Actualités
Garry Conille, météore ou météorite
- Détails
- Catégorie : Actualités
- Publié le samedi 26 mai 2012 13:59
Débat
Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 21 mai 2012
Telle est la question essentielle que doit se poser le président Michel Martelly. Surtout après la lecture de l’ouvrage Au gré de la mémoire ̶ Garry Conille ou le passage d’un météore du Dr Rony Gilot. Pourtant, le président Martelly ne devrait pas craindre les effets de ce phénomène cosmique, car il est bien élu pour cinq ans. Son projet devrait être de s’assurer d’avoir des gens compétents à ses côtés pour empêcher l’échec de son entreprise. Laquelle ? D’être président de la République ou de contribuer à sortir les Haïtiens de leur situation de misère abjecte ? L’indécision du président Martelly à déterminer lequel de ces deux choix est primordial ne rend-t-il pas sa gouvernance moins hospitalière au sang nouveau ? Le point d’interrogation s’impose pour mesurer son insistance à surveiller son pouvoir comme le lait sur le feu. Et à en écarter des personnalités qui ne demandent qu’à servir leur pays.
Il y a une nette évolution chez l’auteur par rapport à l’événementiel des livres qu’il y a publiés sur le dictateur Duvalier et son fils. On ne peut que s’en réjouir qu’il se soit démarqué du sur-mesure de ses précédents ouvrages. Surtout quand cela s’accompagne de cette grande culture que même ses contradicteurs apprécieront. En particulier, sa capacité de passer du superflu de la politique haïtienne à l’essence des luttes de pouvoir. Il passe de l’un à l’autre avec aisance. Il démêle l’écheveau avec une minutie qui écarte toute confusion. Le tour de force de l’ouvrage, à mon sens, est son travail d’investigation. Qui montre de l’intérieur, la constitution, sous nos yeux, d’un nouvel ordre exaltant divisions et haines ancestrales à partir d’une idéologie basée sur la jouissance et la manipulation de la fracture générationnelle. Un véritable complexe qui reprend à rebours l’atavisme néfaste de nos gérontes. L’auteur aborde ces questions aux pages 62 à 76 en discutant des cinq cercles concentriques de la ratification de Garry Conille. Une vraie leçon de choses. Authentique ! Mais plus loin que la simple ratification de Garry Conille, ces cinq cercles constituent les fondamentaux d’un ordre politique dominant qui retrouve ses marques après la combinaison populiste des passes une-deux d’Aristide et de Préval au cours des vingt dernières années. Une combinaison qui a fini par remettre le pouvoir sur un plateau d’argent à l’ordre décadent contre lequel elle s’était théoriquement insurgée.
Un ordre cannibale qui pense pouvoir gérer la société de 10 millions d’habitants en 2012 comme elle gérait celle de 3 millions d’habitants en 1950 avec les mêmes ignorances. Avec le retour des mêmes pratiques désuètes charriant l’abîme franchement infranchissable des préjugés d’avant 1946 qu’on croyait révolus. Approche désastreuse en soi quelle que soit la forme qu’elle prend. Le regretté Georges Anglade aimait répéter le vieux dicton : « Mennen koulèv la lekol se youn, fèl chita se de » (amener la couleuvre à l’école est une chose, la faire asseoir en est une autre). En effet, même la musique d’un charmeur de serpents ne peut pas faire asseoir la couleuvre des revendications d’un peuple qui demande une répartition plus égalitaire du revenu national. Problématique incontournable surtout quand ces inégalités criantes se donnent à voir sous la couleur de l’obscurité ou sous l’obscurité de la couleur. « Bat chen tan mèt li » est le mot qui circule pour répondre à la multiplication d’anecdotes franchement racistes dans certains milieux.
Le dispositif suicidaire
C’est peut-être de la naïveté, mais on peut épargner au pays certains litiges en demandant aux acteurs politiques qui se fourvoient de ne pas continuer à appliquer cette troisième des quatre opérations élémentaires de l’arithmétique. Il suffit d’une étincelle pour mettre le feu à toute la plaine. Car la multiplication de l’imbécilité ne produit que des divisions meurtrières. Penser pouvoir arriver à un quelconque développement matériel de la société sans remettre en question son ordre maléfique relève simplement de la démence. Sade s’était évertué à cerner les 120 jours de Sodome que Pasolini a mis sur le grand écran. Dans cette même veine, Gilot a produit un brûlot sur les 130 jours de Conille qui n’attend qu’un bon metteur en scène pour y ajouter une note romantique. On y retrouve la politique de pacotille, les couleuvres avalées, le sous-racisme haïtien, des histoires de gros sous, les décisions prises sous les prétextes les plus imaginaires, bref l’appétit du pouvoir aux prises avec cette envie folle de transformer des êtres humains en bêtes sauvages. L’écriture de la société politique apportée par le Dr. Gilot est sans ligatures et abréviations. Il faut donc le lire et ne pas se contenter des explications qu’il a fournies dans ses présentations aux émissions de radio de Magik 9, Radio Caraïbes, ou encore de Scoop FM.
