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La crise haïtiano-dominicaine de février 2015

pendaison haitien dominicanie 400Claude Jean Harry - citoyen Haitien pendu sur une place publique en république Dominicaine

Par Leslie Péan, 1er mars 2015  --- Le sort fait au citoyen haïtien Claude Jean Harry et au drapeau haïtien en République Dominicaine suscite un légitime vent de colère en Haïti. Forcément douloureux ! Qui offre l’occasion d’un flash-back : retour il y cinq ans sur un coup de massue similaire. Le destin réservé en août 2010 à Gérard Jean-Gilles, un jeune haïtien de 17 ans pendu au Cap-Haïtien dans une base de la MINUSTAH[i].

Selon le journaliste américain Ansel Herz, « La victime, Gérard Jean-Gilles, allait faire une course pour des soldats népalais à la base de ces derniers au Cap-Haïtien, la deuxième ville d’Haïti, d’après sa famille. Une interprète haïtienne pour les troupes, Joëlle Rozéfort, a accusé Jean-Gilles d’avoir subtilisé 200 $ de sa voiture. Le lendemain, 18 août 2010, Jean-Gilles était retrouvé pendu à un arbre à l’intérieur de la base, un cordon métallique autour du cou[ii]. Â» Forcément déchirant ! Mais avec le cas de Claude Jean Harry, les réactions sont différentes et le rideau de fumée est dissipé avec des cris, des pleurs et des protestations. L’imposante manifestation réalisée le 25 février par le Collectif du 4 décembre 2013 est un signe évident que les relations entre Haïti et la République Dominicaine frôlent le désespoir. D’autant plus que des provocateurs en ont profité pour brûler un drapeau dominicain. Initiative vite condamnée par les organisateurs de la marche.

Dans une situation d’ébullition où les esprits sont surchauffés et donnent corps aux moindres rumeurs, il faut tout tenter pour faire triompher la raison. On ne saurait laisser les malins enfler les rumeurs d’invasion par la République Dominicaine. Ni évoquer les mauvais traitements infligés aux Haïtiens dans d’autres pays caribéens pour jeter de l’huile sur le feu. Il faut en toute lucidité reconnaître d’abord notre part de responsabilité dans le traitement inhumain fait aux compatriotes qui fuient l’enfer haïtien.

Il faut surtout éviter que les bandi légal ne profitent de cette crise pour affirmer qu’il n’y pas d’issue à la misère qui porte les Haïtiens à s’expatrier en masse, même s’ils savent que les mauvais traitements et la mort les attendent à l’horizon. Ces Haïtiens se disent que rien ne peut être pire que l’enfer haïtien. On se souvient de cette devise des passagers de kanntè : pito reken manje n pase mizè touye n. (Vaux mieux être dévoré par des requins que de mourir de faim ici). La crise actuelle est l’occasion offerte de proposer un nouveau modèle de société en Haïti susceptible de sortir le pays de la gouvernance du crime organisé.

Les rapports d’ambigüité, sinon de franche collaboration, des gouvernements haïtiens avec l’extrême-droite dominicaine sont bien connus. Des crimes commis sous Trujillo en 1937 à l’appui de Duvalier à Balaguer pour le faire élire avec les votes des Haïtiens des bateyes en 1966, la complicité agissante des deux oligarchies est manifeste. La traite des travailleurs haïtiens est le nerf des rapports politiques entre les deux pays. Comme nous l’écrivions en 2014, « les manÅ“uvres entre les élites deux pays gravitent autour du vide et du néant de la vente des braceros haïtiens[iii]. Â»

Ce trafic inhumain est assumé par l’État haïtien qui reçoit quelques millions de dollars pour la vente des ouvriers haïtiens. On l’a vu en 1980-1981 avec les 2.9 millions versés à Jean-Claude Duvalier et dénoncés par l’avocat dominicain Ramon Antonio Veras (El Negro). Et sous le général Henri Namphy en 1986, quand les Dominicains ont réclamé le remboursement des 2 millions versés à Jean-Claude Duvalier qui a pris la fuite avant le début de la zafra sans exécuter la commande.

 Mettre cartes sur table dans la conjoncture actuelle oblige de reconnaître le poids de ce dispositif destructeur accepté par les élites haïtiennes. Destructeur pour elles-mêmes, pour Haïti et enfin pour les rapports entre Haïti et la République Dominicaine. Un dispositif qui n’aide même pas à ralentir la dégradation irréversible de l’appareil haïtien de production. Les élites haïtiennes voudraient bien ignorer le drame des compatriotes en proie à toutes les misères dans la Caraïbe, mais les vents des médias les leur ramènent en tempête et leur imposent de vrais drames de conscience.

Les travailleurs haïtiens en République Dominicaine que les élites des deux pays considèrent comme des êtres méprisables, incarnent aussi l’âme haïtienne. Comme les flammes d’une torche, ces travailleurs s’élèvent pour chercher la vie en regardant le ciel. Avec passion. C’est ainsi qu’est né l’élan de solidarité à l’origine de la marche du 25 février 2015.

 En associant sa voix à celle des masses populaires, la société civile cesse de bégayer, de balbutier et de se répéter. Elle dénonce une situation qui ne peut plus durer. Son intervention spectaculaire vient de déclencher une sorte de panique dans le camp du pouvoir. L’expérience de janvier 2004 indique que son entrée sur la scène politique a de dangereux effets d’entrainement. Son exemple est contagieux et se répand comme une trainée de poudre. Elle veut troquer des « larmes Â» contre des « armes Â». Lesquelles ?   À quelles fins ? Pour éviter le pire  ou remettre les pendules à l’heure ? Cela est-il encore possible pour le gouvernement Martelly qui aligne déjà des « i Â» : irresponsabilité, irrationalité, incohérence ? Peut-on encore trouver des ambassadeurs de bonne volonté pour négocier des solutions de sagesse ?

 L’heure est grave. Toute continuation de la crise haïtiano-dominicaine provoquée par l’Arrêt TC 168-13 ne peut qu’aggraver l’état de santé de l’économie haïtienne déjà au bord de l’infarctus, tout en poussant la partie adverse dans le gouffre. La sagesse s’impose donc aux deux camps. Le gouvernement haïtien actuel n’a pas les moyens d’absorber les centaines de milliers de Dominicains d’origine haïtienne. Les choses peuvent se compliquer beaucoup plus si les tribunaux dominicains dévoilent les complicités des gouvernements Préval et Martelly dans le scandale de corruption Bautista. Ce serait le pire des scénarios. Il pleut à verse. Malheur à ceux et celles qui persistent à ne voir que des gouttes !

 Leslie Pean
Economiste - Historien


[i] Haiti-Sécurité : Découverte d’un cadavre dans une base de la Minustah au Cap-Haitien, AlterPresse, 19 août 2010.

[ii] Ansel Herz, « The Death of Gérard Jean-Gilles: How the UN Stonewalled Haitian Justice », Haïti Liberté 5, no. 10, September 21–27, 2011. (traduction Guy Roumer, « La mort de Gérard Jean Gilles: Comment l’ONU a bafoué la Justice haïtienne Â»).

[iii] Leslie Péan, Béquilles –Continuité et ruptures dans les relations entre la République Dominicaine et Haïti, Pétionville, C3Éditions, 2014, p. 80.