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(Réponse au Dr Rodolphe Malebranche) Élections sénatoriales : changer le mode de scrutin et non la méthode de calcul

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Le Dr Rodolphe Malebranche a eu l’amabilité de me faire parvenir son « Billet relatif à l’article de Madame Junia Barreau[1]» paru le 8 septembre en cours dans les colonnes de Le Nouvelliste ainsi que son texte non paru et intitulé « Bis repetita. La problématique de l’établissement des pourcentages obtenus lors des élections sénatoriales du 09 août 2015». Je ne m’attarderai pas sur certains points abordés dans le billet du Dr Malebranche puisqu’ils ont été traités dans la version augmentée de mon article «Élections sénatoriales : revoir ou ne pas revoir la méthode de calcul, là n’est pas la question Â» repris par le site d’information en ligne Tout Haïti[2].

In extrémis, j'ai reçu l’article de M. Patrick Ambroise intitulé : « Quelques considérations techniques relatives aux problèmes conceptuels dans le mode de comptage des élections sénatoriales Â» (Le Nouvelliste # 39547, samedi 5 et dimanche 6 septembre 2015). Je peux dire tout de suite que je suis en parfait accord avec les conclusions de M. Ambroise concernant la règle de l’avance des 25 % au premier tour. Le débat sur ce point précis est clos dès l’instant où l'autorité électorale avait défini la dite avance en pourcentage du total des votes valides. Une décision cohérente puisque l'on utilise le total des votes valides afin de déterminer le classement des candidats.

En lisant attentivement le texte intitulé « Bis repetita [...]» du Dr Malebranche, je note, en dépit de quelques malentendus, une grande similitude d’idées exprimées de manière différente. Je ne minimise pas les contestations de la méthode de calcul aux sénatoriales. J’attire l’attention sur un problème qu’il faut considérer dans son ensemble puisque l’on ne peut évoluer en dehors du cadre légal; on ne saurait appuyer une solution non conforme à la principale contrainte d’une élection que constitue le décret électoral (ou loi électorale). Tel que le souligne le Dr Malebranche, un débat autour de l’organisation des élections s’avère urgent. Ce débat serein devra englober tous les aspects du processus électoral afin d’aboutir à sa standardisation : indépendance de l’institution électorale vis-à-vis des forces nationales et internationales; financement; pratiques rigoureuses et conditions de vote dignes pour la population; formation de l’expertise haïtienne dans un cadre institutionnel stable; une loi électorale plus définitive; etc. Ce débat ne prendra tout son sens que s’il s’échappe de l’étroite trajectoire partisane.

Le constat unanime

Tout d’abord, il y a une observation très évidente qui met tout le monde d’accord : le mode de scrutin appliqué aux sénatoriales exige du candidat de réunir plus de votes afin d’atteindre la majorité absolue (50% + 1). L’explication très simple se trouve dans les fondamentaux d’une opération de division.

Au numérateur, V le nombre de votes d’un candidat. Au dénominateur, T le total des votes. Le résultat C, ratio exprimé en pourcentage.

Si V est constant; augmenter T fait diminuer C; réduire T fait croître C. On dit qu’il y a une relation négative entre T et C, ce qui signifie que ces deux variables évoluent en sens contraire (équation 1 avec les flèches qui indiquent le sens de la relation). Inversement, il existe une relation positive entre V et C, c’est-à-dire, les variations se font dans le même sens quand T est maintenu constant.

equation junia election 9 aout

Pour conserver C fixe, il faut une augmentation simultanée et proportionnelle de V et de T.

C’est évident qu’en utilisant au dénominateur le total des voix valides (supérieur au total des votants), le candidat doit rassembler plus de votes au numérateur afin de prétendre à une majorité absolue dont la règle demeure identique (50% +1).

Le constat fait l’unanimité, certes. Toutefois, les solutions, s’il y a lieu, suggérées peuvent poser problème au regard du décret électoral, notamment en ce qui a trait au changement prôné dans la méthode de calcul.

Les contestations des résultats des sénatoriaux sont marquées par une forte tendance à détacher la méthode de calcul du mode de scrutin. Or la méthode de calcul dépend du mode de scrutin en vigueur dans les limites du décret électoral. Certaines fois, on ne peut modifier la méthode de calcul sans changer entièrement de mode de scrutin afin de respecter la loi électorale. Et c’est précisément le cas des sénatoriales en cours en Haïti car la méthode de calcul obéit à deux contraintes majeures, le mode de scrutin plurinominal et le décret électoral en vigueur.

Les points de désaccord

L'article 45 du décret électoral stipule que le Sénateur de la République est élu au suffrage universel direct à la majorité absolue des votes valides (50%+1).

