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Qu’en est-il des droits humains en Haïti à l’heure actuelle ?

12.10.2020-manifestation andiablex400

À l’occasion de la 72e année de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du 5e anniversaire de la plateforme « Kore Lavi PKL », le juriste Sonet Saint-Louis a prononcé le 10 décembre dernier une conférence sur le thème des droits humains et leur effectivité en Haïti, que nous reproduisons ci-après.

Parler des droits humains dans le contexte haïtien de 2020 et surtout de leur effectivité est une gageure dans une ambiance où le pouvoir en place prend des décisions jugées attentatoires aux droits fondamentaux, à la démocratie et à l’État de droit. De surcroît, compte tenu que le temps qui m’est imparti est limité, il est donc impossible d’aborder, dans le cadre de cette conférence, les différentes approches concernant les droits l’homme. Dans le but de faciliter la compréhension du public, j’ai décidé de m’accrocher à l’essentiel de la réalité des droits de l’homme en Haïti parce que je crois que cette réalité parle plus fort que n’importe quelle déclaration, position officielle ou texte d’experts.

En Haïti, les droits fondamentaux sont inscrits dans la Constitution de 1987. Ce texte juridique de la République d’Haïti, dans son préambule qui a un caractère obligatoire et contraignant, fait référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme de même qu’à l’Acte de l’Indépendance nationale. La Constitution de 1987 consacre tout un chapitre aux droits fondamentaux que l’État a l’obligation de garantir. En matière de droits, notre Charte fondamentale est très généreuse.

Cependant, entre l’énoncé des droits et la pratique en Haïti, il y a un monde de différence. Il existe un écart entre ce que prescrit la Charte et la réalité concrète. Ce problème nous amène à poser la question suivante : que faire pour assurer le bien-être, les services de base essentiels des citoyens haïtiens et l’exercice de leurs droits démocratiques, tel qu’énoncé par la Constitution haïtienne en vigueur ?

Selon Martha Torré, le bien-être fait référence à un cadre de vie où l’homme se trouve à l’abri de toutes les vulnérabilités dont il pourrait être victime tant sur le plan social, économique, politique et environnemental. Dans l’approche économique du droit, le bien-être est une normalité liée au souci de permettre à l’individu la jouissance de ses droits en toute sécurité. Et le citoyen ne peut en jouir que dans un environnement paisible et sécuritaire. Le rôle de l’État, c’est de créer ce cadre de vie-là, et de rendre la vie possible sur son territoire en améliorant les conditions d’existence de ses populations et en assurant la cohésion sociale. Le produit intérieur brut (PIB) est intimement lié au bonheur brut des citoyens.

Quand les peuples élisent des gouvernements, c’est pour augmenter chaque jour leur bonheur brut. Le but de la politique est de travailler au bonheur brut des citoyens et les rendre heureux. Les citoyens choisissent leurs représentants pour assurer leur bien-être. Si toutefois ces derniers passent à côté des buts pour lesquels ils ont été élus, le peuple a le droit de les bannir ou les abolir par tous les moyens. C’est le sens de la démocratie représentative et du droit à la révolte. Le peuple, par le choix démocratique délègue sa souveraineté à ses représentants - élus ou nommés - sans jamais y renoncer. Ce principe est consacré aux articles 58 et 59 de la Constitution. Les droits n’ont pas de signification propre en dehors de leur effectivité. Les droits de l’homme ne doivent pas être un souhait ou une manifestation de bonne volonté, mais une réalité concrète dans la vie des citoyens. Notre Constitution reconnaît les droits politiques des citoyens, notamment le droit de choisir leurs représentants. Ce droit fondamental est étroitement liée au respect de la périodicité des activités électorales permettant au peuple d’exercer sa souveraineté.

Deux droits vitaux bafoués

L’impératif de la conjoncture permet de mettre l’accent sur deux droits : le droit à la vie et le droit à la sécurité. Ce qui nous amènera à poser la question suivante : que valent les droits de l’homme sans l’État de droit et la démocratie ?

Le droit à la vie est peut-être le plus important dans le contexte actuel. Il est indérogeable et inaliénable. C’est le noyau dur des droits humains car on ne peut pas disposer de la vie de quelqu’un. La vie est un cadeau de Dieu et de surcroît elle est fragile et précaire. Cette fragilité explique pourquoi la vie doit être protégée et respectée. Ceux qui y portent atteinte doivent être poursuivis et recherchés partout où ils iraient se cacher.

