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Le peuple haïtien se rebelle contre les « bandits légaux »
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- Publié le lundi 15 décembre 2014 15:59
Par Leslie Péan, 14 décembre 2014 --- La léthargie dans laquelle la politique de carnavals semblait avoir plongé la population a pris fin. Le réveil est évident. Le peuple a gagné toutes les grandes villes du pays et il a déjà gagné une première bataille. À Fort Liberté, Ouanaminthe, Cap-Haitien, Gonaïves, Saint-Marc, Port-au-Prince, Petit-Goâve, Jacmel, Cayes, la rébellion fait tâche d’huile. Forcé de jeter du lest, Martelly a livré en pâtures son premier ministre avec qui il disait, hier encore, être uni pour la vie. Son timbre de voix a changé, son intonation aussi. Ce n’est plus le conquérant arrogant, trivial et grossier qui confondait dans un même mépris parlementaires, journalistes, ministres, conseillers, etc. C’est aujourd’hui celle du comédien attristé qui voit approcher le moment fatidique d’un suicide annoncé.
Nous disions l’an dernier suite à l’occasion de la convocation du premier ministre Lamothe et de son gouvernement, le mardi 4 juin 2013, au Sénat : « Le gouvernement a étalé son incompétence devant les médias, à la radio et à la télévision. Il n’a pas pu justifier nombre de dépenses dont les 5 milliards de gourdes (113 millions de dollars US) du Fonds d'urgence qui ont été débloqués suite au passage des ouragans Isaac et Sandy en 2012. Mais aussi d’autres dépenses, dont le 1 milliard 900 millions gourdes laissé par le gouvernement Préval, l’argent des appels téléphoniques (50 millions de dollars selon le gouvernement et 69 millions de dollars selon le sénateur Jocelerme Privert, fiscaliste et ancien directeur de la DGI) et des transferts, le fonds d’amortissement des dettes (annulées) par le Venezuela, etc.[1] » La gabegie des dépenses injustifiées avait atteint de tels sommets que Marie-Carmelle Jean-Marie, ministre des finances, avait été obligée de donner sa démission en avril 2013. Le gaspillage des deniers publics a continué avec des dépenses de 40 millions de gourdes pour fêter la prise du pouvoir par Martelly le 14 mai 2013, des voyages aux coûts faramineux à l’étranger et à nouveau le rituel de la célébration le 14 mai 2014 de la prise du pouvoir.
Aujourd’hui, les manifestations populaires se multiplient et la population réclame à cor et à cri un autre pays. Un pays débarrassé des vendeurs de drogue, des kidnappeurs et des assassins. L’aube est proche et le soleil va se lever. C’est donc le moment d’apporter tout l’appui à la jeunesse et à tous ceux et celles qui disent non à la dilapidation des fonds publics. La société haïtienne est à un carrefour où chacun doit prendre ses responsabilités contre les « bandits légaux ». Sur la place publique, dans la rue, dans toutes les tribunes où l’on défend les droits fondamentaux des citoyens. Maintenant que le fusible qu’est le premier ministre a sauté de lui-même, en dépit du baiser de Judas du président Clinton, le peuple haïtien n’a d’autre choix que de déboulonner Martelly.
Dans l’agora, il importe toutefois de reconnaître la nécessité de ne pas en rester là et d’aller au fond des choses. Ce n’est pas la première fois qu’Haïti connaît un mouvement de masse contre un gouvernement réactionnaire. Au 20e siècle, nous avons eu 1929, 1946, 1950, 1957 et 1986. Pourtant, chacune de ces occasions a été perdue. Même des partisans du changement deviennent sans se rendre compte des défenseurs aveugles du statu quo. C’est le cas quand ils prennent toutes sortes de précautions pour ne pas heurter certaines sensibilités. Ainsi, le virage éthique et idéologique indispensable pour arriver à un autre ordre social est raté. Aujourd’hui, l’une des formes que prend ce conservatisme maladif est le « respect » revendiqué pour les « bandits légaux » et en particulier pour le premier d’entre eux Michel Martelly. Témoignage de l’archétype d’un monde ordonné maintenant sur mesure ? Attestation et preuve, transmise de génération en génération, d’une orthodoxie carabinée et protectrice des privilèges séculaires des nantis.
