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Haiti : Capital social et Investissement (première partie)
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La campagne intensive menée pour attirer les investissements directs étrangers en Haïti constitue l’élément primordial de la stratégie actuelle des autorités haïtiennes. Stabilité politique et sécurité personnelle seraient les conditions à remplir pour stopper la vague des nouvelles alarmantes et attirer les capitaux internationaux. Cette stratégie, aussi méritoire soit-elle, ne semble pas tenir compte des réalités d’un État et d’une société se débattant pour sortir de l’orbite de l’ensauvagement macoute. D’une part, elle ne reconnaît pas la nature capricieuse et volage du capital
[1] en général et d’autre part, elle met de côté le capital social, c’est-à -dire la confiance, pourtant considéré comme essentiel dans la recherche du progrès. En effet, « Le capital social ou socio-institutionnel, selon le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), apparaît bien dans cette optique comme un élément clef des processus de développement. On constate en effet que, toutes choses égales par ailleurs, les sociétés qui disposent d’un haut niveau de capital social sont mieux armées pour affronter les défis du développement. Elles sont mieux équipées pour résoudre les conflits sans recours à la violence et se caractérisent par une confiance mutuelle élevée et des niveaux de coopération et de solidarité importants [2]. » Nous essayons de proposer une lecture complémentaire de la réalité des rapports entre investissement étranger et local,
entre secteur public et privé. Tentative de rectifier par la réflexion le décalage entre ce que l’œil droit perçoit de l’environnement et ce que l’œil gauche capte du relief. Haïti ne gagnera rien à alimenter un choc de ces secteurs qui ne peut qu’instiller la méfiance dans l’esprit des uns et des autres. Ce n’est pas par le silence et la légèreté qu’on traitera l’état de guerre larvée entre les secteurs public et privé au sujet des investissements physiques. Notre discours se veut aussi un appel aux investissements immatériels c’est-à -dire des investissements dans le savoir et le savoir-faire. Des investissements moins dans la matière que dans la matière grise pour pouvoir augmenter le capital social, la productivité et miser sur l’avenir. En effet, les investissements étrangers que nous semblons chercher tous azimuts nécessitent que nous corrigions d’abord les malformations et autres anomalies dans la maison Haïti. Quand nous utilisons tous les prétextes pour exclure nos propres enfants de notre demeure, il est difficile de trouver des étrangers qui vont croire en notre hospitalité. L’appel à l’investissement extérieur demande donc une introspection en toute honnêteté, un retour sur nous-mêmes avec le courage de ne pas briser le miroir pour le visage hideux qu’il nous renvoie.
L’économiste péruvien Hernando de Soto parle de la fragilisation de l’Occident à cause de la crise financière internationale qui, depuis 2008, s’est attaquée à l’ADN du système de connaissance dominant, détruisant la confiance et bloquant toute incitation à l’investissement [3]. Dans le cas haïtien, l’ADN du système économique est cassé par les normes du pouvoir qui phagocytent les lois. Nous référons ici à la thèse magistrale de Michel Foucault montrant que les normes sont plus puissantes que les lois, car les premières fonctionnent de l’intérieur tandis que les secondes agissent de l’extérieur [4]. On se demande si les cellules de notre génome ne sont pas dans cet état de dormance irréversible nommé sénescence. Question légitime quand on sait qu’avant le séisme, les deux-tiers (78%) de la population vivaient avec moins de 2 dollars US par jour, et 54% d’entre eux avec moins d’un dollar par jour. Si on se réfère au recensement de 2003, cela fait 5,5 millions de personnes dont 60% ont moins de 30 ans. Sénescence, disons-nous, qui affecte tous les secteurs économiques (industries manufacturières, tourisme, agro-industrie et agriculture d’exportation), mais surtout la pensée.