Le droit à la sécurité est le premier devoir d’un État. Assurer la sécurité de ses citoyens est sa raison d’être. L’État ne doit pas livrer ses citoyens à la violence de groupes privés et d’entités criminelles. Il a un devoir de protection et ne peut pas manquer à cette responsabilité.

Aujourd’hui, la réalité, c’est l’occupation du territoire par les gangs armés qui sèment la terreur. Ils pillent, volent, violent et massacrent de paisibles citoyens. Il y a quelques mois de cela, une ambassade étrangère a cru bon de rappeler aux autorités haïtiennes que le gouvernement a le devoir de protéger ses citoyens. « C’est humiliant et frustrant que ce soient des étrangers qui montrent la voie de la justice pour les crimes commis en Haïti, notre pays », s’est insurgé l’ancien Premier Ministre haïtien, Evans Paul. La responsabilité est la destination suprême de l’homme, disait Hegel. Seul l’animal est irresponsable.

Il n’y a pas longtemps, Madame Michele Sison, l’Ambassadrice des États-Unis, dans une note rendue publique, a rappelé que les autorités de l’Exécutif ont la responsabilité concernant les différents massacres perpétrés dans les quartiers précaires de Port-au-Prince, lesquels sont mis au compte des grands dignitaires du régime en place.

De son côté, la représentante des nations unies en Haïti, Madame Helen La Lime, avait déclaré que les assassinats perpétrés dans les quartiers précaires de Port-au-Prince sont assimilés à des crimes internationaux contre lesquels la justice pénale internationale pourrait être mise en marche. Depuis la création de la Cour pénale internationale (CPI) en 2000 et la mise en œuvre du traité de Rome en 2012, le message de la communauté internationale est clair : « Il n’y a pas de refuge pour les violateurs des droits humains ».
À l’occasion du 10 décembre 2020 ramenant les soixante-douze (72) ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les autorités américaines ont sanctionné d’anciens officiels du gouvernement actuel pour leur implication présumée dans le massacre de la Saline. Interdiction d’entrer sur le sol américain, confiscation de biens etc : le bal est-t-il terminé entre Washington et Port-au-Prince ? Toujours est-il que cette attitude de l’Oncle Sam est la preuve que telles atrocités choquant la conscience universelle ne resteront pas impunies. Il est à craindre que face à l’incapacité manifeste du système judiciaire haïtien de répondre aux besoins de justice du peuple haïtien, le pays ne fasse pas l’expérience d’un Tribunal Pénal international ad hoc, mixte ou spécial, pour sanctionner de telles violations. Ce serait une forme de colonialisme judiciaire en même temps qu’un coup dur pour la première république noire indépendante du monde qui avait mis fin à plus de trois siècles d’oppression et de négation des droits les plus élémentaires de la personne humaine. L'aspect hégémonique de la justice pénale internationale, mise œuvre à travers la Cour pénale internationale par les grands pays occidentaux pour réprimer les dirigeants du sud coupables de violations de droits humains, devraient contraindre les dirigeants haïtiens à la réflexion.

Fort de ces considérations, dans le contexte haïtien, l’effectivité de droits de l’homme est donc une notion surprenante. Nos dirigeants oublient que notre monde est celui des droits, de l’État de droit et de la démocratie. Cette réalité surprenante est évoquée de toutes parts tant par les organisations des droits de l’homme que par le simple citoyen. Leurs critiques portent fondamentalement sur l’écart entre la pratique et la théorie.

Mais cet écart entre le discours démocratique et la pratique sur le terrain nous conduit à nous demander comment réaliser les droits de l’homme sans se pencher sur les conditions matérielles d’existence de la population ? Sans un minimum de bien-être matériel ? Il faut un minimum de bien-être matériel pour pratiquer la vertu, disait St Thomas d’Aquin, le père de l’Église. Le cas de se demander ce qui vient avant : les droits de l’homme ou le bien-être matériel ? Le confort matériel n’est-il pas la condition nécessaire à l’effectivité des droits ? Comment les droits de l’homme peuvent être réalisés dans une société, où 80% de ses habitants vivent dans la pauvreté, l’ignorance la plus épaisse, méconnaissant leurs droits et leurs devoirs ?

