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Contre les conneries du prêtre Francis Haver sur la «domination haïtienne» de Santo Domingo

harold-pierre-josephPar Prof Joseph Harold Pierre, économiste et politologue

Soumis à Tout Haiti  le 25 Juillet 2012

Dans plusieurs journaux dominicains est apparu le jeudi 19 juillet 2012 le titre émouvant que voici : «Un Prêtre Haïtien demande à son pays de demander pardon à la République dominicaine». Le prêtre catholique Francis Haver, lors de la célébration de bénédiction de deux projets de logement qu’inaugurait le président Leonel Fernández á la commune dénommée Guerra, á Santo Domingo, a fait la déclaration suivante: "J'ai étudié en Histoire que les Haïtiens ont occupé la République dominicaine pendant 22 ans; maintenant tous les Haïtiens devraient se mettre á genoux pour demander pardon aux Dominicains, parce que pendant 22 ans ils ont maintenu le pays [la République Dominicaine] dans le retard et cela a empêché que le pays soit [aujourd’hui] plus avancé". Ces déclarations intempestives du prêtre ne sont que des conneries, des idioties dont l’une des retombées majeures pourrait être l’obstruction du chemin de convivialité parcouru par la République d’Haïti et la République Dominicaine en dépit des soubresauts, depuis le 12 janvier.

Au commencement de la décennie de 1930, le poète français Paul Valéry fait remarquer dans son texte «De l’Histoire» que «L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Elle fait rêver, elle enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines». Ce réquisitoire de Valéry contre l’histoire se situe dans la perspective des sciences sociales, considérées comme sciences molles, dont la compréhension se fonde sur l'herméneutique (interprétation) á la différence des sciences naturelles, dénommée sciences dures dont le socle est l'épistémologie (noyau dur du positivisme). La vile déclaration du prêtre, déclaration partialisée et révélatrice d'une grande ignorance de toute notion rudimentaire de l'histoire de l'île Quisqueya, peut être accouchée seulement en sciences sociales, étant des sciences interprétatives. Telle sottise est inconcevable dans les sciences dures comme la physique et la chimie.

Comme la majorité des sciences sociales, contrairement aux sciences naturelles, surgit de la nécessite d´améliorer les sociétés et celle de comprendre les structures sociales, et pour contrebalancer les “forces de mort” propulsées par certaines interprétations abusives de l’histoire, parmi lesquelles figurent les déclarations du prêtre Francis Haver, je me propose dans ce texte de présenter dans un premier temps le contexte de la “domination haïtienne” de Santo Domingo. Dans un second moment, j`analyserai succinctement les mesures adoptées par Boyer pendant l´occupation. Dans un troisième moment, je conclurai ma réflexion. Dans un moment ou dans un autre, je me rapporterai aux bêtises du prêtre pour leur déconstruction.

1 – Le contexte de la domination haïtienne de Santo Domingo

Depuis la période louverturienne, les révolutionnaires de Saint-Domingue (Haïti à partir de 1804), s´étaient intéressés à la partie orientale de l'île. La raison de cet intérêt ne doit pas se rechercher dans des aspirations conquérantes ou colonisatrices des révolutionnaires (comme le prétendent des intellectuels dominicains), mais dans la logique d'un groupe d’esclaves unis qui, dans un premier moment, utilisait tout ce qui était à sa portée pour combattre l'ennemi, et dans le deuxième moment, dans la volonté d’un peuple fraichement émancipé d'éviter tout retour éventuel des Français en Haïti. La construction des forteresses dans diverses parties de la nouvelle République répond a ce besoin de sauvegarde de l’indépendance acquise au prix de 14 ans de guerre et de vies sacrifiées.

La présence haïtienne (1822-1844) á Santo Domingo répond non seulement à la détermination des leaders haïtiens d’éviter toute présence française ou de n'importe quelle autre puissance colonisatrice dans l'île, mais aussi à l'appel qu'ont fait à Boyer une grande partie des habitants de la partie orientale de l'Île. Il faut rappeler que le premier décembre 1821, Santo Domingo s'est émancipé de l'Espagne et la Nouvelle République reçut le nom d’ «État Indépendant d’Haïti Espagnol», appellation qui, selon Víctor Garrido, rapporté par Martínez Almánzar, s’inscrivait dans la stratégie de Cáceres de s’attirer la sympathie de Boyer (Martínez Almánzar (2003). Manual de Historia Crítica Dominicana, Areytos, p. 209).

Les causes de l'Indépendance Éphémère – manque d´appui des habitants des provinces du pays ; adhésion des habitants des zones frontalières au projet de l´unification de l´ile ; maintien de l'esclavage ; et l’absence de mesures susceptibles d´améliorer la situation des masses populaires (Martínez Almánzar, ibid., p. 210) – ont joué un rôle déterminant parmi les facteurs qui ont favorisé l’unification de l’île. En effet, en Haïti, on avait déjà aboli l'esclavage, outre que les paysans disposaient de parcelles de terres qu´ils pouvaient travailler pour leur subsistance.

