir obnubilés par ce dernier, négligent la mal gouvernance et la fiscalité arbitraire qui sont à l’origine des conflits qui jalonnent notre histoire de peuple.

Haïti est le pays le plus inégalitaire au monde

Les grèves de février 2015 et les malheureux événements qui ont suivi tels que les morts au carnaval et la pendaison de Claude Jean Harry en République Dominicaine, sont les conséquences du brigandage, de la déchéance et de la déliquescence qui sévissent au plus haut niveau de la société haïtienne. Nous sommes dans un continuum d’absence de communication et de perte de soi. La souffrance est générale et il n’y a que des palliatifs qui sont proposés par les responsables et les gouvernants. La maladie est grave et les espoirs de guérison sont minces. Notre intervention s’inscrit dans la problématique d’ouvrir les yeux des jeunes pour qu’ils continuent d’apprendre en gardant leur dignité et le respect d’eux-mêmes. Question de lutter contre les parasitages de tous ordres c’est-à-dire psychologique (préjugés) et sémantiques (la compréhension des messages) qui encouragent les palabres. Bref appel pour de nouveaux savoir-faire permettant une réelle communication, un savoir-être, faisant la promotion du savoir.

La crise qui sévit en Haïti est le résultat d’une crise plus générale au centre de l’économie globale. Nous vivons dans un monde où, selon le dernier rapport 2015 du groupe suisse OXFAM, 1% des gens de la planète possèdent 50% des richesses mondiales. Un tel système est criminel car, comme l’a montré Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, il est injuste[viii] et s’attaque à la civilisation. Selon le rapport OXFAM 2015, « Alors que la part des richesses semblait augmenter au profit des 99%, tout bascule après 2008 en faveur des 1%. Très précisément, ce sont 48% des richesses qui sont détenues par les 1%, laissant 52% aux moins riches. Â» Ajoutons qu’il serait faux de penser que les 99% ont accès aux 52% qui restent.

Seulement 19% se partagent 46.5% du reste, ce qui fait que la grande majorité des 80% n’a que 5.5% des richesses à partager. Cela signifie que les inégalités augmentent avec les riches qui deviennent encore plus riches et les pauvres plus pauvres. Le rapport OXFAM 2015 indique que 30% des milliardaires sont américains et 90% sont des hommes. Ces 2089 milliardaires investissent dans le lobbying pour manipuler les règles de fonctionnement des pays dans lesquels ils investissent. D’après le rapport Hurun 2015 publié par la Chine, six des dix personnes les plus riches du monde sont américains.

En 2006, Haïti était le second pays au monde (après les Comores) au chapitre de l’inégalité de la distribution des revenus. Le coefficient de Gini[ix], du nom de son auteur, est de 0,66 dans notre pays. Cet indicateur se situe dans une fourchette allant de zéro (égalité parfaite) à 1 (inégalité totale), La mobilisation internationale déclenchée pour venir en aide aux sinistrés n’a pas eu les effets escomptés. On se demande où sont passés les 6 milliards qui ont été déjà décaissés[x]. Le tremblement de terre n’a pas démoli la structure mafieuse productrice d’inégalités. Au contraire, celle-ci s’est renforcée avec le premier acte du gouvernement Martelly qui a été de taxer la diaspora (taxes sur les appels téléphoniques et les transferts) sans aucune transparence au niveau de l’utilisation des fonds collectés. Puis, au niveau local, le gouvernement a enlevé aux communes leur autonomie de gestion en remplaçant les maires élus par « les agents exécutifs intérimaires Â». Aujourd’hui, Haïti affiche encore un coefficient de Gini[xi] de 0,66 en 2012. Avec 1% des Haïtiens possédant 50% des richesses nationales et 72% des Haïtiens vivent avec moins de deux dollars par jour, Haïti est le pays le plus inégalitaire au monde.

Les élites n’ont pas d’état d’âme et pensent que cette situation peut éternellement continuer avec le jeu clair-obscur de la propagande et de la communication. Tout donne à penser qu’avec l’opération Martelly, elles ont trop tiré sur la corde. Le cortège d’improvisations, d’indisciplines, de déliquescences, de violences, d’incivismes et de chaos ravage la société. En acceptant la délinquance reconnue au plus haut niveau de l’État, les élites ont, malgré elles, contribué à faire sauter le verrou psychologique du faux consensus qui fait dire au peuple souffrant que ce coin de terre transformé en enfer est « Haiti chérie Â». L’incapacité de la classe politique progressiste d’être à l’avant-garde a laissé la place à la corruption comme dernier rempart du système criminel. Ainsi, le gouvernement dit-il aux parlementaires, aux juges mais aussi aux ménagères, qu’ils doivent se tenir tranquilles pour avoir droit à une part du gâteau. Mais les miettes utilisées pour anesthésier les consciences ne servent à rien, malgré ce que Hannah Arendt nomme « les corruptions par le jeu compliqué des folies et des intrigues, des vanités, des humiliations et de la simple indécence[xii]. Â»