Le point de discorde exprimé dans mon précédent article (peut-être de manière implicite) se résume comme suit : au regard du mode de scrutin actuel chapeauté par le décret électoral, on ne peut tout simplement pas décider de substituer au dénominateur le nombre de votants à celui des votes valides.

Le mode de scrutin retenu pour les élections sénatoriales (analogue à un scrutin majoritaire plurinominal, SMP, à deux tours) permet aux votants de choisir deux candidats sans ordre de préférence; ce qui signifie que chacun des choix, sur un pied d’égalité, correspond à un vote valide. Par conséquent, un bulletin produit un ou deux votes valides. À noter qu’un bulletin blanc valide équivaut obligatoirement à un vote valide, puisqu’il s’agit d’un choix unique exprimé dans la case réservée à cet effet.

Un bulletin = un votant = un vote = une voix; cette équation de base d’un scrutin majoritaire uninominal ne se vérifie plus dans tous les cas aux sénatoriales. Il se met alors en place un système d’équations : 1) un bulletin = un votant; 2) un bulletin = un vote (1 voix) ou deux votes (2 voix).

Le total des votes valides doit obligatoirement inclure toutes les voix exprimées sur les bulletins valides. Le nombre de votants ne correspond plus au nombre de votes valides et par conséquent, ne peut servir de substitut. Toute solution qui prône cette substitution tout en conservant le mode de scrutin plurinominal constitue une entorse au décret électoral. À noter que le décret électoral aurait pu spécifier les votants ou les bulletins valides comme base de calcul de la majorité absolue; mais ce qui n’est pas le cas dans le décret du 2 mars 2015.

Le système électoral doit être considéré comme un tout, de la loi électorale (ou décret électoral) à la production des résultats finaux.

En considérant le mode de scrutin en cours, les résultats sont cohérents, mathématiquement du moins (voir le raisonnement mathématique[3] sous-jacent à ce mode de scrutin dans un document séparé). Comme je l’ai démontré dans mon précédent article qui a motivé le billet du Dr Malebranche, la règle de majorité absolue (50% + 1) s’applique théoriquement à ce SMP à deux tours à condition qu’au moins un électeur opte pour un seul candidat. Et ceci dans tous les cas de figure. Sauf que le nombre de votes à recueillir par le candidat afin de gagner par la majorité absolue doit être très élevé et varie en fonction du nombre d’électeurs ayant effectué deux choix (voir équation 1). Plus il y a d’électeurs qui votent deux candidats, plus le nombre de votes valides au dénominateur augmente ; et le nombre de votes au numérateur doit croître proportionnellement pour atteindre cette majorité absolue.

Les données recueillies par le CEP accréditent l’hypothèse que plusieurs électeurs dans tous les départements ont fait choix d’un candidat unique aux sénatoriales. L’idée d’un système verrouillé - à savoir une majorité absolue impossible-, n’est pas fondée ou vérifiée dans les faits. Ce qui m’autorise à conclure que la majorité absolue devient théoriquement possible dans tous les départements. Toutefois, il demeure très ardu pour un candidat d’obtenir cette majorité absolue, beaucoup plus que dans un scrutin uninominal, on s’entend.

Il faut souligner que la règle de majorité absolue ne s’emploie pas dans la désignation des gagnants au deuxième tour. Tel que prévu par le décret électoral, au second tour seul le nombre de voix compte sans égard au pourcentage de votes.

Je crois avoir déjà souligné l’illisibilité de la présentation des résultats des sénatoriales, ce qui ajoute à la confusion. Le plus gros défaut de cette présentation réside en l’absence du nombre de votants, une information pourtant cruciale. Et plus d’un mois après la tenue de cette élection, le CEP ne parvient pas à publier le nombre de votants par département ni la participation électorale globale aux sénatoriales.

Afin de simplifier l’analyse, je ne retiendrai pas la problématique de la fiabilité des données. Les irrégularités trop nombreuses durant le déroulement de la journée électorale du 9 août rendent très peu fiables les données servant à produire les résultats des législatives dans l’ensemble. Le décret électoral en lui-même représente un véritable cheval de Troie dissimulant un grand danger pour la société. De toute façon, les contestations s’amplifient partout à travers le pays revendiquant l’annulation du premier tour des législatives du 9 août 2015. Il est évident que ce désastre électoral inacceptable mérite d’être effacé des annales des élections validées en Haïti.

