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Haïti n’existe pas
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- Publié le jeudi 5 mars 2015 14:46
Par Dimitri Norris --- En 2002 en compagnie de mon ami Camille Charlmers et en tant que représentant de l’Association Nationale des Agro-professionnels Haïtiens (ANDAH), je m’étais rendu au Forum Social Mondial de Porto Alegre au Brésil. En marge d’une conférence où Ignacio Ramonet alors rédacteur en chef du « Monde Diplomatique » était membre du panel, je rencontrais Christophe Wargny qui venait de publier un livre dont l’intitulé était : « Haïti n’existe pas ». Je l’abordais et lui déclarais : « Je trouve que votre titre est un peu dur ». Il me répondit : « Réfléchissez, vous verrez ».
J’ai 54 ans. Je n’ai jamais participé à aucunes manifestations ni à aucunes marches de protestation de ma vie ; ni à celles qu’organisait l’Église Catholique qui étaient destinées à contester la présidence à vie de Jean Claude Duvalier, ni à celles dont la finalité était d’obtenir le départ du CNG mises en branle par l’opposition démocratique, ni à celles dont le but était la chute de Jean Bertrand Aristide et encore moins à celles de ces derniers jours visant à mettre en difficulté le gouvernement Martelly-Lamothe. Mon action politique, si je puis l’appeler ainsi, en fait mon action citoyenne, s’exerce essentiellement à travers la rédaction et la publication de mes articles d’opinion et l’usage de mon droit de vote. Dieu Merci ! Je peux le faire.
La marche qu’organisait le collectif du 4 Décembre en vue de protester contre les crimes racistes qui s’étaient produits récemment en République Dominicaine en cette journée du Mercredi 25 Février 2015 était la première à laquelle j’allais participer. De mon point de vue, cette marche concernait tous les haïtiens et je m’attendais à trouver la foule des grands jours. Rapidement je pris conscience que cet évènement échappait à tous ceux que je rencontrais et que la ville n’était pas transportée par un mouvement de contestation qui allait bien au-delà de la chute d’un Président ou de la remise en question superficielle d’un système. Arrivé au Champ de Mars, j’hésitais à croire qu’une marche avait été convoquée dans cet espace. Lorsque je me dirigeais vers la statue de Jean Jacques Dessalines, j’y vis un attroupement d’un à deux milliers de personnes dans une ville de deux à trois millions de personnes. Les propos de Christophe Wargny me revinrent en mémoire.
Depuis qu’à la suite des vêpres dominicaines en 1937, le major Arthur V. Calixte alors en garnison au Cap Haïtien, qui avait pris spontanément la décision de marcher avec sa troupe sur la République Dominicaine, a été destitué de l’Armée d’Haïti avant d’arriver à Ouanaminthe sur les ordres du Président Sténio Vincent ; l’État haïtien est en situation d’infériorité, de subordination devant l’État Dominicain sur toutes les questions qui pourraient engager les deux pays et en particulier sur les questions migratoires. En peu de mots, aujourd’hui Haïti est un état vassal de la République Dominicaine ; une province politique et économique de celle-ci.
Que la politique soit en Haïti le lieu de rencontre de tous ceux qui ne devraient pas le faire, de tous ceux qui n’ont pas le sens du bien commun, de tous ceux qui n’ont ni le sens du bon, du bien, du beau et du grand, de tous ceux qui n’ont pas le sens de la grandeur de l’Histoire, de leur Histoire est une chose mais que l’ensemble du corps social n’ait plus de repères, plus de valeurs est une autre, que l’ensemble du corps social soit aujourd’hui métastasé révèle la profondeur du cancer qui ronge la nation haïtienne, la profondeur du mal haïtien. C’est-à -dire d’une société qui n’a plus conscience d’elle-même. Haïti est aujourd’hui un conglomérat d’individus sans liens organiques entre eux, une masse de gens qui se débattent pour assurer leur survie individuelle par tous les moyens nécessaires et prêts à tous les reniements, et une minorité qui y poursuit des objectifs d’enrichissement licite et illicite.