La faute aux élites

En Haïti, on ressent une immense faim de droit, que ce soit dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’emploi, de la sécurité, de l’alimentation et du logement etc. Quand on parle des droits de l’homme, on parle des droits concrets. Si dans notre système juridique il incombe à l’État la responsabilité de garantir et de protéger les droits, où en sommes-nous en ce qui concerne l’accomplissement de cette responsabilité ? Je ne suis pas sûr que l’État, à travers ses composantes, soit bien imbu de ses responsabilités. Le bonheur brut des citoyens dans sa diversité est mis en échec sur le terrain des droits à cause de l’absence de politiques publiques susceptibles de créer un cadre propice à la vie dans toute sa plénitude.

Que valent les droits de l’homme sans l’État de droit, la démocratie et la bonne gouvernance ? L’État de droit peut exister dans une dictature. L’application de la loi n’est pas une garantie de l’État de droit dans la mesure où il y a des lois qui consacrent l’arbitraire et l’autoritarisme. Tous les États sont des États de droit mais ils ne sont pas tous des États de droit démocratiques. Les dictatures fabriquent des lois mais elles sont anti-démocratiques. La dictature a une base juridique tout comme la démocratie. C’est dans ce sens qu’il faut analyser les deux derniers décrets de l’Exécutif haïtien dont l’un portant sur la création de l’Agence nationale d’intelligence et l’autre sur le renforcement de la sécurité nationale. Ces deux décisions sont jugées non conformes aux droits fondamentaux, à l’État de droit, à la démocratie et à la Constitution haïtienne en vigueur.

Dans une société démocratique, les gouvernants sont soumis au droit et à la loi au même titre que les gouvernés. C’est l’essence même de l’État de droit. Il n’y a pas de place pour l’absolutisme et les groupes dominants. L’égalité des citoyens devant la loi est le principe qui fonde aujourd’hui notre système juridique national, mis à mal par les détenteurs des pouvoirs d’État. En ce sens, la loi doit avoir une interprétation unique. C’est ce qu’on appelle le principe de l’unicité de la règle de droit dont la Cour de Cassation en assure la cohérence.

La Constitution de 1987, comme l’a souligné l’éminent juriste, et ancien ministre de la justice, Me Camille Leblanc, a posé les bases d’un cadre théorique moderne du fonctionnement de l’État et ses pouvoirs. C’est dans ce cadre moderne fondé sur la démocratie, les principes de l’État de droit et le respect des droits fondamentaux qu’il faut situer la justice en tant que pouvoir d’État légitime de la démocratie, co-dépositaire de la souveraineté nationale, c’est-à-dire qu’elle est responsable de la mise en œuvre de l’État de droit au même titre que le Parlement et la Police nationale d’Haïti.

La loi de 1995 sur l’organisation judiciaire est une copie du projet de loi de 1983 élaboré sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier. « Avec ce texte, la justice haïtienne n’est pas rentrée dans la modernité de la Constitution de 1987 », a souligné Docteur Chery Blair. En effet, les pouvoirs fonctionnant dans ce cadre théorique moderne ont une fonction de sauvegarde des valeurs de notre démocratie. Donc, les juges se révèlent donc incapables de penser la justice en que pouvoir légitime de la démocratie, ce qui explique sa syndicalisation. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, un organe administratif au-dessus d’un pouvoir indépendant, démocratique et légitime en est la preuve (article 173 de la Constitution). L’incapacité des détenteurs des pouvoirs d’État, des acteurs de la société civile et des citoyens à comprendre et à évoluer à l’intérieur de ce cadre nouveau et moderne a mis un frein au progrès et au développement du pays. En fait, ce n’est pas le cadre constitutionnel, en dépit de ses faiblesses à corriger, qui est responsable du brigandage actuel : ce sont les élites haïtiennes qui se révèlent incapables d’évoluer dans une société haïtienne dominée par les règles de droit. Le respect de la loi est d’abord est une question d’éducation. Pour respecter la loi, il faut l’aimer et la vouloir. « Nos élites ont été toujours en rupture avec la loi de manière chronique tout au long de notre histoire », a reconnu le sociologue Laennec Hurbon. Les rapports difficiles de nos élites au droit et à la loi expliquent le sous-développement d’Haïti. Le droit aujourd’hui est une affaire de contrôle. « Il faut donc une rééducation des élites sur de nouvelles bases, à partir de la réalité de ce monde nouveau », a écrit avec justesse le professeur Leslie François Manigat.