Les points d’accord

En cas d’annulation, il serait bon que le CEP explore d’autres modes de scrutin en conformité avec le décret électoral d’une part, et d’autre part, avec lesquels les acteurs se sentent confortables au mieux. Car il faut reconnaître que les résultats du SMP causent un réel malaise et une confusion dans la population qui ne sont pas le fruit de l’imagination de l’esprit du mauvais perdant. Beaucoup de gens tiennent à ce que les résultats s’énoncent en fonction du nombre de votants. Et il serait imprudent de minimiser les objections de certains groupes qui font valoir leur droit à un système plus compréhensible, plus en harmonie avec les autres niveaux de compétition électorale (députés, président, etc.), toutes les fois que c’est possible. Et il se trouve qu’un tel mode de scrutin existe et ne nécessite qu’un minimum d’ajustement.

Les considérations techniques se révèlent d’égale importance, sinon moindre, comparées à celles d’acceptation du mode de scrutin, en amont et en aval, par la population et les partis politiques impliqués dans le processus. Toutes les controverses relatives aux méthodes de calcul auraient pu être évitées si le CEP avait maintenu la porte de communication ouverte avec tous les partis politiques et les organismes d'observation. On vit les conséquences du déficit de communication du CEP (absence d'ateliers de travail) avec les partis politiques autour des deux modes de scrutin et les méthodes de calcul y afférentes. Et si nécessaire, des ajustements auraient pu être apportés en amont du processus. Le CEP porte l’entière responsabilité des contestations visant les méthodes de calcul.

S’il se confirme, l’annulation tant souhaitée de la journée électorale du 9 août et la réorganisation du premier tour des élections législatives sur tout le territoire. Rapidement, on peut identifier deux modes de scrutins simples à mettre en place temporairement et qui tiennent compte de toutes les contraintes légales, matérielles, temporelles et financières : le scrutin à vote préférentiel et le scrutin à vote unique. De plus, ces deux modes de scrutins jouissent d’un inestimable avantage, celui de générer une plus grande acceptabilité sociale et politique.

A-   Le vote préférentiel implique que l’électeur exprime un ordre de préférence numéroté, 1 et 2, dans les choix des deux candidats. D’ailleurs, le Dr Malebranche propose un mode de scrutin à vote préférentiel au « 1er cas de figure Â» des solutions envisageables dans son texte « Bis repetita [...]».

Il faut signaler trois avantages, un inconvénient et un léger ajustement.

1)On garde le même type de bulletin, le décompte se fait par candidat et par choix numéroté.

À noter que le vote préférentiel entraîne un délai additionnel car il est recommandé d’effectuer le comptage deux fois séparément, pour éviter toute confusion. Une fois pour le 1er choix, et une autre fois pour le 2e choix, dans deux tableaux différents. Exactement comme l’indique le Dr Malebranche.

2)La méthode de calcul des pourcentages est identique à celle du scrutin majoritaire uninominal en vigueur pour les autres niveaux de compétition. L’équation un bulletin = un vote = une voix = un votant se trouve constamment vérifiée et le nombre de votants est placé au dénominateur dans le calcul des pourcentages. Réconciliation des modes de scrutin en vigueur.

3)Le CEP peut utiliser tout le matériel déjà produit (maquette de; etc). Le programme informatique adapté aux autres niveaux de la compétition électorale convient et donc peut servir sans aucune modification. Aucune dépense additionnelle en logiciel associée au changement du mode de scrutin.

4)L’inconvénient anticipé : définir de nouvelles règles de passage au premier tour ou au second tour. Les scénarios du second tour se modifient, peuvent se multiplier et confondre le public.

Réserves : Il serait tout de même préférable d’appliquer la règle de majorité absolue et le critère des 25 points de pourcentage uniquement au premier choix. Par contre, cette décision pourrait entraîner à son tour de vives contestations car le deuxième choix pourrait réclamer un traitement identique (d’autant plus que si les mandats sénatoriaux indiquent une durée équivalente).

Il faudrait prévoir tous les scénarios ainsi que la formule à privilégier dans chaque cas. Un vote à majorité simple demeure l’idéal avec ce système de vote préférentiel dans le contexte des sénatoriales haïtiennes.

5): l’autorité électorale sera obligée d’opérer un léger ajustement dans la formation des employés affectés au comptage des voix, assorti d’une campagne nationale auprès de l’électorat afin de faire connaître le changement survenu dans l’expression des choix.

B-   Le scrutin à vote unique. L’électeur n’effectue qu’un seul choix sur le bulletin même s’il y a deux postes de sénateurs à pourvoir.

Le scrutin à vote unique présente des avantages similaires à ceux du vote préférentiel précédemment cité ; il requiert également un ajustement en termes de formation des employés et de campagne d’information auprès de l’électorat. Toutefois, il permet d’éliminer les inconvénients de définir de nouvelles règles de passage au premier tour ou au second tour.