Le différend entre Haïti et la République Dominicaine est beaucoup plus profond qu’il n’apparait à première vue. Haïti et la République Dominicaine sont deux nations qui ont des rapports diamétralement opposés avec le fait colonial. Haïti est le produit d’une révolution d’esclaves, la seule dans l’histoire de l’Humanité à avoir réussi ; la République Dominicaine est une nation de colons. Qui plus est, la libération des esclaves en République Dominicaine est le fait de la révolution haïtienne, un acte libérateur que ne pouvait souhaiter les possédants dominicains. Haïti est fière d’avoir pu et d’avoir su se détacher de son ancienne métropole ; la République Dominicaine vivait encore, il n’y a pas si longtemps, dans la nostalgie d’avoir fait partie d’un immense empire à l’époque de l’âge d’or espagnol, l’empire de Charles Quint et de Philippe II. Le dominicain a moins de posséder une vaste culture générale qui lui permette de dépasser cet état d’esprit ne peut voir dans Haïti et dans l’haïtien qu’une souillure et une menace et ce indépendamment de son appartenance sociale et raciale.
Lorsque l’on va en République Dominicaine, cela m’est arrivé, l’on ne peut pas ne pas être frappé par la masse de tableaux dominicains représentant des peintures rupestres de l’époque précolombienne ; c’est comme si les dominicains cherchaient à se convaincre qu’ils étaient les descendants des indiens Arawaks alors que ceux-ci ont été éliminés de la surface par les espagnols par le pire génocide qui soit. Sublimation de l’Europe, récupération de la mémoire de l’Indien, rejet des origines africaines constituent les trois piliers de la psyché dominicaine, une psychè malade d’ailleurs. Le dominicain est peut-être l’un des peuples les plus aliénés de la planète. Ce qui se passe entre Haïti et la République Dominicaine, c’est un choc des civilisations, des Histoires, des mémoires. C’est un problème à ne pas prendre à la légère, à prendre au sérieux.
Le problème est d’autant plus grave que la société dominicaine aidée en cela par une classe dominante « éclairée » et productive est arrivée à comprendre qu’elle doit construire son pays, concept qui échappe complètement à la masse des haïtiens. La psyché haïtienne est animée par le « cheche la vi ». Et le « cheche la vi » passe par la fuite vers un espace où l’eau coule plus fraiche. Et ce départ est accompagné de son lot de déceptions et de frustrations. Paradoxalement les haïtiens partent pour travailler et ils travaillent dur mais dans la maison de l’autre, pas dans la leur. L’haïtien est incapable de concevoir qu’il lui faut « construire la vie » et que cette construction passe par un mélange, par une combinaison d’intelligence et de travail dans la dignité. Et que cela peut se faire en Haïti. Pour l’haïtien, l’opportunité est ailleurs, pas chez lui. Et l’ailleurs le plus proche, c’est la République Dominicaine.
Donc on aboutit finalement à des antagonismes très forts. D’un côté, les dominicains qui dans leur grande majorité perçoivent l’existence d’Haïti et des haïtiens comme une souillure et comme une menace et les haïtiens qui pensent que c’est quelque chose de normal et de naturel d’aller chercher la vie ailleurs, éventuellement en Dominicanie. Et quel que soit la gravité et l’ampleur des crimes racistes qui se poursuivront ; il y aura toujours des haïtiens qui se rendront en terre voisine. Le moteur de l’action et de la pensée haïtiennes pourrait se résumer ainsi : « Tout sauf rester en Haïti ».
Pour comprendre comment on en a fait pour arriver là ? Il faut comprendre que c’est un peuple qui a intériorisé des traumatismes pendant un siècle d’esclavage et que depuis les conditions économiques et sociales ne se sont pas améliorées. Les conditions de remise en question de cet enfermement mental sont difficiles et à la limite, on pourrait dire, ne sont pas réunies.
