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Et si la BRH perdait le contrôle de la gourde ?

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Par Thomas Lalime --- Hier lundi 6 juillet 2015, la Banque nationale de crédit (BNC) achetait le dollar américain à 53.60 gourdes et le revendait à 53.75 gourdes. La Unibank procurait le billet vert à 53.6 gourdes pour le revendre à 54 gourdes. Mais la « banque 5 étoiles » a pris le soin d'indiquer que les taux varient selon les montants sollicités et qu'il faut contacter la Direction du change pour savoir le taux exact si l'on veut obtenir un montant supérieur à 5 000 dollars américains. À un certain moment, dans certaines banques commerciales, le grand public ne pouvait pas acheter plus de 100 dollars d'un coup. La monnaie américaine se fait donc très rare sur le marché local. Et comme tout bien rare, son prix –le taux de change- a tendance à exploser.

Environ un an plus tôt, il fallait 45 gourdes pour un dollar américain. Et il y a 15 ans, on achetait la précieuse monnaie à moins de 25 gourdes. En clair, par rapport au mois de mai 2014, il faut aujourd'hui 9 000 gourdes de plus pour se procurer 1 000 dollars américains. Autrement dit, quelqu'un qui avait converti toute son épargne en dollars américains il y a un an, gagnerait environ 167 dollars américains sur chaque liasse de 45 000 gourdes. Cela veut dire également que le taux de change en soi peut être considéré comme un produit financier à part entière sur lequel les agents économiques peuvent spéculer pour gagner de l'argent. Sans avoir à investir dans une entreprise.

La gourde a connu ces dernières semaines une dépréciation sans précédent, hors période de crise. Pourtant, le lecteur attentif à l'évolution du marché des changes constate, non sans angoisse, un silence inquiétant de la Banque de la République d'Haïti (BRH), chargée de garantir la stabilité des prix. À ce titre, il convient de rappeler que le taux de change est le prix d'une monnaie par rapport à une autre, du dollar américain par rapport à la gourde dans ce cas précis. En conséquence de cette dépréciation accélérée dans une économie importatrice nette, l'inflation a pointé son nez au cours des derniers mois. La BRH a donc failli à l'objectif principal de sa politique monétaire qui est la préservation de la stabilité des prix afin de sauvegarder la valeur interne et externe de la monnaie nationale.

Le gouverneur de la BRH, Charles Castel, a toujours déclaré qu'il n'est pas un adepte de la dévaluation de la gourde. À tous ceux qui la prônent, il rétorque: « Le taux de change est un prix. Dites-moi ce que vous voulez vendre et on discutera alors de prix.» Une façon d'affirmer la nécessité de revaloriser d'abord la production nationale avant même de penser à une hypothèque dévaluation de la gourde. La dépréciation de ces derniers jours ne résulte donc pas d'un choix délibéré de la Banque centrale mais plutôt de son impuissance. Elle reflète une désarticulation entre l'économie réelle et la politique monétaire pratiquée jusqu'ici ou encore un déséquilibre structurel et financier qui semble dépasser la compétence de la Banque centrale.

En ce qui a trait à la production agricole, les projections de la Coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA) font état d'une réduction de la production agricole attendue pour les mois de juin et juillet (récolte de printemps) en raison d'une faible pluviométrie et d'un déficit d'investissements au niveau de ce secteur, ce qui engendre une augmentation des prix au troisième trimestre 2015. De 6,4 % en mars 2015, le taux d'inflation annuel est passé à 6,6 % en mai 2015. De même, en variation mensuelle, le rythme de progression des prix a atteint 0,8 % en mai 2015 contre 0,3 % en mars 2015.

Cette situation n'est pas sans conséquence sur le panier de la ménagère puisque, selon la BRH, « Cette accélération des prix à la consommation, quoique faible, s'associe également à la croissance monétaire qui a favorisé d'importantes augmentations du taux de change, lesquelles ont conduit au renchérissement des produits alimentaires importés qui ont une pondération de 38,1% dans le total de produits consommés. » La dépréciation de la gourde affecte donc sévèrement 100 % de la population haïtienne.