Nunez-caceresLe projet de l'unification de l'Île, suivant les mots de Martínez, a été consenti par la majorité des habitants de Santo Domingo, puisque ceux-ci croyaient que cette union les rendrait libres, favoriserait un climat de sécurité et leur procurerait du bien-être économique. De plus, certains historiens dominicains affirment que Boyer avait l’appui de l'Assemblée Centrale Provisoire de Santiago, des localités telles que Cotuí, La Vega, San Francisco de Marcorís, San Juan de la Maguana, Neiba et Puerto Plata. Cependant, les historiens antihaïtiens ont réduit l'entrée de Boyer à Saint-Domingue en février 1822 à un besoin de distribution de terres a ses fonctionnaires.

Boyer rentra á Santo Domingo le 9 février 1844 sans tirer un coup de feu et ce fut Núñez de Cáceres, l’artisan de l’Independence Ephémère, qui lui remit la clef de la ville. Cette entrée pacifique montre la volonté de cette grande majorité d’«Haïtiens Espagnols»- conformément au nom de l'Indépendance Éphémère - de l'unification de l'Île, sans ignorer qu’une telle décision fit l’affaire du gouvernement haïtien d’alors pour les raisons sus-évoquées.

2 – Analyse des mesures adoptées par Boyer à Santo Domingo

Boyer-jeanpierreDans cette partie, nous voulons voir dans quelles mesures Boyer a satisfait les desiderata des habitants du territoire occupé, lesquels se résument en trois points : liberté, sécurité et bien-être économique. Du même coup, on montrera que les déclarations du prêtre Francis Haver - à savoir que "… tous les Haïtiens devraient se mettre à genoux pour demander pardon aux Dominicains, pour avoir maintenu leur pays dans le retard pendant 22 ans ; ce qui a empêché que le pays soit [aujourd’hui] plus avancé" – ne sont que des conneries auxquelles ne portera attention aucune personne sensée, sinon que pour les déconstruire.
En ce qui a trait à la liberté, Boyer a répondu aux aspirations des Dominicains par l'abolition de l'esclavage. Il faut se placer dans le contexte historique de l'époque pour apprécier la grandeur d’une telle décision. En Amérique, l'esclavage était dans tous les territoires y inclus les territoires indépendants comme Les États-Unis et la Grande Colombie. De plus, Boyer a permis aux nouveaux libres de s’enrôler dans l’Armée; ce qui amènerait à penser que l’inclusion – l’un des piliers de la démocratie – était au rendez-vous dans le projet politique de Boyer.

En ce qui concerne la sécurité, les habitants des deux parties de l’Ile se sentaient, dans une large mesure, assurés contre toute tentative de recolonisation des puissances étrangères. Cependant, au niveau interne, le régime de Boyer était un régime de force, prêt à éliminer quiconque s’opposait à ses plans. Telle fut la mesure appliquée sur toute l'île. Les mesures dictatoriales de Boyer n'ont pas constitué cependant un retard pour la partie orientale de l'île. Eu égard aux forces déterminantes du contexte et aux circonstances, il est difficile de penser que d’autres leaders auraient agi différemment. Il suffit de penser aux politiques et aux actions des premiers gouvernements haïtiens et dominicains. Toutefois, il est à noter que nous ne justifions en aucun cas les crimes commis sous le gouvernement de Boyer ni que nous l’en innocentons.

Pour ce qui est du bien-être économique, Boyer a développé l'agriculture à Santo Domingo par l'application de son Code Agraire, qui a été calqué du Code Napoléonien. La politique agraire de Boyer fut inclusive, en ce sens que des terres furent distribuées aux paysans, aux dépens des grands propriétaires comme les «paysans propriétaires » («Hateros») et l'Église catholique. Toujours dans l’idée du développement agricole, Boyer fit venir des noirs des Etats-Unis auxquels il distribua des terres qu’ils devaient cultiver. Alors que ce projet fut un échec dans la partie occidentale de l'île, dans la partie orientale il a porté du fruit. De plus, Boyer a aidé à la formation d'une classe moyenne à Santo Domingo.

Cependant, on ne saurait ignorer que les dommages qui ont été causés aux habitants de la partie orientale de Quisqueya sous le gouvernement de Boyer, étaient d'ordre économique. L'indemnisation que la France imposait à Haïti pour la reconnaissance de l'indépendance, obligeait Boyer à prendre entre autres mesures : l’augmentation des impôts, la confiscation des propriétés de l'Église Catholique et la suspension du paiement de salaires aux ecclésiastiques de la part de l'État. Il faut souligner que la plupart de ces mesures ont été mises en application dans les deux parties de l'île.