Une preuve de l’intériorisation de cette gabegie produisant la cassure de notre ADN réside dans le choix de Jean-Claude Duvalier comme parrain de la promotion Robert Blanc de l’École de Droit et des Sciences Économiques des Gonaïves et dans l’accueil fait au discours qu’il a prononcé le 16 décembre 2011 à l’occasion de la remise des diplômes. L’absence d’une voix discordante parmi les diplômés témoigne éloquemment de la profondeur du mal de la signature duvaliériste dans une jeunesse aux abois se cherchant un univers de sens. Le défaut de filiation, de continuité et de transmission des savoirs aboutit à une reproduction du même qui vient défier le mot d’Aristote voulant que le désir de connaissance soit lié à l’être humain. Pour avoir investi les racines imaginaires de notre existence, les traces indélébiles du pouvoir maléfique duvaliériste ne sont pas seulement dans la pierre, mais aussi et surtout dans la psyché haïtienne. Dans ce sommeil léthargique qui fait fermer les deux yeux là où il faut garder un œil ouvert. La misère et le désœuvrement ont lancé leur défi à la jeunesse au point qu’elle s’est réfugiée dans la génuflexion et la déshumanisation. La débrouille amène son lot de fragmentation sociale et de déshérence, car il faut manger et boire, trouver un gite pour dormir, s’occuper des parents et des enfants.
Frantz Fanon eut à dénoncer comment « le résultat, consciemment poursuivi par le colonialisme, était d’enfoncer dans la tête des indigènes que le départ du colon signifierait pour eux retour à la barbarie, encanaillement, animalisation [5]. » Les despotes haïtiens, et les Duvalier en particulier, lui ont donné raison surtout dans la manière dont ils ont géré le pays en tuant, pillant et avilissant tout ce qui leur tombe sous la main. Les simulacres des Duvalier ont institué en Haïti une esthétique de la vulgarité qui dure encore. Les tontons macoutes ont semé l’obscénité et le grotesque. Du « fwèt nan bouda kamoken » à « grenn nan bouda », de « kokorat » à « rat pa kaka » les résultats sont probants avec « la zombification mutuelle des dominants et de ceux qu’ils sont supposés dominer [6]. » Les micro-stratégies qui en sortent font de la dépravation et de la lubricité de vraies vertus pour les potentats et aspirants potentats qui peuplent notre univers. Pour parfaire la castration du peuple et surtout de la jeunesse, la dictature lui avait offert une jouissance facile dans une ambiance de carnaval à vie. Cette politique d’émasculation de la société est au centre du pouvoir. De sa vie psychique [7].
L’engagement civique et associationnel à la base de la vie politique, au lieu de contribuer au renforcement du capital social, a été corrompu par la dictature qui a cassé les réseaux sociaux et accru l’isolement des individus. Phénomène étudié par Robert Putnam dans le Bowling aloneaux États-Unis et par Pierre Bourdieu en France dans l’analyse de ce qui permet de « transformer toutes les relations circonstancielles en liaisons durables » [8]. La dictature a entraîné la jeunesse dans la canaillerie afin de l’éloigner de la vie politique et des nobles idéaux. Comme dirait Achille Mbembe, l’esthétique de la grivoiserie a triomphé, « sans retenue ni entrave » [9]. La confiance a disparu au fur et à mesure que la société organisait sa propre insolvabilité, cherchant le sens non pas dans les bibliothèques, mais dans les lupanars. Comme nous le constatons depuis 1986, il faut beaucoup de sagesse pour ne pas sombrer dans la caricature et la déréliction avec un tel héritage d’irrationalité et de performances insignifiantes.
Le duvaliérisme a accentué la crise des valeurs de la société haïtienne. Comme l’explique Camille Loty Malebranche « l’axiologie haïtienne est à refaire, c’est à dire toute notre échelle de valeurs, toute notre approche de l’homme et de la société, tout notre projet avorté de Nation, tout notre système étatique (État Moloch) et ses structures, toute notre mentalité ostraciste qui exclut toujours l’autre, tout notre ego gigantesque qui monopolise, accapare tout par supériorité vis à vis de l’autre qui ne mérite rien, car notre weltanschauung (vision du monde) est pourrie jusqu’au médullaire [10]. » Sans doute, la crise était déjà là dans les mentalités traditionnelles coloniales et féodales conservatrices concentrées autour de l’idéologie de couleur du noirisme et du mulâtrisme. La nouveauté duvaliériste sera de déstructurer les normes coloristes avec le crime et les tontons macoutes. Ce sera la diffusion à grande échelle d’un certain égalitarisme par le bas à travers la négation absolue de toutes les valeurs sous prétexte qu’elles ne correspondent pas à l’être haïtien.