Par le passé, pour des fluctuations moins importantes du taux de change, la BRH avait habitué le grand public à des conférences de presse pompeuses pour annoncer qu'elle dispose de moyens adéquats pour intervenir et stabiliser le taux de change. Maintenant que la situation parait encore plus alarmante, la BRH ne dit rien. Est-elle en train de perdre le contrôle de la gourde? La dernière Note sur la politique monétaire couvrant le troisième trimestre fiscal 2015, disponible depuis le 2 juillet 2015 à l'adresse http://www.brh.net/note_polmon3t15.pdf, semble soutenir cette hypothèse.

En effet, en absence de conférence de presse de la BRH en cette période de grande dépréciation de la gourde, le contenu de la dernière Note sur la politique monétaire peut être considéré comme la position officielle de la Banque centrale. Celle-ci a confirmé que « la situation économique et financière a été marquée par une dépréciation accélérée de la gourde par rapport au dollar américain. » Cette conjoncture, poursuit la note, a contraint la BRH à resserrer davantage les conditions monétaires en augmentant à deux reprises les taux de réserves obligatoires ainsi que les taux directeurs. « Ces décisions ont été prises afin d'atténuer les effets de cette dépréciation sur l'évolution des prix dans l'économie, lesquels ont connu une progression relativement constante durant tout le trimestre.»

En fait, la banque centrale a confirmé avoir agi pour arrêter l'hémorragie. Elle confirme avoir procédé à des interventions sur le marché des changes d'avril à juin 2015 qui ont contribué, entre autres, à une évolution à la baisse des réserves internationales nettes, lesquelles ont totalisé 858,9 millions au 17 juin 2015 contre 921,7 millions de dollars un trimestre plus tôt.
Il importe de mentionner ici qu'en septembre 2012, les réserves nettes de change s'élevaient à 1,3 milliards de dollars américains. En moins de 3 ans, elles ont diminué de 441,1 millions de dollars américains, soit une baisse de 34 %. On comprend donc que la BRH ne peut plus continuer à intervenir sur le marché à un tel rythme, de peur de réduire les réserves nettes à une peau de chagrin. Devenue manchote, elle n'inquiète plus assez certains opérateurs économiques qui peuvent se lancer dans des attaques spéculatives sans trop risquer.

La BRH semble confirmer également que, malgré ses interventions sur le marché des changes, la gourde a poursuivi sa chute. Les instruments de politique monétaire qu'elle utilise sont-ils devenus désuets? Les autorités monétaires sont-ils à bout de souffle? Les causes de la décote dépassent-elles les compétences de la BRH? L'absence de conférence de presse du conseil d'administration de la banque centrale légitime ces questions et peut amplifier les anticipations pessimistes mais rationnelles des agents économiques. Et ce cocktail ne fera qu'accentuer la dépréciation de la monnaie nationale.

Le tableau n'est pas plus reluisant sur le plan de la politique fiscale. À ce niveau, la BRH affirme : « S'agissant des finances publiques, les données disponibles montrent une dégradation de la situation des comptes du Trésor public. En effet, le troisième trimestre coïncide avec la période où généralement les recettes (notamment les recettes internes) connaissent une baisse alors que, parallèlement, les dépenses ont enregistré une augmentation substantielle. Ainsi, les opérations de l'État se sont soldées par une détérioration du solde budgétaire courant, laquelle a entraîné une augmentation du financement monétaire. »

Ce déficit budgétaire a conduit la BRH à financer le gouvernement Paul pour le maintenir à flot. La BRH est on ne peut plus claire : « Les données préliminaires du mois de juin sur la situation monétaire font état d'une progression de la base au sens du programme financier qui lie les autorités fiscale et monétaire au FMI et la base au sens large par rapport à mars 2015 contre une évolution à la baisse au cours du trimestre précédent. Le comportement de la base monétaire est principalement influencé par la hausse du stock de crédit net de la BRH à l'État, étant donné la baisse continue des avoirs extérieurs nets. L'expansion de la monnaie centrale au cours du troisième trimestre traduit les répercussions de la détérioration de la situation des finances publiques.»

