Economie
Que faut-il donner à un chef de gang pour qu’il devienne un citoyen honnête et paisible?
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Par Thomas Lalime --- J’ai un grand malaise à écouter M. Jean Rebel Dorcénat, le porte-parole de la Commission nationale de désarmement, démantèlement et réinsertion (CNDDR). Il m’a l’air de quelqu’un très courageux. Il semble vouloir aider à établir l’ordre et la sécurité à travers le pays, ce qui passera nécessairement par le désarmement ou le démantèlement des gangs armés. Or, pour les désarmer ou les démanteler, il faut détenir une force et/ou une intelligence supérieures. Il s’avère incontestable que la CNDDR n’a pas les moyens de sa politique. Même la Police nationale d’Haïti (PNH) semble être dépassée par les évènements. En témoigne le défilé organisé par les gangs armés à l’entrée sud de la capitale haïtienne le mardi 7 juillet 2020.
Deux motifs peuvent expliquer l’inaction de la PNH. Primo : les autorités policières craignent des dommages collatéraux trop importants, en termes de pertes en vies humaines. Deuzio : les gangs armés ont le soutien des plus hautes autorités politiques. La PNH privilégie le premier, celui du politiquement correct.
Mon grand malaise vient du fait que M. Dorcénat semble également faire office de porte-parole des gangs armés. Il va jusqu’à affirmer que la coalition « G9 an Fanmi e Alye, manyen youn, manyen tout », la fameuse fédération des gangs armés, ne supporte ni l’opposition ni le pouvoir (1). Il semble être très sûr de l’indépendance des bandits armés par rapport au pouvoir en place. Les moyens de fonctionnement du G9 proviendraient, selon lui, des secteurs non gouvernementaux. M. Dorcénat ne cesse non plus de solliciter la satisfaction des revendications des gangs armés et du G9.
Le porte-parole de la CNDDR a confirmé au Nouvelliste l’existence des discussions avec les responsables du Fonds d’assistance économique et sociale (FAES) qui seraient en train de concocter un projet d’environ 40 millions de dollars financés par la Banque interaméricaine de développement (BID) dans les quartiers populaires contrôlés par les chefs de gangs. Ce projet comprend un volet « Cash for Work » qui se rapproche du volet réinsertion des bandits armés. Le commissaire Dorcénat n’a jamais caché ses bonnes relations de travail avec les chefs de gangs. Même les plus criminels. Il détient des détails spécifiques sur chacun d’eux. Il les rend visite régulièrement dans le cadre de son travail.
Évidemment, cette relation étroite avec les chefs de gangs armés n’est pas forcément une initiative privée de M. Dorcénat. Le Premier ministre Joseph Jouthe avait avoué avoir lui même l’habitude de dialoguer avec ces criminels notoires. Il avait indiqué qu’il ne souhaitait voir la mort de personne. Chefs de gangs inclus. Pourtant, dans leurs fiefs, ces criminels tuent des paisibles citoyens comme des volailles. De son côté, le président de la République, Jovenel Moïse, a confié avoir donné à la CNDDR la mission de dialoguer avec tous les bandits. Alors que les pauvres, paisibles et honnêtes citoyens, victimes de la fureur de ces bandits, ne savent à quels saints se vouer.
Cette posture des plus hautes autorités du pays pose des problèmes très graves. Le premier, c’est qu’elle conforte les chefs de gangs dans leur fonctionnement criminel. Déjà , pour avoir accès en tout temps à leurs fiefs, M. Dorcénat doit entretenir avec eux une forme de complicité. Même sans s’en rendre compte. Il suffit de penser aux policiers criblés de balles par ces bandits pour comprendre que si ceux-ci ne se sentent pas en sécurité avec quelqu’un, ils vont tout faire pour l’abattre. En ce sens, M. Dorcénat marche sur des œufs.
En entrevue avec notre confrère Valéry Numa, le mardi 21 juillet 2020, il confie ne vouloir révéler aucune information compromettante au sujet des chefs de gangs, sans obtenir leur accord au préalable. Peut-il révéler ces informations aux autorités de la PNH ? Que lui arriverait-il si ces informations sont utilisées pour désarmer et démanteler les gangs armés ? Il est donc très clair que la CNDDR ne saurait entretenir cette familiarité avec les chefs de gangs et en même temps prétendre vouloir les désarmer ou les démanteler. Le désarmement et démantèlement deviennent ipso facto un vœu pieux, même pour la PNH en l’absence d’une volonté politique éprouvée.