Une approche généalogique
La question de la gestion contradictoire de l’investissement a sa source dans la formation même de la nation haïtienne et le rôle joué par les marchands étrangers pour contourner des finances publiques. Dans la problématique classique des rapports entre le marché et l’État, la corruption se révèle l’arme favorite utilisée par les forces du marché pour combattre l’État. Les lois haïtiennes n’ont pas su évincer les normes coloniales saint-dominguoises. Arme favorite disons-nous qui sera rapidement appropriée par les agents de l’État dans la course pour la conquête ou la conservation du pouvoir. Nous adoptons l’approche généalogique afin de comprendre comment les pratiques courantes de pouvoir ont pris corps dans la société.
La mutation indépendantiste de 1804 n’a produit aucun chambardement dans le champ de la finance. Marchands anglais et américains prennent le relais des financiers français. Les élites haïtiennes ont réagi en croyant qu’elles pourraient s’en sortir seules, dans l’intérêt de leur petit groupe, en acceptant de se lier aux marchands étrangers et autres armateurs pour garder le pouvoir. Ces élites haïtiennes constituées essentiellement alors de commandants militaires ont préféré courtiser les puissances de l’époque au détriment de leur propre peuple. Trois siècles de culture de contrebande et de corruption coloniale ont produit d’indestructibles racines au fil des ans. Le mal est donc profond.
Dessalines va tenter d’y remédier avec l’ordonnance du 15 octobre 1804 qui défend « aux capitaines de bâtiments étrangers de détailler eux-mêmes leurs cargaisons » [11]. L’article 2 de cette ordonnance numéro 18 le dit en clair : « Les négociants établis en vertu de nos lettres-patentes auront seuls le droit de traiter, par un ou plusieurs, les cargaisons. » La volonté est claire d’instaurer une autre pratique, mais un système de sanctions efficace contre les fraudeurs fait défaut. Le gouvernement ne respecte pas ses propres contraintes. Les conditions militaires dans lesquelles prend naissance Haïti imposent les diktats de l’armée au commerce. Les marchandises amenées par les armateurs ne pourront être disposées par les négociants consignataires qu’après que l’armée se sera servie. Les besoins de l’armée passent avant ceux des autres catégories de la population. Sur ce point, l’article 4 de l’ordonnance ne souffre d’aucune ambigüité. « Ne pourront, néanmoins, lesdits négociants, traiter avec lesdits bâtiments étrangers, pour leurs cargaisons, qu’après que l’administration aura fait le choix des articles nécessaires au besoin de l’armée. »
Les vagues contours de ce système de contrôle et de régulation n’empêcheront pas un an plus tard, en 1805, des armateurs du bâtiment La Louisiane de laisser le port de Port-au-Prince sans payer les droits de douane. La crédibilité de l’État était attaquée dans ses fondements du fait de l’érosion de la confiance et de l’accroissement du déficit budgétaire. Dessalines réagira immédiatement le 6 septembre 1805 d’abord en déterminant le nombre de commerçants autorisés à recevoir des cargaisons en consignation. Puis, il prit le décret du 10 janvier 1806 fixant comme suit la composition des chargements à l’exportation : un tiers de sucre, un tiers de coton et un tiers de café. Cette conjoncture de 1804-1806 est très importante, car c’est avec elle que la structure des recettes fiscales de l’État se met en place.
L’investissement dans la défense et non dans le capital social
L’État haïtien naissant poursuit la politique de perception de l’impôt de Toussaint Louverture articulée autour de l’augmentation des recettes financières provenant du commerce extérieur. L’arrêté du 14 décembre 1800 de Toussaint Louverture augmentant de 10% à 20% les droits de douane en fait foi, même si le précurseur se rétracte par un autre arrêté du 20 décembre 1800 ramenant les droits de douane à 10% afin de ne pas s’aliéner l’appui du gouvernement américain qui avait protesté contre la hausse tarifaire. On n’oubliera pas que le commerce extérieur de Saint Domingue, d’une valeur de 42 millions de dollars en 1788, dépasse celui des États-Unis et constitue alors le levier de l’économie [12]. Il faut donc combattre la corruption en s’assurant que les marchands étrangers paient leurs droits de douane. Comme l’indiquent les archives de Thomas Perkins, face à la politique coloniale de l’exclusif, les marchands américains utilisent la corruption pour conquérir des parts de marché [13].