Près de la moitié de la population haïtienne ne sait pas lire et écrire ; un nombre incalculable de gens ne disposent pas d’un revenu d’un dollar américain par jour. L’énergie électrique n’est pas disponible pour tous et sa distribution est aléatoire. L’accès à l’eau est un combat de tous les jours. L’insécurité alimentaire est une réalité pour une portion importante de la population, même parmi les classes moyennes. Pour beaucoup d’haïtiens, la vie quotidienne est très difficile. Alors que les conditions naturelles auraient dû permettre de faire d’Haïti un paradis sur terre, l’environnement social et économique n’est pas loin d’en faire un enfer. En raison des problèmes économiques qui affectent leurs parents, un grand nombre d’enfants ne termineront pas leur cursus scolaire. Beaucoup de jeunes même disposant du baccalauréat ne trouveront jamais d’emploi. Le système de santé n’est pas des plus efficients ; on n’a pas intérêt à tomber malade en Haïti, l’issue peut être fatale. Seul rayon de soleil dans ce sombre tableau, les progrès de la téléphonie cellulaire ont permis d’améliorer les communications tout en créant un nombre considérable d’emplois tant en milieu urbain qu’en milieu rural. Les haïtiens aujourd’hui à travers les moyens de communication qui sont à leur disposition sont en mesure de faire la différence entre ce qu’Haïti peut leur offrir et le reste du monde et de porter un jugement moins complaisant et plus critique sur leurs dirigeants et leur classe politique. Comme disait un ami, leurs haïtiens votent avec leurs pieds.
La République Dominicaine a fait des progrès remarquables au cours de ces quarante dernières années en termes de développement économique et social mais pour beaucoup de dominicains, la réalité n’est pas très différente de celle des masses haïtiennes dans un pays qui est confronté à de fortes inégalités. Enfin la corruption constitue une gangrène qui ronge les deux pays.
La responsabilité des élites dominantes et dirigeantes haïtiennes et en particulier de l’État haïtien n’est pas à sous-estimer, même si le contexte international ne lui a jamais permis d’avoir les coudées franches. Durant près de trente ans, des années 50 aux années 80, l’État haïtien a vendu à l’État dominicain un nombre incalculable de travailleurs pour le fonctionnement des usines sucrières de leur pays, sous capitaux nord-américains ; se comportant ainsi comme un État esclavagiste. Ce sont ces gens-là et leurs descendants qui sont frappés par la décision de la Cour Constitutionnelle Dominicaine. Beaucoup d’haïtiens ont engrangé les dividendes de cet horrible trafic. Sans ces travailleurs, l’économie dominicaine aurait été en faillite et n’aurait pas bénéficié d’une première accumulation.
A partir de la chute des Duvalier, c’est d’abord la main d’œuvre haïtienne qui a participé à la construction des hôtels et des resorts de l’industrie touristique dominicaine. Au même moment, Haïti ouvrait son marché aux produits de ce pays à travers la contrebande avec des conséquences désastreuses pour l’agriculture et l’économie haïtiennes. Que serait la République Dominicaine sans Haïti ? Certainement pas un pays qui depuis de nombreuses années caracole en tête du hit-parade du taux de croissance économique ce qui lui a permis de changer la nature de sa structure économique. La République Dominicaine n’est plus seulement une économie fournissant des produits primaires mais plutôt une économie de services.
Indépendamment de la situation décrite précédemment, l’État et le peuple haïtiens auraient dû après les incidents des vêpres dominicaines et surtout les propos du dictateur Rafael Leonidas Trujillo : « J’ai jeté le gant à un petit peuple sans honneur et il ne l’a pas ramassé » garder une certaine distance par rapport à ses vis-à -vis. On n’aurait pas dû avoir un million d’haïtiens ou de personnes originaires d’Haïti en République Dominicaine ; on n’aurait pas dû avoir quinze mille étudiants en RD ; on n’aurait pas dû avoir autant d’haïtiens à passer leurs vacances en République Dominicaine ou encore à y avoir leurs résidences secondaires ce qui à la limite choque même les dominicains. Dans le même ordre d’idées, le déséquilibre commercial entre Haïti et la République Dominicaine n’aurait pas du être aussi criant : les exportations dominicaines vers Haïti se chiffrent à deux milliards de dollars tandis que celles d’Haïti vers la RD n’atteignent que cent millions de dollars américains.
