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Le nécessaire triomphe de la justice sur les « bandits légaux » (1 de 2)
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- Publié le lundi 22 décembre 2014 01:18
par Leslie Péan, 18 décembre 2014 --- L’émission Ranmase de Radio Caraïbes du samedi 11 octobre 2014 offrait un excellent miroir des courants qui s’affrontent sur la scène politique et des postures respectives des protagonistes. Pour mémoire, les participants à cette émission étaient le porte-parole de la présidence Lucien Jura, le journaliste Daly Valet, le sénateur Francky Exius, l’ancien maire Evans Paul et le coordonnateur de l’Organisation du peuple en Lutte (OPL) Sauveur Pierre Étienne. Comme les noms l’indiquent, on est en présence d’une mosaïque éclatée, avec tous les découpages possibles. Une vraie galaxie avec des étoiles de tailles différentes dans l’orbite des BAMBAM[i], sigle formé de la première lettre du nom des douze richissimes familles du pays.
Vrais maîtres du jeu politique, ces familles ont été présentées par l'ambassadeur américain en Haïti en 1994 comme la couronne d’une élite moralement répugnante ou MRE (morally repugnant elite)[ii]. L’absence délibérée de cet arrière-plan économique dans les discussions politiques est plus significative que les lumières que renvoient les étoiles présentes à l’émission Ranmase. De toute façon, ces lumières ne sont pas toutes de la même puissance et certaines en ont même éclipsé d’autres. L’animateur Jean Monard Métellus a eu tout le mal du monde pour faire le point sur diverses stratégies concurrentes mais non exclusives dans la recherche d’une solution à la crise aigue qu’Haïti traverse. Dans le rêve commun de changer les choses et de sauver Haïti de la perdition dans laquelle elle baigne, la présence d’un bandit légal au sommet de l’État devient de plus en plus obsédante.
Les relances et les échos ne cessent depuis avec des arrêts sur image tels que l’échec de la rencontre d’El Rancho soutenu par l’OPL et la présidence d’une part et la mouvance populaire et démocratique demandant la démission du gouvernement d’autre part. En clair, les positions s’entrechoquent. Les propositions hétéroclites de sortie de crise s’amalgament. Depuis 1986, la déduvaliérisation n’a pas eu lieu et la classe politique a remis ses pas dans ceux du duvaliérisme.
Pour que l’après ne soit plus comme l’avant
L’ancien maire Evans Paul n’a pas mâché ses mots en la circonstance. Il a refusé de « faire avec » la rencontre d’El Rancho. Vieux militant des luttes démocratiques qui a sauvé sa peau de justesse à plusieurs reprises, Evans Paul est le symbole vivant d'une expérience radicale tempérée par un pragmatisme collé aux idées de changement. Un pragmatisme à la John Dewey, c’est-à -dire dans le sens que ce philosophe américain donne à ce terme. S’écartant de l’acception vulgaire, Dewey définit le pragmatisme comme la participation directe des citoyens à la gestion de la cité. Et c'est justement au nom de ce pragmatisme militant et radical qu'à la manière de Monsieur Jourdain, Evans Paul affirme la nécessité d'aller aux sources de la crise. Refusant tout vœu d’allégeance, il déclare :
« Nous en sommes conscients, si le président Martelly a jugé bon de rencontrer des entités de la société sur la problématique des élections et la conjoncture en général, c'est bien la preuve de l'échec de El Rancho et si je fais semblant de ne rien comprendre pour continuer à faire croire à tout le monde que l'accord est toujours en vie, alors là le problème n'est pas l'accord mais plutôt moi qui serais fou pour ne pas reconnaitre cette évidence. »
Avec un sens de la responsabilité opposé au flou de tout laloze et des contorsions visant à camoufler la vérité, Evans Paul s’interroge sur la césure fondamentale entre ceux qui veulent casser le moule produisant des gouvernements fantoches et ceux qui veulent conserver le moule en changeant simplement les dirigeants du pays. Le reformatage des esprits exige une rupture avec l’impunité. La norme de pensée qui oblige les Haïtiens à accepter de dialoguer avec des assassins et des voleurs a fait son temps. Il faut changer en invitant le peuple à manifester contre l’ordre cannibale. Pour empêcher que l’après ne soit plus comme l’avant, le dispositif combinant toutes les formes de luttes doit être de rigueur. On pense à Che Guevara écrivant dans la dédicace de son ouvrage Guerre de guérillas : « À Salvador Allende, qui, par d’autres moyens, poursuit les mêmes objectifs ». Ça vole haut !
Il n’y a pas à faire de distinction entre l’opposition radicale « zoblod » et l’opposition « modérée ». Il faut plutôt dire que c’est un même combat avec des armes différentes. En effet comme le souligne Radio Caraïbes :
« Evans Paul, encore lui, a surpris une fois de plus l'auditoire et les autres panélistes en prenant en partie le contrepied de l'argumentaire de son collègue Pierre Etienne qui voulait l'associer dans une opposition modérée face à une opposition jusqu'au-boutiste (zoblod): "N'en déplaise à mon ami de l'OPL, il n'y a pas d'opposition modérée, encore moins une opposition zoblod; il y a juste une opposition plurielle. On ne peut pas leur tirer dessus (l'autre opposition et les 6 sénateurs) puisque la solution devra être trouvée avec eux", a commenté sagement Evans Paul[iii]. »
Faire triompher la justice
Les tourments sont multiples. Loin d’être imaginaires, ils sont ancrés dans une conception absolutiste du pouvoir qui encourage le président de la République à violer la Constitution et à faire à sa guise. Un cas d’espèce encore d’actualité est celui de l’implication de la première dame Sophia St Rémy Martelly et de son fils Olivier Martelly dans l’affaire de corruption dénoncée par le citoyen Enold Florestal le 16 août 2012. En violation flagrante du droit, l’épouse du président et son fils gèrent des centaines de millions de dollars de fonds publics et signent des contrats avec des compagnies proches de la famille présidentielle. Le magistrat Jean Serge Joseph qui mène l’enquête convoque les personnalités impliquées à comparaitre. Alors les choses se compliquent pour le magistrat. Il est invité à une première réunion au bureau de Maitre Garry Lissade, ancien Ministre de la justice et de la Sécurité Publique. Au cours de cette rencontre, selon Maitre Samuel Madistin, « il a été rapporté au magistrat que le président de la République était tellement vexé et surpris qu’un juge puisse prendre en Haïti une telle décision dans une affaire mettant en cause la famille présidentielle qu’il a du consommer de la drogue pour se calmer[iv]».