Le premier investissement fait par l’État haïtien s’est fait dans la défense et non dans le capital social. Or ce dernier quand il n’est pas régulièrement entretenu ne survit pas à l’usure causée par les luttes de pouvoir et de classe, surtout dans le cas haïtien où les chefs de bande avaient été tous massacrés. L’orientation de l’exclusion populaire, scellée dans le sang, était prise d’avancer indéfiniment sur cette voie tracée. Selon l’économiste Edmond Paul, « Nos premiers législateurs ont creusé un fossé, admis toute une distinction quant à l’exercice de la liberté civile entre le peuple des campagnes et celui des villes, d’où nous sont venus des maux incalculables et de tous genres, maux politiques, intellectuels et économiques. Il sied au caractère national que ce fatal régime d’exception cesse [14]. »
L’investissement en capital social a été négligé au profit de la construction d’une quinzaine de forts à travers le pays et dans l’achat d’armes et de munitions. Là est l’essence du problème. De plus, ces dépenses de défense, depuis le gouvernement de Pétion, ont été plutôt financées par la dette et l’impôt sur le café. La cohésion sociale a été affectée négativement, car la dette a été payée par des impôts sur le café qui ont miné davantage la confiance dans le gouvernement. Comme l’a montré l’économiste Edmond Paul [15], sans la capacité d’entraide et la solidarité, le fossé s’est creusé entre les élites et les communautés rurales.
(Ã suivre)
* Economiste, écrivain
Haiti : Capital social et Investissement (deuxième partie)
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[1] Walden Bello, « O capital é um amante caprichoso », Esquerda.net, Lisboa, Portugal, 23 Julho 2011.
[2] La Bonne Gouvernance : Un défi majeur pour le Développement Humain Durable en Haïti, Rapport National sur le Développement Humain 2002, PNUD, Port-au-Prince, 2002, p. 32. Ce Rapport sur le Développement humain en Haïti a été élaboré sous la supervision du Représentant Résident Adjoint, Diene Keita qui a présidé un Comité de soutien composé de diverses personnalités des différents secteurs de la société haïtienne. Ce comité comprenait : Arnold Antonin, Ronald Baudin, Marie-Claude Bayard, Henri Bazin, Georges Celsis, Bernard Craan, Rosny Desroches, Michel Hector, Robert Jean, Maurice Lafortune, Myrlande Manigat, Philippe Mathieu, Guy Maximilien, Alfred Metellus, Pierre Paquiot, Patrick Pierre-Louis, Odette Roy-Fombrun, Paul Saint-Hilaire. Le Rapport a aussi bénéficié de l’apport des Conseillers spéciaux et de consultants dont Jean Le Nay (UNDESA), Jacques Charmes (Université de Versailles), Kathryn Lockwood et Jon Pedersen (Institut norvégien des sciences sociales – Fafo), Danielle Magloire, Sophie Mazet, Rémy Montas, Ramon Carlos Torres (UNCEPALC), Paul Duret, et Antoine Ambroise (UNDESA). La rédaction finale a été assurée par Pablo Ruiz Hiebra, Jean Le Nay, Antoine Ambroise, Philippe Rouzier et Charles Cadet.
[3] Hernando de Soto, « Who owns this mess », New York Times, December 2, 2011.
[4] Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, Tell Gallimard, 1994, p. 189-190.
[5] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, (1961), Paris, La Découverte, 2002, p. 201
[6] Achille Mbembe, De la Postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 142.
[7] Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, Paris, Editions Léo Scheer, 2002.
[8] Robert Putnam, Bowling Alone : the Collapse and Revival of American Community, New York, 2000. Lire aussi Pierre Bourdieu, « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales, numéro 31, 1980, pp. 2-3 et « The forms of capital » dans J. Richardson, Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, New York, Greenwood Press, 1986, p. 241-258.
[9] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit – Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010, p. 217.
[10] Camille Loty Malebranche, « Pour une nouvelle axiologie haïtienne », AlterPresse, 14 novembre 2007.
[11] Lois et Actes sous le règne de Jean-Jacques Dessalines, Presses nationales d’Haïti, Octobre 2006, p. 38-39.
[12] Alain Turnier, Les États-Unis et le marché haïtien (1955), p. 25
[13] David Geggus, « The Major Port Towns of Saint Domingue in the later Eighteenth century » in Franklin W. Knight, Peggy K. Liss, Atlantic port cities : economy, culture, and society in the Atlantic world 1650-1850, University of Tennessee Press, Knoxville, 1991, p. 98.
[14] Edmond Paul, Å’uvres posthumes 1, Ch Dunod, Paris, 1986, p. 18.
[15] Edmond Paul, De l’impôt sur les cafés et des lois du commerce intérieur, M. de Cordova & Co., Kingstown, 1876.