Le scrutin à vote unique correspond exactement aux étapes et méthodes de comptage du vote des députés : Type de bulletin identique ; décompte par candidat et nul besoin d’un double comptage. Des règles de passage au calcul des pourcentages, tout s’harmonise. Sauf, qu’au lieu d’un seul gagnant, on accorde le passage aux deux premiers du classement.

L’autorité électorale pourrait étendre la règle de 25 points de pourcentage de différence au candidat arrivé en 2e place du classement à condition que le premier l’emporte au premier tour. Ainsi, si au premier tour un candidat arrivé en tête sort vainqueur en obtenant soit la majorité absolue ou un écart de 25% sur son plus proche rival; le second sera également déclaré vainqueur s’il présente un écart de 25 points de pourcentage par rapport à son plus proche rival. Obligatoirement, cette condition doit dépendre du premier arrivé; sinon, on risque de déclarer le second du classement gagnant par rapport au troisième sans que le premier du classement soit en position de vainqueur.

En principe, un simple communiqué de presse, dont le CEP a le secret, devrait suffire pour entériner cette décision valable uniquement pour les sénatoriales. Il faut souligner à encre forte qu’une telle décision ne s’éloigne pas du décret électoral en vigueur. Le CEP devrait en profiter pour préciser la durée des mandats des sénateurs à élire lors des prochaines élections.

Vu la somme des contraintes réelles à l’œuvre dans l’organisation des élections, on doit rechercher l’équilibre. Les candidats devraient accepter de souffrir de ne pas pouvoir accéder à deux à la majorité absolue dès le premier tour. En attendant de mettre en place les modes de scrutin qui conviennent à chaque situation spécifique par un conseil électoral permanent ; tout en souhaitant qu’il y ait de moins en moins dans le processus électoral haïtien de situations spécifiques.

Avant de conclure, il faut souligner que le décret électoral énonce très clairement les règles de décision en cas d’égalité parfaite entre les candidats. Un tel scénario exceptionnel, très rare, est déjà pris en compte. Si je peux me permettre un commentaire, je ne suis pas certaine que le tirage au sort évoqué par M. Ambroise à la fin de son article passerait sans bousculer les esprits au mieux. Connaissant bien nos compatriotes, adopter un tirage au sort en cas d’égalité parfaite pourrait engendrer une forte résistance de la part des candidats et de leurs partisans. Le débat pourrait être davantage houleux…

Conclusion : sans détenir une expertise en organisation électorale, je livre ma lecture à distance en fonction des informations qui me parviennent. Nous, Haïtiens et Haïtiennes, devrions commencer par faire confiance à notre intelligence collective. Nous savons mieux que quiconque ce qu’il nous faut, ce qui convient à Haïti.

Et à tous ceux qui croient que les millions US déjà mal dépensés nous interdisent de réclamer l’annulation du canular du 9 août 2015 qu’il faudrait accepter coûte que coûte. Tous ces gens réfléchissent en termes de gains marginaux et non en termes de gains collectifs. Ils commettent une grande erreur d'appréciation puisque dans tous les cas, les mauvaises élections coûtent toujours plus cher, beaucoup trop cher à la société haïtienne que de bonnes élections. 

En effet, les élections désastreuses s'accompagnent inévitablement de ce cocktail abrasif : instabilité, sous-développement et érosion sociale. À l'inverse, les bonnes élections jettent la base stable qui permet au pays de déployer sa vision afin de repenser le système de santé, de l'éducation, l'environnement, de justice ; d’initier les changements structurels aboutissant au développement socioéconomique. Ne pas organiser des Ã©lections acceptables aux yeux de la population haïtienne c'est renoncer aux possibilités et conditions de progrès socio-économiques, un coût de renonciation sans option pour la société, c'est-à-dire, renoncer à quelque chose sans rien gagner en retour. Ne pas tenir de bonnes élections c'est ingurgiter une nouvelle fois ce cocktail débilitant : instabilité, sous-développement et érosion sociale. Les mauvaises élections finissent toujours par nous coûter plus cher, trop cher. Et Haïti ne fait que payer amèrement le prix des fausses élections.

Par conséquent, annuler mille fois le désastre électoral du 9 août et se battre pour obtenir de bonnes élections, voici la seule option qui vaille vraiment. Si l’on tient réellement à la construction d’une société démocratique en Haïti.

« De bonnes élections, ça n'a pas de prix. Â»

Junia Barreau
Le 13 septembre 2015 (modifié le 18 septembre)