S'agissant du secteur externe, les informations fournies par la BRH témoignent d'une raréfaction de l'offre de devises attribuable au recul significatif des décaissements externes et d'une augmentation du déficit commercial expliquant les pressions sur la demande locale de devises. Comme pour dire que la vraie raison de la dépréciation accélérée de la gourde résulte du déclin de la production nationale. À cela, précise la BRH, il faut ajouter les anticipations négatives de certains agents en raison de la conjoncture électorale.

Déficit budgétaire et déficit de la balance commerciale

Depuis l'exercice 2010, les importations de biens et services ont cru à un rythme effréné et leur niveau a été maintenu jusqu'en 2015, à un montant moyen de 4,3 milliards de dollars américains. Parallèlement, indique la BRH, « les exportations et les transferts privés qui sont redevenus les principales sources de devises du pays, après la chute drastique des transferts publics (dons), amorcée en 2013, ont crû à un rythme relativement stable. Cette évolution des principaux éléments de l'offre montre une raréfaction continue des entrées de devises dans l'économie par rapport à une demande croissante. Cette situation s'est amplifiée au cours de l'exercice 2015, entraînant ainsi une dépréciation accélérée durant le troisième trimestre. »

Selon la banque centrale, la situation des finances publiques au 24 juin 2015 révèle qu'un montant de 41,2 milliards a été enregistré comme recettes de l'État pour la période allant d'octobre 2014 à juin 2015, ce qui représente un taux de réalisation de 67,8 % par rapport à la prévision de l'exercice. La perception moyenne mensuelle pour les huit premiers mois de l'exercice fiscal 2014-2015 est estimée à 4,7 milliards alors que les dépenses fiscales moyennes mensuelles se chiffrent à près de 6,3 milliards. Pour la période allant d'octobre 2014 à juin 2015, les dépenses totalisent 55,8 milliards de gourdes. Ainsi, durant cette période, les recettes publiques peuvent couvrir seulement 74 % des dépenses gouvernementales.

Après un repli de 6 % au deuxième trimestre de l'année fiscale, les dépenses publiques ont augmenté de 24,7 % en variation trimestrielle pour totaliser 20,8 milliards de gourdes au 24 juin 2015. En variation annuelle, les recettes totales pour le trimestre ont reculé de 16 % alors que les dépenses ont crû de 42 %. Ce déficit budgétaire a conduit à un financement monétaire de 8,9 milliards de gourdes de la BRH au 24 juin 2015 contre 3,9 milliards au trimestre précédent.

Pour freiner la dépréciation de la gourde, les autorités monétaires ont utilisé tous les moyens à leur disposition. Sans succès. Elles ont décidé de relever à deux reprises les coefficients de réserves obligatoires sur les passifs libellés en gourdes et en dollars. Au mois d'avril 2015, les coefficients de réserves obligatoires sur les passifs en gourdes sont passés à 38 % pour les banques commerciales et les filiales non bancaires et à 26,5 % pour les banques d'épargne et de logement. Sur les passifs en monnaies étrangères, les coefficients sont établis à 41 % pour les banques commerciales et les filiales non bancaires et à 29,5 % pour les banques d'épargne et de logement.

Le 1er juin 2015, les coefficients de réserves obligatoires sur les passifs en gourdes et en dollars ont été augmentés de 2 points de pourcentage. Les coefficients sur les passifs en gourdes sont fixés à 40 % pour les banques commerciales et les filiales non bancaires et à 28,5 % pour les banques d'épargne et de logement. Sur les passifs en monnaies étrangères, les coefficients sont établis à 43 % pour les banques commerciales et les filiales non bancaires et à 31,5 % pour les banques d'épargne et de logement.

De plus, la BRH a augmenté les taux d'intérêt sur les bons BRH d'un point de pourcentage à 7 %, 8,5 % et 10 % respectivement pour les maturités de 7, 28 et 91 jours. De même, le taux de mise en pension a été fixé à 15 % contre 12 % depuis le 26 mars 2014. Afin d'éponger la liquidité oisive du système bancaire dans un contexte de financement monétaire élevé (8,9 milliards de gourdes), l'encours des bons a augmenté progressivement, en passant à 6,7 milliards de gourdes en décembre 2014 pour atteindre 8,6 milliards de gourdes fin mai 2015.