Qu’en est-il de la réinsertion des chefs de gangs ?
Venons-en maintenant au volet réinsertion des chefs de gangs. Supposons que le gouvernement y accorde un important budget. La question à un million devient alors : que faut-il donner à un chef de gang pour qu’il devienne un citoyen honnête et paisible? La réponse à cette question apparemment économique s’avère très complexe et dépasse les frontières des sciences économiques. Elle fait intervenir des domaines de compétences très variés. Certainement, il y a une partie de la prolifération des gangs armés qui est due à la dégradation des conditions socioéconomiques dans le pays, et particulièrement dans les quartiers populaires. Donc, si l’on offre un emploi à cette catégorie, elle risque d’abandonner les activités criminelles. Sans forcément remettre les armes puisque certains individus se sont armés dans le but de se défendre.
Offrir un emploi, oui, mais à quel salaire ? Les chefs de gangs ratissent très large et gagnent beaucoup. D’abord, les marchands et les marchandes sont obligés de leur payer régulièrement une partie de leurs recettes. Ils rançonnent également les entreprises et les institutions de leurs zones qui sont obligées de payer une rançon pour acheter leur sécurité. Sinon, elles seraient les premières victimes des actes de banditisme. Les camionneurs ne sont pas exempts. Les membres des gangs ou les « soldats » s’adonnent aussi sans sourciller au pillage des passants. Ils doivent apporter leur butin au chef qui décidera de leur répartition.
Le chef de gang s’empare aussi de la gestion des biens et des projets publics de sa zone d’influence. À Village-de-Dieu, ils gèrent le projet d’électricité, ils collectent l’argent des abonnés, prennent leur part et remettent le reste à l’Électricité d’Haïti (Ed’H), selon le témoignage des victimes. Ils vont jusqu’à instaurer leurs propres règlements et distribuent le courant électrique à ceux qui leur paient. Ces règlements écrits sont affichés et imposés à la communauté. Le même procédé est utilisé pour les fontaines d’eau potable dans certains quartiers.
Les chefs de gangs poussent leur audace encore plus loin. Si vous louez une maison d'un étage, à part le loyer versé au propriétaire, vous deviez verser 1 000 gourdes à Arnel Joseph quand il régnait en maître sur la zone. Si la maison n'a pas d’étage, vous deviez verser 500 gourdes. Pour avoir l’autorisation de quitter le quartier, vous deviez verser 2 500 gourdes à Arnel, d’après les témoins. Une amie m’a confié que Tije avait pris d’assaut la maison d’un membre de sa famille à Carrefour-Feuilles. Il y installait une de ses femmes et réclamait 50 000 gourdes au propriétaire pour lui permettre de récupérer ses pièces les plus importantes.
Mais le vrai terreau des chefs de gangs semble être la manne politique. En période de campagne, ils se font payer pour donner accès aux candidats à leur zone de contrôle qu’ils considèrent comme leur fief. Les images de hautes autorités du pays avec les chefs de gangs sont légion sur Internet. Élus à des postes importants, ces dirigeants vont garder une connivence et une complaisance avec les chefs de gangs. Cette complaisance empêche la police d’être efficace. Ils profitent également du financement de certaines autorités qui achètent parfois la paix.Temporairement.
Les habitants des bidonvilles témoignent de la présence régulière d’officiels sur les territoires des gangs armés. Certaines ONG paient aussi pour asseoir leurs interventions dans ces zones de non-droit. Les caïds profitent de la faiblesse ou de l’absence de l’État pour imposer leur volonté avec la violence. Au bout du compte, les chefs de gangs amassent toute une fortune. Ce ne serait pas étonnant qu’ils réclament un salaire supérieur à celui du chef de l’État contre une promesse d’abandon des activités criminelles.
Avec un niveau de formation généralement très faible, il sera très difficile de leur offrir un salaire comparable à leurs revenus de chefs de gangs. Ces derniers peuvent alors accepter les avantages liés à la réinsertion sans forcément remettre les armes et abandonner leurs activités criminelles. À titre d’exemple, Adly, ex-chef au Village-de-Dieu, a été directeur de sécurité du Théâtre national, avant d’être tué par Arnel Joseph en plein jour. Autrement dit, le contrôle des territoires par les armes sera un enjeu important pour les chefs de gangs même si des millions de dollars seraient investis dans les programmes de réinsertion.