La paranoïa du pouvoir a toujours mis dans son collimateur ses adversaires mais aussi certains de ses collaborateurs (on l’a vu et revu sous le duvaliérisme) pour ne pas leur permettre« d’acquérir du rayonnement dans les secteurs-clé de la société » (page 109). Un tel dispositif est suicidaire et le président Martelly n’a aucun intérêt à prendre cette voie. Qui ne va susciter que des comportements Zoblòd. Des blocages et un brigandage en cascade masquant la vérité des intérêts économiques des milieux d’affaires du deuxième des cinq cercles concentriques analysés par l’auteur. Mais aussi des intérêts des rentiers parlementaires du premier cercle concentrique. Les trois autres cercles étant respectivement a) les partis et particules politiques ; b) les ambassadeurs de la communauté internationale et enfin c) les propriétaires des grands médias et les journalistes influents. On remarquera que sont absents de ces cercles concentriques autant la société civile que les masses populaires. À ce carrefour de la recomposition sociale, il importe d’être lucide pour rassembler tous les hommes et femmes de bonne volonté. Sans exclusive. Car l’héritage duvaliériste est en lambeaux tout comme celui que les Américains nomment the Most Repugnant Elite (l’élite la plus répugnante). L’éclairage de Rony Gilot des péripéties de Daniel Gérard Rouzier ou encore celles de Daniel Supplice, entre autres, en atteste. Des déchirements qui suscitent bien d’autres interrogations dans l’entourage, mais aussi sur l’entourage, du président Martelly.
Confiance et sous-racisme haïtien
La politique d’humiliation et d’avilissement de l’homme haïtien instaurée à partir de 1804 s’explique essentiellement par le manque de confiance croissant parmi nos aïeux, d’une part entre eux-mêmes et, d’autre part, envers la population. L’assassinat de Dessalines et la guerre civile qui s’en suit témoignent de cet état de choses. Les expériences décevantes accumulées par les masses en plus de deux siècles d’une histoire cahoteuse ont réduit à néant l’indispensable capital de confiance envers les dirigeants. Après avoir fermé l’ouvrage du Dr. Rony Gilot, il est difficile de ne pas ressentir une profonde déception envers la classe politique. Qui utilise la corruption en dernier ressort pour le maintien du statu quo, en pleine connaissance de cause. Difficile de crédibiliser un message venant d’un dirigeant politique tant les coups de Jarnac pleuvent. Que le lecteur se rende compte lui-même en s’arrêtant aux pages 86-90 concernant les tractations autour de la formation du cabinet ministériel. Notre culture politiquepito nou lèd nou la peut trouver cela normal, acceptable et même patriotique mais le simple bon sens verra que c’est franchement odieux, déloyal et pernicieux. En dépit des déclamations des dirigeants à courte vue qui se décorent eux-mêmes. Sa rèd.
La relation de confiance entre les gouvernants n’existe tout simplement pas. Voir celles entre gouvernants et gouvernés. On comprend ainsi que les discours sonnent faux. Nous ne nous faisons pas confiance entre nous, nous ne faisons pas confiance à la police, à l’expertise médicale, à la justice, bref à l’État. Selon Joël Dreyfuss, mulâtre sans complexe et observateur avisé de la politique haïtienne, « depuis son entrée en fonction, Martelly s’est entouré d’un cabinet largement constitué de gens appartenant à l’élite métisse “mulâtre” de Haïti » [1]. Joël Dreyfuss, dont on ne saurait sous-estimer l’objectivité, donne des arguments à Rony Gilot dans sa dénonciation du sous-racisme haïtien, en disant tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Pour combien de temps encore ? Joël Dreyfuss ajoute : « L’élite “à la peau claire” d’Haïti a longtemps dominé l’économie du pays et a manipulé sa politique. Selon le journal Le Monde, 3% de la population contrôle 80% de l’économie. » Le phénotype clair serait donc devenu, redevenu, le critère primordial pour rentrer dans le saint des saints. Comme en République Populaire de Chine (RPC) où les ententes conclues avec les Etats-Unis aboutissent dans la réalité au fait que les professeurs d’anglais embauchés dans ce pays soient uniquement du phénotype blanc. Sa rèd nèt.