La carapace d’absurdités
Le « respect » indu pour des « autorités publiques » n’ayant aucun prestige conduit à des comportements de censure et d’autocensure qui entravent la liberté d’expression et bloquent le fonctionnement de la démocratie. C’est surtout le cas avec le président de la République qui est considéré comme un Dieu. Loin d’être anodin, ce comportement de soumission servile empêche la séparation, la division et la limitation des pouvoirs. La sujétion qui s’ensuit conduit à des comportements d’obédience que l’on retrouve un peu partout dans les administrations publiques, dans des instances privées telles que la direction d’un journal ou d’une station de radio. De ce fait, la censure et l’autocensure sont des pièces maîtresses de la carapace d’absurdités qui bloquent le décollage et le développement d’Haïti. Certes, des progrès ont été faits, mais il reste un long chemin à parcourir.
Le fait d’occuper le fauteuil présidentiel ne saurait sacraliser automatiquement un perverti. Il importe de dépasser ce fétichisme, cette représentation non questionnée, qui encourage une forme de censure déguisée. Dire que nous avons en Haïti un comédien-président et des « bandits légaux » au pouvoir ne saurait être une insulte. C’est plutôt la répétition de confessions publiques faites par les protagonistes eux-mêmes. L’expression « bandit légal » n’est pas de nous. Pour s’en convaincre, il suffit d’écrire Sweet Micky bandit légal You Tube dans Google pour trouver une longue liste de vidéoclips montrant Michel Martelly déclarer son appartenance à un groupe de « bandits légaux » (voir court film mis en ligne sur You Tube le 12 novembre 2008 puis un autre mis en ligne le 12 avril 2008 par un dénommé Ti Claude). Quelle différence y a-t-il entre « bandit légal » et délinquant ? Aucune : bonnet blanc, blanc bonnet.
De même que l’Inquisition n’a pas empêché la pensée critique de faire son chemin face au catholicisme décadent, la censure ne peut à elle seule assurer la pérennité du statu quo. Notre société est pourrie jusqu’à la moelle. Elle limite la liberté d’expression au nom d’un système de valeurs prônant le respect pour la bêtise. Notre culture de « calbindage » et d’hypocrisie défigure jusqu’au sens des choses et des mots. Le temps est venu pour notre nation d’avoir honte. Comme le disait Karl Marx dans sa lettre de mars 1843 à son ami Arnold Ruge « la honte est déjà une révolution (...). La honte est une sorte de colère : celle par quoi on s'en prend à soi-même. Et si toute une nation avait vraiment honte, elle serait le lion qui se ramasse pour se préparer à bondir[2].» Aujourd’hui, la détermination des manifestants qui crient leur colère à l’échelle du pays indique sans l’ombre d’un doute que les jours des « bandits légaux » sont comptés. Bientôt personne ne pourra plus se vanter d’être un bandit légal, car en perdant la protection du pouvoir politique, l’accès aux robinets des fonds publics et la complicité active des médias, ils deviendront aux yeux de tous ce qu’ils sont vraiment, des parias et des rebuts de la société.
La tour de Babel
Par son arrogance notoire, Martelly a dépassé les bornes, violant à la fois la légalité et la légitimité. On se rappelle que, dès le début de son mandat obtenu frauduleusement, il montré le bout de l’oreille en interdisant arbitrairement les groupes tels que Don Kato, Vwadèzil, Kanpèch, et Tokay. Aujourd’hui le peuple dans les rues revient avec le refrain du carnaval 2001 où Sweet Micky chantait Nou pa pè anyen. Avec ses mesures dictatoriales, Martelly a lui-même programmé sa chute qui sera douloureuse, voir violente, s’il persiste à vouloir rester. Martelly n’a pas pu se hisser au niveau que réclame la présidence. Il n’a pas eu l’intelligence et la carrure nécessaires pour anticiper. Or, diriger, c’est prévoir. Il ne fait qu’improviser et gaspiller les maigres ressources financières de l’État. Sa décision d’accepter les recommandations de la Commission consultative fait trop peu et arrive trop tard.
Pour guérir une maladie, il faut d’abord un diagnostic. Dans le cas d’Haïti, deux savants se sont prononcés depuis belle lurette sur ce sujet : le premier, Edmond Paul, a écrit que Haïti « est née la tête en bas », tandis que le second, Dantès Bellegarde, est allé plus loin pour dire qu’elle « est née sans tête ». Essentiellement ce mal qui anéantit le corps social est logé à la tête. Haïti est fragilisée par la permanence de ce mal démesuré qui se donne à voir dans la difficulté d’y promouvoir le savoir. La société haïtienne est construite comme une tour de Babel où priment la confusion et le refus systématique de donner aux mots leur vraie valeur. Tout voum se do.