Accorder la priorité au volet réinsertion revient à conclure que la criminalité est liée uniquement à la misère. Or, le cas de Clifford Brandt a prouvé que les gens riches du secteur privé peuvent s’y impliquer également. Quand à la politique, n’en parlons pas. Il est quasiment impossible pour un gang armé de s’inscrire dans la durée en dehors d’un certain soutien politique. La réinsertion ne résoudra pas cet aspect du problème, quelque soit le montant investi. Les actes de kidnapping et les échanges de tirs seront repris dans la capitale quand les gens qui contrôlent l’insécurité le veulent. La réinsertion sans une force publique et une justice efficaces sera vaine.
Alors pourquoi ne pas devenir chef de gang?
L’appât du gain, la notoriété et le statut de leader social font du chef de gang armé l’un des postes les plus convoités par certains jeunes des quartiers défavorisés. Pour y accéder, les jeunes « soldats» sont prêts à toutes sortes d’exactions. Junior Dòy, l’un des redoutables chefs de gangs, avait raconté que dès leur enfance à Grand-Ravine, ses amis et lui s’étaient initiés au maniement des armes. Comme s’ils se préparaient à intégrer les gangs. De plus, diriger un gang armé confère aussi des accointances politiques qui peuvent valoir plus que de l’argent. Le gangstérisme constitue donc une activité très rentable socialement et financièrement. Ce sont là de puissantes incitations à devenir « général » ou chef de gang.
C’est ce qui explique la guerre à l’intérieur des gangs pour le poste de chef. Avec un nombre considérable de victimes collatérales. En fait, le plus grand danger auquel s’expose un chef de gang demeure son rival d’une autre zone ou son lieutenant le plus proche. Le gang rival veut conquérir de nouveaux territoires pour élargir sa sphère d’action, donc ses revenus. Le lieutenant, lui, aspire à occuper le poste de son chef pour pouvoir contrôler ces revenus. La PNH ne constitue pas vraiment une menace crédible pour ces bandits. C’est pourquoi ils ne remettront pas leurs armes et probablement ne respecteront pas leur engagement même s’ils arrivent à signer une entente avec la CNDDR. Il faudra les désarmer, les démanteler et pas les caresser dans le sens du poil comme le font les autorités actuelles. Au contraire, cette pratique peut encourager la prolifération ou la confédération des gangs armés.
Finalement, il se pose un sérieux problème de coordination. Aucun chef de gang n’acceptera d’être désarmé en premier. Il deviendrait une proie trop facile pour ses concurrents. Pour un désarmement et démantèlement efficaces, il faudra une action concertée et simultanée des autorités étatiques. Cela nécessiterait l’existence d’une autorité de coordination d’un niveau de crédibilité supérieur à celui de la CNDDR. Pour participer au processus de désarmement, Arnel Joseph avait confirmé qu’il lui aurait fallu avoir la garantie que les autres chefs de gangs rivaux remettront en même temps l’ensemble de leurs armes. Même incarcéré présentement, il promet de revenir plus puissant. Qu’est-ce qui pourra alors le porter à abandonner cette pratique?
La PNH ne pourra même pas compter sur l’entière collaboration de la population qui a trop peur des représailles des chefs de gangs. Rappelons que le feu président Réné Préval avait tenté l’expérience de désarmement avec le soutien de la Mission des nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah). Le général brésilien Augusto Heleno Ribeiro Pereira, commandant des troupes de la Minustah, avait insisté sur le fait que le problème n’était pas essentiellement militaire mais aussi socioéconomique. En 2020, il est aussi éminemment politique. En 2006, on avait tué quelques chefs de gangs, négocié avec d’autres sans vraiment parvenir à résoudre le problème. Celui-ci devient aujourd’hui beaucoup plus compliqué. Avec la fédération des gangs armés, les bandits semblent viser la magistrature suprême de l’État haïtien. En attendant d’y parvenir, c’est eux qui décideront pour qui voter sur leurs territoires respectifs aux prochaines élections.
Thomas Lalime
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Publié le 2020-07-27
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