Que valent les droits sans la démocratie ?

Que valent les droits de l’homme sans la démocratie ? Les élections constituent la voie démocratique par excellence. Dans notre Constitution, la démocratie est la mise branle ou l’exercice de la souveraineté nationale. L’essence de la souveraineté est le peuple, le dépositaire exclusif. Cette souveraineté dont chaque citoyen en détient une parcelle, déléguée à trois pouvoirs, est fractionnée au nom du principe d’égalité des citoyens devant la loi. La souveraineté nationale réside dans l’universalité des citoyens. Ils exercent cette souveraineté en élisant soit directement ou indirectement les détenteurs des pouvoirs de l’État.

L’article 58 de la Constitution, explique la Professeure de droit constitutionnel, Mirlande H Manigat, est une mise en garde contre la confiscation de la souveraineté nationale par un seul pouvoir ou un seul homme, comme c’est le cas actuel. Depuis le 12 janvier 2020, l’ordre constitutionnel et démocratique a été interrompu parce que les élections pour renouveler intégralement la Chambre des députés (article 92-3 de la Constitution) et les deux tiers du sénat (articles 95-1, 95-3) n’ont pas été organisées dans le délai prévu par la Constitution. Depuis lors, le Président s’approprie de tout, y compris la souveraineté nationale. Profitant de ce vide institutionnel créé par sa propre désinvolture, le Chef de l’État s’octroie des pouvoirs législatifs, met en place un gouvernement dont la déclaration politique générale n’a pas été ratifiée par les Chambres devenues dysfonctionnelles depuis janvier 2020. Il ne fait aucun doute qu’avec ce mode de gouvernance, la démocratie et l’État de droit sont en déroute. La mise à l’écart du Parlement signifie l’absence de contrôle du budget, des finances publiques et de l’action gouvernementale (articles 156 et 223 de la Constitution). Cette situation de mauvaise gouvernance impacte les droits fondamentaux et constitue un gâchis de potentialités. Il ne faut pas oublier cependant que la Constitution de 1987 a prévu un mécanisme pour rendre justiciables les responsables de l’État coupables de crimes et délits dans l’exercice de leurs fonctions (article 185 et suivants de la Constitution).

En définitive, les droits de l’homme et sa mise en œuvre dans la réalité concrète des citoyens constituent tout un programme combinant l’avoir et l’être. C’est cette relation entre l’avoir et l’être qui assurera l’effectivité ou la réalisation des droits de l’homme. C’est une question fascinante qui interpelle à la fois les acteurs sociaux et étatiques. Notre monde est celui des droits et cette vérité est de plus en plus acceptée. Ces droits qui sont partout en chantier, sont constitutionnalisés et judiciarisés. Ce mouvement des droits amorcé à l’échelle planétaire explique que la finalité de l’histoire, ce sont les droits de l’homme, a écrit, mon ancien Professeur de droit constitutionnel comparé à l’Université de Montréal, Jacques Yvan Morin. Donc, grâce à des gens comme le docteur Harison Ernest, le débat sur l’effectivité des droits de l’homme en Haïti ne perd pas de son intérêt, ce 10 décembre 2020. Mais c’est aussi le moment de rappeler que c’est contre l’oppression, la tyrannie du monde occidental que les droits de l’homme avaient été rendus possible en 1804. La France avait théorisé sur les droits de l’homme, Haïti les avait matérialisés. L’histoire des droits de l’homme est celle de la République d’Haïti. L’histoire, dit-on, quand elle est bien enseignée, devient une école de morale. Sa méconnaissance est un obstacle à la connaissance. La perte de son histoire risque d’en faire une proie facile pour l'esclavagisme. Mais pour combien de temps encore la singulière alliance entre le pouvoir et les entités criminelles va-t-elle contrer les mobilisations sociales des citoyens ?

* Me Sonet Saint-Louis av,
professeur de droit constitutionnel et doctorant en droit, (option droit commercial international).
Maitrise en droit, (option droit pénal international),
Université du Québec a Montréal. Licence en droit, Université d’État d’Haïti,
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