La population aux abois et désemparée se réfugie dans le surnaturel. Les bòkòr ont de la concurrence avec les assemblées protestantes utilisant leurs chaînes de télévision 40 et 36 qui rivalisent pour faire des « miracles ». La zombification prend de nouvelles formes. D’un côté, c’est « la piscine de Bethesda[3] » et ses cérémonies d'exorcisme ; de l’autre, c’est « Shalom » avec ses quatorze stations de radios et sa télévision, etc. Prétextant chasser les démons mais en réalité pour pacifier les populations afin qu’elle ne revendiquent pas contre les bandits légaux par des manifestations populaires, les charlatans profitent pour collecter de rondelettes sommes. Désormais, le billet de 1000 gourdes s'appelle un « Shalom ». Des chaines de prières sont faites contre les « expéditions » et autres « renvois » qui bloquent les dossiers des demandeurs de visas à l'ambassade américaine. On s’improvise « pasteur » tout comme d’autres bandits s’improvisent « hommes politiques » ou « professeurs ». C’est la confusion totale. La cacophonie.
La politique excrémentielle
Désemparés par l’avancée des sectes protestantes et la pénétration du vodou dans toutes les couches de la société, les gardiens du langage châtié qu’étaient les prêtres catholiques ont accepté tête baissée la nouvelle esthétique, les écarts de langage, la vulgarité des Tèt Kale. Ainsi, ils n’ont même pas exprimé une réserve à la sortie tour à tour des CD obscènes de Sweet Micky avec les titres 100% KK, 200% KK et 400% KK écrits sur les pochettes des CD. La revendication de cette politique excrémentielle des Tèt Kale aujourd’hui est héritière de l’érosion des valeurs commencée avec la politique kann kale de François Duvalier. Comme nous l’écrivions en 2010, au fort de la crise du choléra « La politique excrémentielle impose de vivre au milieu des matières fécales, dans une situation hygiénique déficitaire. Les excréments pullulent dans le sol, sur la chaussée et les dirigeants politiques semblent respirer leur odeur avec plaisir au point de se demander si cela n’a pas remplacé leur matière grise[4]. »
Le moule qui produit la racaille en Haïti doit être cassé en mille morceaux de telle manière qu’il ne puisse être recollé et accoucher des gouvernements autoritaires, corrompus et dictatoriaux comme nous l’avons connu au cours du 20e siècle. Il importe de faire une nette et claire décantation entre les partisans du changement et ceux de la continuité. L’engrenage de la soumission servile arrive à sa fin. Aucune puissance étrangère ne peut imposer aux Haïtiens la prolongation d’une « politique excrémentielle d’hommes et de femmes au pouvoir qui sont toujours à l’œuvre dans la continuité pour manœuvrer les rouages pouvant assurer le apre nou se nou[5]. »
La bêtise qui plombe Haïti réside dans la soumission servile à l’autorité que l’oligarchie inculque dès le berceau à ses enfants. Le respect pour la bêtise institutionnalisée est l’un des plus grands obstacles au développement d’Haïti. L’expression « Haïti, un singulier petit pays » est rebattue et jamais saturée quand nous exprimons notre admiration pour les diverses formes de bêtise venant du haut de la pyramide sociale. Pendant que les privilégiés et les amis du pouvoir politiques font leur beurre, le petit peuple se meurt de faim et d’indignation. Aucune discussion un tantinet sérieuse ne peut se faire sur l’avenir d’Haïti sans sortir de la censure et de l’autocensure et sans briser les faux consensus sur la malpropreté et le cynisme.
Leslie Péan
Historien - Economiste
[1] Leslie Péan, « Les spécialistes de la propagande pris à leur propre piège », Radio Kiskeya, 13 juin 2013.
[2] Karl Marx et Friederich Engels, Correspondance, Tome I, Paris, Éditions sociales, 1971.
[3] La Bible de Jérusalem, Évangile de Jean 5 : 5-9. Lire aussi Dr. Frantz Bernardin, « La ruée vers la Piscine de Béthesda », Le Nouvelliste, 30 octobre 2014.
[4] Leslie Péan, « La crise de choléra n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu », Alterpresse, 29 octobre 2010.
[5] Ibid.
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