Toujours dans le but d'atténuer les pressions sur le change, la banque centrale est intervenue pour alimenter le marché à partir des ventes de dollars. Au trimestre précédent, rappelle la BRH, elles avaient baissé respectivement de 6,57 % et 0,13 %. Cette variation de la base monétaire doit principalement son origine à la hausse de 12,7 % du stock de crédit net de la BRH à l'État, étant donné la baisse continue des avoirs extérieurs nets de la banque centrale.

Selon la Banque des banques, « l'expansion de la monnaie centrale au cours du troisième trimestre reflète la détérioration de la situation des finances publiques caractérisée par une remontée des dépenses face à des recettes moins importantes que prévues. Dans ce contexte de financement monétaire élevé, la monnaie en circulation a repris une tendance à la hausse (2,81 %) au trimestre sous étude après un repli de 9,1 % en mars 2015. Cependant, la plus importante variation enregistrée au niveau du passif du bilan de la BRH est celle associée aux récentes mesures de resserrement prises en réaction à la persistance des tensions sur le marché des changes. »

Pour le troisième trimestre de l'exercice fiscal en cours, la base monétaire au sens du programme a enregistré une progression de 13,48 % alors que la base au sens large a crû de 4,49 % par rapport à mars 2015. Les dépôts à terme en dollars dans les banques commerciales ont crû de 3,33 % sur un mois et de 31,2 % par rapport à septembre 2014. Cette progression des dépôts à terme en dollars reflète le recours accru des agents économiques au dollar comme une valeur refuge, au regard de la dépréciation accélérée de la gourde.

Parallèlement, le crédit accordé au secteur privé a diminué de 1,02 %, traduisant l'effet conjugué des contraintes structurelles, du durcissement des conditions monétaires et d'éviction induit par le crédit public. Cette baisse du crédit privé s'est surtout manifestée au niveau des prêts en dollars (-4,05 %) alors que ceux accordés en monnaie locale ont affiché une hausse de 1,14 %.

La BRH ne se montre pas vraiment optimiste pour le dernier trimestre de l'exercice fiscal en cours. Les perspectives concernant l'économie haïtienne augurent, selon elle, une tendance à la hausse de l'inflation et un ralentissement du taux de croissance économique qui pourrait être inférieur au taux de croissance de 2,5 % retenu dans le budget rectificatif pour l'exercice fiscal 2014-2015.

Les impacts négatifs de la sécheresse sur la production agricole conjuguée au climat d'affaires troublé par la conjoncture sociopolitique et les incertitudes qui en résultent devraient impacter la croissance, selon la BRH. L'une des rares lueurs d'espoir provient de la stabilité des prix chez nos deux principaux partenaires commerciaux internationaux et de l'évolution à la baisse des cours des produits de base sur le marché international qui pourraient néanmoins atténuer les effets négatifs de la dépréciation de la gourde et de la baisse de la production agricole. De même, l'amélioration de l'activité mondiale économique, notamment aux États-Unis devrait soutenir l'augmentation des transferts privés sans contrepartie, lesquels constituent la plus importante composante de l'offre de devises du pays.

Les autorités haïtiennes espèrent également la matérialisation des appuis budgétaires externes, estimés à environ 65 millions de dollars, qui devrait induire une amélioration du solde budgétaire et une réduction du financement monétaire. Ce qui, d'après la BRH, conjugué aux entrées de devises attendues pour la saison estivale, impliquerait une offre de dollars améliorée et des conditions plus favorables sur le marché des changes.

La BRH continue à viser une minimisation de l'impact de la liquidité excédentaire sur la demande de devises de l'économie de manière à poursuivre ses objectifs finals de stabilité des prix, vu le niveau élevé de transmission de la dépréciation à l'inflation. La perte de pouvoir d'achat résultant de la dépréciation de la monnaie nationale a été contenue par le mouvement inverse des prix internationaux des principaux produits importés par Haïti. Cette perte de pouvoir d'achat constitue le principal obstacle à toute politique de dévaluation de la monnaie nationale.

Thomas Lalime
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Source: Le Nouvelliste