Crise fiscale de l'État et croissance des inégalités

Dans la recherche de solutions aux problèmes de la société haïtienne, il serait dommage de ne pas se ressourcer à d’autres expériences enrichissantes. En ce sens, le cas de la victoire du parti Syriza (Coalition de la Gauche radicale) en Grèce est significatif. Les partis traditionnels en Grèce (gauche et droite) se sont succédé au cours des 40 dernières années avec le PASOK, Parti socialiste en Grèce et la Nouvelle Démocratie, un peu comme c’est le cas aux États-Unis avec les partis démocrate et républicain. Le PASOK était arrivé au pouvoir en promettant de combattre l’austérité. Mais une fois au gouvernement, ses dirigeants ont renié leurs promesses. C’est le cas aussi en France avec le gouvernement socialiste de François Hollande qui a renié ses promesses. D’où son impopularité grandissante.

Les Français sont déçus de voir que la politique de réforme fiscale annoncée par le candidat Hollande est enterrée. Pourtant les travaux de l’économiste Thomas Piketty[xiii], proche du parti socialiste (PS), sur la régressivité du système fiscal et le rôle des inégalités, auguraient tous les espoirs. D’une part, la transmission des patrimoines transforme les entrepreneurs en rentiers. D’autre part, les couches aisées des classes moyennes sont mobilisées pour soutenir les politiques de réduction de taxation du capital. Un double mouvement qui contribue à augmenter les inégalités, comme Thomas Piketty en a fait la magistrale démonstration dans son dernier ouvrage Le capital au XXIe siècle[xiv].

 La Grèce a des dettes de 300 milliards de dollars envers les bailleurs de fonds étrangers (Union européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Cet argent n’est pas allé aux citoyens grecs, mais a été utilisé pour payer les sommes dues aux banques allemandes, françaises et américaines. La responsabilité en matière de finances et de dettes dit que c’est le créancier qui est responsable et pas le débiteur (celui qui doit). C’est au créancier de faire ce qu’on appelle en anglais le « due diligence Â», c’est-à-dire d’être prudent et de vérifier que le débiteur a la capacité de payer.

(à suivre)

Leslie Pean
Economiste - Historien
Image: MaxB


[i] International Monetary Fund, Haiti ex-post assessment of longer term program engagement, January 2015, p. 21.

[ii] « Le PSUGO, une menace à l’enseignement en Haïti ? (III), Un processus d’affaiblissement du système éducatif…, Â», AlterPresse, 8 septembre 2014

[iii] Réseau National De Défense Des Droits Humains (RNDDH), Evaluation de la situation du pays cinq (5) ans après le séisme du 12 janvier 2010, Rap./A15/No01, 12 janvier 2015, p. 4.

[iv] Document de la Banque Interaméricaine de Développement, Haïti Stratégie-Pays, 2011, p. 4.

[v] Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP), Programme Cadre de formation des Agents de l’Enseignement Fondamentale, Port-au-Prince, 2005. Lire aussi Banque mondiale, Haïti améliore l’accès à l’éducation avec une stratégie gouvernementale ciblée, 21 novembre 2012. Lire enfin Leslie Péan, « Marasme économique, transmission des savoirs et langues (6 de 6 - degi) Â», AlterPresse, 11 juin 2013.

[vi] Leslie Péan, « L’État contre le citoyen dans le domaine énergétique Â», Alterpresse, 5, 7 et 8 février 2015.

[vii] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, tome III, Port-au-Prince, Imprimerie Deschamps, 1989, p. 359.

[viii] Joseph E. Stiglitz, Le prix de l'inégalité, Les liens qui libèrent, 2012,

[ix] World Bank, Haiti Social Resilience and State Fragility in Haiti, A Country Social Analysis, Report No. 36069–HT, April 27, 2006, p. 16.

[x] Vijaya Ramachandran and Julie Walz, « Haiti's earthquake generated a $9bn response – where did the money go? », The Guardian, UK, January 14, 2013

[xi] Haïti – un nouveau regard, Rapport OMD 2013, Résumé Exécutif, PNUD, p. 10.

[xii] Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Tel Gallimard, 1967, p. 150.

[xiii] Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale: Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 1991. Lire aussi Thomas Piketty, L’économie des inégalités, Paris, la Découverte, 2004.

[xiv] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 410-416.