A part les trois points développés, l’aspect institutionnel du gouvernement de Boyer doit être aussi abordé comme faisant partie de l’argumentaire visant à déconstruire les conneries du prêtre Francis Haver en sens ce qu’Haïti a retardé le développement de la République Dominicaine pendant la période de la Domination. Il est certain que Boyer entra en conflit avec l'Église catholique pour les raisons déjà mentionnées. Mais il n’en demeure pas moins qu’il a mis en application à Saint-Domingue une base légale avancée pour son époque comme fut le cas du Code français, lequel était déjà en vigueur dans la partie occidentale de l’ile.

Tout compte fait, Boyer a aidé Santo Domingo (la République Dominicaine) au développement de l'agriculture et à la libération des esclaves. De plus, il a favorisé l’émergence de la classe moyenne dominicaine. Toutefois, la présence haïtienne (1822-1844) au territoire voisin fut assez couteuse, car Boyer dut utiliser les ressources disponibles des deux parties de l’ile pour payer l’indemnisation imposée par la France. Ce résumé de la domination haïtienne de Santo Domingo prouve que les déclarations du prêtre Francis Haver ne sont que de pures conneries.

Terminée cette petite réflexion sur les 22 ans de Boyer à Santo Domingo, maintenant, ma grande question est de savoir comment un être humain qui est sensé éduqué, d’autant plus qu’il est prêtre, membre de l'Église Catholique, institution qui prêche la paix et l'amour peut déclarer de telles conneries, lesquelles pourraient troubler le peu d’harmonie qui facilitent les relations haïtiano-dominicaines, malgré les hauts et les bas qu’elles ont connus ces dernières semaines. Les retombées négatives des absurdités du prêtre sur les relations haïtiano-dominicaines peuvent se manifester de diverses manières: 1) la nouvelle dans le laps d'un jour a eu écho dans la communauté haïtienne en République Dominicaine; et des déclarations discordantes peuvent être faites du côté haïtien; 2) les déclarations peuvent alimenter le ressentiment antihaïtien des ultranationalistes dominicains; 3) dans ce moment présent de réactivation de la Commission Mixte Bilatérale et de changement de gouvernement en République dominicaine, les bêtises du prêtre sont susceptibles de compliquer ou engourdir les négociations de la Commission Mixte.

Francis Haver n'a jamais-t-il lu les écrits de l'actuel ambassadeur de la République Dominicaine en Haïti, le Dr. Rubén Silié, dans lesquels l'auteur invite à travailler pour la convivialité (coexistence) dans l'île? N'a jamais-t-il vu les articles du Dr. David Álvarez, philosophe de l’Université Catholique Mère et Maitresse (PUCMM) qui abondent dans le même sens? A-t-il lu ou écouté le discours du président Leonel Fernández à l'inauguration de l'université de Limonade ? Du côté haïtien, diverses personnalités importantes travaillent pour la fraternité et le respect dans l'île. Francis Haver a-t-il lu l'excellent article de l'ambassadeur haïtien, le Dr. Fritz Cinéas, récemment publié dans le journal Hoy ou écouté ses déclarations ? A-t-il écouté les déclarations d'Edwin Paraison de la Fondation Zile ? A-t-il lu les publications du professeur Jean Marie Théodat ? Fort des déclarations abusives du prêtre, on est porté à répondre par la négative.

Finalement, si on devait demander pardon, cela devrait se faire des deux côtés de l'Île pour les dommages que les dirigeants ont causé aux deux nations. Un appel d’assistance fut fait aux Haïtiens (quoiqu’ils eussent toujours désiré d’étendre leur territoire jusqu'à Santo Domingo, en vue d’éviter toute présence étrangère dans la partie orientale pour les raisons déjà évoquées) ont aidé dans certains aspects et ne l’ont pas fait dans d’autres. Mais, en somme, si le bilan de la domination haïtienne ne serait pas positif, je ne crois pas non plus qu'il soit négatif. De toute façon, je crois que les déclarations absurdes du prêtre sont totalement décontextualisées. Ce qui importe maintenant c'est de voir comment améliorer les relations entre les deux pays, et ceci dans le respect mutuel et sur pied d’égalité.

Que les gouvernements haïtien et dominicain continuent de penser dans le respect mutuel et sur pied d’égalité, à travers leur organe de dialogue permanent qu’est la Commission Mixte Bilatérale, comment améliorer les conditions de vie dans l'île, et qu’ainsi les déclarations bêtes et absurdes d’imbéciles comme Francis Haver soient prises pour ce qu’elles sont – des conneries – et qu’elles ne se répètent plus jamais.

Par Prof Joseph Harold Pierre, économiste et politologue