Les dominicains sont choqués de voir l’attitude des haïtiens à l’égard de leur propre pays et ce toutes classes confondues. Ce qui est aussi terriblement choquant, c’est l’absence de solidarité dont les haïtiens font preuve entre eux. La hiérarchisation sociale est tellement poussée en Haïti que lorsque l’intégrité d’un haïtien est atteint en République Dominicaine vu qu’il s’agit la plupart du temps d’un individu appartenant aux classes paysannes ou laborieuses, les autres membres de la diaspora haïtienne ne ressentent aucun devoir de solidarité à son égard. En fait lorsqu’ils agissent ainsi, aux yeux de l’étranger et particulièrement du dominicain, ils se discréditent tout autant.
En fait à la suite de cet incident, il n’y a eu qu’une seule personne à avoir eu un comportement digne, c’est Mr. Dennis O’Brienn. Sa réaction a été la suivante : « Je n’investirais pas un sou en Républicaine Dominicaine ». Face aux évènements qui se succèdent en République Dominicaine, il n’y a qu’une seule attitude à adopter : prendre de la distance. C’est une question de dignité. Sinon le prix sera probablement lourd à payer. Une question mérite d’être posée : « En raison de tout ce que les dominicains ont à perdre en raidissant leurs positions vis-à -vis d’Haïti, ils doivent bien avoir quelque chose à gagner pour prendre un tel risque capable d’avoir de fortes incidences sur tous les secteurs de leur économie.
Il ne faut pas croire que les évènements qui se produisent en République Dominicaine sont le fruit du hasard. Lorsque l’on tue quelqu’un, on ne l’affiche sur la place publique. Si on le fait, c’est parce que l’on a un message à envoyer. Et surtout il faut faire attention aux provocations. Déjà depuis plusieurs semaines circule une information sur le Net que l’armée dominicaine s’entraine pour éventuellement intervenir en Haïti, en vue de rapatrier ces ressortissants. Et pour cela, elle a besoin d’un prétexte. Au moment où j’écris ces lignes, j’ai appris que l’enceinte du consulat dominicain avait été violé et leur drapeau déchiré. Voilà un excellent prétexte pour une escalade. La crise haïtiano-dominicaine vient de passer à un autre niveau et un tournant pourrait être pris. Quel que soit la manière dont cet évènement s’est passé, il faut déplorer une telle attitude et espérer que cela ne se renouvelle plus. Il n’y a pas de grandeur à s’abaisser à fouler l’honneur et la dignité d’un peuple.
Très souvent, on me demande comment est-ce vous pensez que cette situation va se terminer et il me semble qu’il est impossible de répondre à cette question. Par contre il est évident que nous pouvons dès à présent dire ce que nous ne devons pas faire : répondre à la barbarie par la barbarie. Montrer qui du colon espagnol génocidaire et esclavagiste ou de l’esclave africain libérateur des Amériques, du bourreau ou de la victime, de l’oppresseur ou de l’opprimé était le vrai civilisé. C’est peut-être là le vrai enjeu de ce « choc des civilisations ».
Entretemps il est nécessaire pour les haïtiens de comprendre que la solution de leurs problèmes de quelle que nature que ce soit passe par la construction d’un pays viable et qu’ils doivent se voir comme acteur du devenir de leur Cité, de leur pays. Et que tous doivent œuvrer à cette construction. Si la crise haïtiano-dominicaine aura contribué à faire naitre ce nouvel état d’esprit, il n’aura pas eu que des effets négatifs. C’est aussi l’opportunité d’une profonde remise en question de la nature de l’État haïtien plus occupé à satisfaire les intérêts des classes dirigeantes et dominantes que celles de l’ensemble de la Collectivité, d’un État trop extraverti pour véritablement défendre les intérêts du peuple haïtien.
Dimitri Norris, citoyen haïtien.
P.S. : Une contrariété de dernière minute nous a empêchés de participer à la marche.
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