Suite à une deuxième rencontre à laquelle assistaient le président de la République, le premier ministre et le ministre de la justice, le juge Jean Serge Joseph meurt le 13 juillet 2013 d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Mme Alice A. Montero, greffière en chef de la Cour de Cassation, est morte aussi d’un AVC le 1er décembre 2004, « après un interrogatoire musclé des agents de la Direction Centrale de la Police judiciaire sur la disparition présumée de certaines pièces du dossier Jean Dominique[v] » assassiné en 2000. Entretemps, Enold Florestal qui a dénoncé les activités de corruption de la famille présidentielle est arrêté et emprisonné. La déclaration de Maitre Samuel Madistin a tout son poids car ce dernier est avocat au Barreau de Port-au-Prince et ancien sénateur de la République. Il a consigné sa déposition au Parquet près le tribunal de Première instance de Port-au-Prince dans une correspondance adressée le 14 juillet 2013 au Commissaire du gouvernement. Cette correspondance de Maitre Samuel Madistin a été acheminée par Maitre Mario Joseph du Bureau des Avocats Internationaux à la Commission Interaméricaine des Droits Humains (CIDH)[vi].
Le Sénat haïtien mène une enquête et conclut en recommandant que :
« La Chambre des députés prenne toutes les dispositions que de droit aux fins de :
a) Constater l’immixtion du chef de l’Etat, du premier Ministre et du Ministre de la justice dans l’exercice souverain du pouvoir judiciaire aux fins d’obtenir que des décisions de justice soient prises en leur faveur.
b) Déclarer le caractère parjure de ces autorités du pouvoir exécutif qui ont tous nié leur participation à la réunion du 11 juillet 2013 alors que l’enquête confirme leur participation effective à ladite rencontre.
c) Constater la trahison du chef de l’Etat qui avait juré de faire respecter la Constitution et les lois de la République
d) Mettre en accusation le chef de l’Etat pour crime de haute trahison[vii]. »
Le trauma de la mort du juge Jean Serge Joseph est resté dans les mémoires. Les juges de la Cour d’Appel viennent de rendre leur verdict le 15 décembre 2014 et ont confirmé la décision du juge Jean Serge Joseph de faire comparaitre au tribunal les membres de la famille présidentielle impliquées ainsi que d’autres personnalités politiques. L’amnésie a été vaincue autant par la perspicacité des frères Florestal que par celle de leurs avocats André Michel et Newton St. Juste, qui ont fait échec à toute « récupération ». En effet,
« Rentré de Washington en toute urgence, rappelé selon ses dires par le gouvernement, Monsieur Léon Charles rencontre Monsieur Enold Florestal le mercredi 10 Juillet 2013, et lui propose d’abandonner la poursuite, de laisser tomber l’affaire, de retirer sa plainte contre la famille présidentielle. Monsieur Florestal refuse. Devant son refus, Monsieur Charles fait monter les enchères et appelle au téléphone le premier ministre Monsieur Laurent Lamothe. Celui-ci entretient Monsieur Florestal pendant quelques minutes. Il lui propose en outre un poste à l’extérieur du pays et de l’argent pour qu’il se décide à abandonner la poursuite initiée contre la famille du président[viii]. »
(Ã suivre)
Economiste - Historien
Caricature: Le Nouvelliste
[i] Tracy Wilkinson, « Haiti's elite hold nation's future in their hands », Los Angeles Times, January 21, 2010. Lire aussi Pascal Robert, « The Intersection of American Imperialism and Haitian Cabana Boy Politics », Breaking Brown, October 9, 2013. Lire enfin Adrienne Pine, « Foosball with the Devil: Haiti, Honduras, and Democracy in the Neoliberal Era », Upside Down World, 31 May 2010.
[ii] Kenneth Freed, « MREs Falling Hardest in New Haiti: Caribbean: Morally Repugnant Elite are paying for their loyalty to deposed regime with money, homes and freedom », Los Angeles Times, October 22, 1994. Lire également Ann Leslie, Killing My Own Snakes: A Memoir, Macmillan, 2008, p. 211.
[iii] Jean Monard Métellus, « Je ne suis pas assez fou pour continuer à vendre un accord El Rancho longtemps mort», Radio Télévision Caraïbes, 13 octobre 2014.
[iv] Samuel Madistin, Correspondance au Commissaire du gouvernement près le tribunal de Première instance de Port-au-Prince, 14 juillet 2013.
[v] « Affaire Jean Dominique, les dates, les gens et les faits connus », Le Nouvelliste, 20 janvier 2014.
[vi] Mario Joseph, « Correspondance adressée à M. Jose de Jesus Orosca Henriquez », Président de la Commission Interaméricaine des Droits Humains (CIDH), 5 août 2013.
[vii] Rapport final de la Commission spéciale d'Enquête du Sénat, 2013, p. 27.
[viii] Ibid., p. 5.
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