Cette aberration participe en Haïti du manque de confiance entre les membres de la société et aussi entre les membres de l’équipe gouvernementale. Cela est fatal pour le développement, car le manque de confiance entraîne rapidement, sur le plan économique, une augmentation du coût des transactions. La moindre comparaison des prix au mètre carré, au mètre cube, au mètre linéaire en Haïti par rapport à ceux des autres pays de la Caraïbe permet de s’en rendre compte. Le manque de confiance explique le fait qu’Haïti n’est pas compétitive. Tout se lie et s’enchaîne. Les incidences du manque de confiance alimentent l’incertitude qui se cristallise dans la méfiance mais aussi dans les prix élevés. Selon une enquête menée par le Ministère de l’Economie et des Finances en 2003, 88.8% des personnes enquêtées « déclarent faire attention plutôt que de faire confiance à presque tout le monde. [2] » Tous les travaux scientifiques tels que ceux de Robert Putnam et Pierre Bourdieu reconnaissent la confiance comme la base du capital social [3]. Quand le président de la république ne respecte pas la parole donnée, rien ne va plus. On l’a vu sous le gouvernement de René Préval dans ses rapports avec son présumé successeur Jacques Edouard Alexis, son premier ministre pendant de nombreuses lunes. Et les règlements sont alors d’une telle perversité qu’aucune organisation n’arrive à fonctionner à partir d’elles. Dans un pareil environnement, le développement psychique des citoyens est facilement perturbé par les deux mamelles noiriste et mulâtriste du collorisme haïtien. Rares sont ceux et celles qui arrivent à résister aux psychoses de la haine et de la destruction. Ce sont justement les conclusions auxquelles sont arrivées Albert Einstein et Sigmund Freud dans la correspondance échangée en juillet 1932, six mois avant le triomphe du fascisme en Allemagne.
Cesser la politique de l’autruche
Les passages de l’ouvrage du Dr. Rony Gilot qui renvoient à l’histoire et à la mythologie grecque sont succulents. Cela va du général Miltiade en l’an 490 avant Jésus Christ (page 82) au diner de Tantale (fils de Zeus) dans la mythologie grecque (page 160) aux arcanes de Thomas Morus sous la royauté anglaise d’Henri VIII (page 134-135). On sent la formation à ces humanités au Petit Séminaire Collège Saint Martial à une époque où le savoir avait encore droit de cité. On y recevait de l’instruction mais surtout une éducation qui rivalisait avec celle de Saint Louis de Gonzague, du lycée Pétion, du Centre d’Études Secondaires, etc. L’enseignement était de qualité et à mille lieux des écoles borlettes d’aujourd’hui. Notons que le Petit Séminaire Collège Saint Martial sera transformé en école borlette au cours des dix-sept (17) années, soit 1969-1986, qu’il est passé sous les fourches caudines des tontons macoutes. Tel est le diagnostic du directeur de cet établissement le Révérend Père Max Dominique [4] en 1998.
Toutefois, dans le jugement critique qu’il livre des 130 jours de Garry Conille, le Dr. Gilot a fait preuve d’indulgence en ne renvoyant pas au cinquième des travaux d’Hercule que représente le nettoyage des écuries d’Augias. On sait que ces dernières n’avaient pas été nettoyées depuis trente ans et étaient très sales au point d’exiger le détournement des deux fleuves Alphée et Pénée par Hercule pour enlever les couches de crasse accumulées au cours des ans. Dans le cas d’Ayiti-Toma, depuis plus de deux siècles, deux fleuves ne suffiront pas pour enlever les sédiments de nos tâtonnements et petitesses qui s’étalent partout et permettre à Haïti-Chérie de se hausser enfin à la hauteur de son destin. En sortant de ce que le politologue américain Robert Rotberg de l’université Harvard, en parlant d’Haïti, nommait « la politique de la crasse ». Avec sa mutation aujourd’hui dans le zokiki (prostitution juvénile). Une situation qui a fini par mettre en colère Michaëlle Jean, ancienne Gouverneure du Canada. « Le pays est à bout de souffle, dit-elle, à bout de tout. » Son appel à la rupture recevra sans doute pour réponse : poze, tèt frêt, les expressions du jour qui appellent à l’immobilisme sur le chemin de la faillite.
Gilot peint un Garry Conille orgueilleux, doté d’un sens aigu de l’amour-propre, capable d’accepter d’être froissé pour une cause, mais imbu des limites acceptables de la dégradation de soi. Dans cette galère qu’est devenue Haïti avec 83% de ses cerveaux en diaspora, la modestie et la capacité d’encaisser font partie des qualités nécessaires pour rentrer dans l’immortalité. Que le pouvoir ne tienne pas rigueur à Conille et à Gilot pour leurs vues. Que la répression s’éloigne de leurs rivages. Il est venu le temps de grandir et de cesser la politique de l’autruche. La vérité doit être dite sans prendre de gants et sans se voiler la face. Le présidentialisme omnipotent que nous trainons depuis deux siècles a sclérosé nos chances de développement, d’où la Constitution de 1987. Mais les normes du laisser grennen ont triomphé sur les lois et le pays est menacé d’asphyxie. D’où la montée en puissance de ce qui s’apparente à une malédiction.
Pour une vraie politique d’ouverture
Gilot reprend un adage malicieux. Il dit : « …la politique est ainsi faite : on ne gouverne en toute tranquillité et confiance qu’avec ses amis … » (page 36). Fut-il vérifié par notre histoire, un tel adage médiéval est aux antipodes des vraies politiques d’ouverture sans lesquelles Haïti est condamnée à disparaître au fond du puits des copains et des coquins. De toute façon, ce n’est pas ce qu’enseigne la politique d’avenir comme celle d’un François Mitterrand prenant son rival Michel Rocard comme son premier ministre. S’il faut émuler, ce sont de pareils exemples qui doivent servir de références. On ne peut pas simplement continuer à voler bas en se rattachant aux pratiques des derniers de la classe.
Par contre, il semble que la première règle de la politique haïtienne est que, le président, quel qu’il soit, a toujours raison. La seconde règle stipule que, quand le président a tort, il faut se référer à la première règle. Pourtant, Machiavel, pas celui du Prince, mais plutôt celui duDiscours sur la première décade de Tite-Live, observe que « les peuples sont sujets à moins d’erreurs que les princes, et qu’on doit se fier à eux bien plus sûrement qu’à ces derniers. » La synthèse de Gilot donne écho aux erreurs du Prince au cours des 130 jours de Garry Conille à la Primature. Des échos qui peuvent devenir des préludes à d’autres dérives ? Dans tous les cas, avec 12 pages de photos et 25 pages d’annexes, Gilot fournit au lecteur des éléments lui permettant d’établir les différences et similitudes entre hier et aujourd’hui. Des éléments pour saisir comment l’ordre décadent se survit à lui-même avec cet aréopage apparemment regroupé autour du Prince dans le seul but d’écarter de son esprit les sujets auxquels il refuse de réfléchir. Ce que Françoise Giroux, jeune ministre sous Giscard d’Estaing, avait appelé l’exercice solitaire du pouvoir. On sait comment les résultats du refus de réflexion furent catastrophiques pour ce président français.
Le franc parler de Garry Conille a sonné le tocsin. Son refus de signer la résolution relative à la question des passeports et son « geste de trop » de fermer le téléphone au nez du président (page 178) ont fait le reste. La cassure. Conille était sans doute conditionné, car l’ordre décadent avait fait circuler très tôt la rumeur que ses jours à la Primature étaient comptés. À ceux qui seraient tentés de justifier ce comportement par les propos parfois grivois du Président envers certains de ses collaborateurs, disons tout de suite que comparaison n’est pas raison. Les misérables expédients du statu quo n’ont pas inspiré à Conille une politesse respectueuse. Par cette dérogation à la maitrise de soi, il s’est manifestement écarté du cercle des courtisans qui semblent avoir dans les veines beaucoup plus d’eau que de sang.
Météore ou météorite ? Le météore quand il percute le sol devient météorite et est connu pour avoir provoqué la disparition des dinosaures. La population haïtienne devra trancher. Plus tôt que plus tard. De toute façon, la collision avec cet extra-terrestre nommé Garry Conille lui a donné l’occasion pour faire une analyse en laboratoire. Pour comprendre comment nait, vit et meurt une nébuleuse politique.
* Économiste, écrivain
[1] Joel Dreyfuss, « Haiti’s Uncertain Future, 2 Years Later », The Root, January 9, 2012.
[2] Ministère de l’Economie et des Finances et PNUD, Enquête sur les conditions de vie en Haïti (ECVH), vol. I, P-a-P, juillet 2003, p. 232.
[3] Robert Putnam, Bowling Alone : the Collapse and Revival of American Community, New York, 2000. Lire aussi Pierre Bourdieu, « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales, numéro 31, 1980, pp. 2-3 et « The forms of capital » dans J. Richardson, Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, New York, Greenwood Press, 1986, p. 241-258. Nous avons longuement discuté de la confiance et du capital social dans trois articles « Capital social et Investissement », (première partie), 23 janvier 2012, et « Capital social et Investissement », (deuxième partie), 24 janvier 2012 et « Capital social et Investissement », (troisième partie), 25 janvier 2012. Ces articles ont été publiés dans AlterPresse et Le Nouvelliste.
[4] Louis Auguste Joint, Système éducatif et inégalités sociales en Haïti : Le cas des écoles catholiques en Haïti, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 220-221.