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La crise haïtiano-dominicaine de février 2015 se poursuit #2
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- Publié le dimanche 8 mars 2015 22:02
Par Leslie Péan, 5 mars 2015 --- Le lynchage de Claude Jean Harry le 11 février à Santiago et l’assassinat de Ti-Louis près d’Elias Pina le 19 février en République Dominicaine continuent de faire la une dans la presse locale et internationale. Des amateurs de scandale ont aussi brûlé un drapeau haïtien à Santiago. Des cas de vindicte populaire aux suites imprévisibles. Les autorités publiques dominicaines déclarent mener une enquête pour déterminer les coupables et les punir. Mais le blason des relations entre les deux pays a été usé par le cambriolage le 5 février de la résidence de l’ambassadeur d’Haïti en République dominicaine, M. Fritz Cinéas. Ces méfaits ont provoqué en Haïti une amertume et une colère qui ont culminé dans l’imposante manifestation organisée par le Collectif 4 décembre le 25 février. Depuis, chaque jour ajoute son contingent d’incidents à une situation d’embrasements sans précédent dans l’ensemble de « continuité et ruptures des relations entre la République Dominicaine et Haïti »[i].
Des provocateurs ont profité de cette grande manifestation pour brûler un drapeau au consulat dominicain à Port-au-Prince. Tout laisse penser à une mise en scène similaire à celle montée par les nazis, en brûlant le Reichstag sous Hitler le 27 février 1933 à Berlin, soit 28 jours après sa prise du pouvoir. En effet, Hitler pris un décret le lendemain de l’incendie pour se donner tous les pouvoirs. Le 5 mars, les élections eurent lieu et ce fut un triomphe pour le parti nazi. À Port-au-Prince, les organisateurs de la manifestation ont géré l’imprévisible et vite condamné l’acte consistant à brûler le drapeau au consulat dominicain. Tout comme à Santiago, plusieurs organisations dominicaines dont le Centro de Formación y Acción Social y Agraria (Cefasa), la Coordinadora de Mujeres del Cibao (CMC), et la Fundación Solidaridad n’ont pas eu le cœur à applaudir la propagande de haine entre les communautés dominicaines et haïtiennes. Ces organisations dominicaines de la société civile de Santiago ont appelé à la concorde entre les deux peuples.
Les autorités dominicaines réagissent le même jour à travers le ministre des Affaires étrangères dominicaines Andrés Navarro qui réprouve la manifestation devant le consulat dominicain en soulignant que « la patience de la République Dominicaine a une limite »[ii]. Jetant de l’huile sur le feu, le 26 février, le député dominicain ultranationaliste Vinicito Castillo demande aux résidents dominicains de laisser Haïti par crainte de représailles. Devant le silence des autorités dominicaines face aux agressions dont sont victimes les Haïtiens, le 27 février, Mr. Duly Brutus, ministre haïtien des Affaires étrangères, refuse de présenter des excuses pour l’incident au consulat dominicain à la capitale haïtienne.
La face cachée de l’iceberg
Le même jour, fête nationale de l’indépendance dominicaine, une marche est organisée à Santo Domingo pour protester contre la présence des Haïtiens considérée comme une « haïtianisation ». Un jeune haïtien dénommé Johnny Pie, brûle un drapeau dominicain. Il est agressé par une foule, roué de coups et jeté en prison. Les ultranationalistes veulent des cadavres à la moindre occasion. Ils ne s’arrêtent pas en si bon chemin ! Après avoir menacé des journalistes dominicains progressistes tels que Marino Zapete, Juan Bolívar Díaz et Luis Eduardo Lora (Huchi), qu’ils qualifient de « pro-haïtiens », les ultranationalistes aiguillent la population vers Danilo Medina, président de la République, considéré comme trop faible. Climat délétère de haine encouragée et dont les victimes peuvent être n’importe quel passant innocent à la peau de couleur noire.
Un vent de vendetta est dans l’air et les délits de faciès sont possibles à n’importe quel moment. Les fantasmes régressifs sont réactivés et agités. Accusé de vol en flagrant délit le 14 février, un Haïtien est attaché à un pylône électrique, les yeux bandés, et est battu systématiquement par la populace. La vidéo est postée sur You Tube. C’est la fête des fous avec toutes sortes de rites de purification. La confusion est entretenue systématiquement afin qu’on ne puisse déterminer qui a raison et qui a tort. Le Listin Diario considère l’incident du 25 février au consulat dominicain à la capitale haïtienne comme l’équivalent de celui qui, en 1963, avait mis les deux pays au bord de la guerre et placé leurs relations au point mort[iii].
Il est clair que la justice ne semble pas avoir sa place dans les relations haïtiano-dominicaines. C’est qu’en fait, derrière ces événements qui font la une, d’autres dossiers constituent la face cachée de l’iceberg. Du côté haïtien, c’est le pouvoir contesté de Martelly, empêtré dans des scandales à répétition et particulièrement dans l’affaire de corruption de Félix Bautista, ce tailleur dominicain devenu sénateur et millionnaire, dont la fortune subite est liée à des contrats obtenus de gré à gré en Haïti. Les journalistes Nuria Peria et Jean-Michel Caroit[iv] ont documenté la corruption des officiels haïtiens dont le président Martelly, dans la métamorphose subite de Bautista. Ce dernier a été emprisonné en République Dominicaine mais ses complices haïtiens sont libres. Deux pays et deux poids et deux mesures pour un même crime. Le président haïtien prend toutes les dispositions pour empêcher qu’on lui règle son compte. Il sait quel sort lui est réservé s’il rate son coup. La justice haïtienne étant aux ordres de l’Exécutif, le président veut s’assurer que les candidats de son choix seront élus aux seules élections qu’il organisera au cours de ses cinq années au pouvoir. Impunité assurée. Rideau !
Du côté dominicain, c’est aussi une année pré-électorale. Le retour de l’ancien capitaine Quirino qui vient de purger une peine de neuf ans de prison aux Etats-Unis pour participation au narcotrafic suscite bien des peurs. Dans certains cercles du pouvoir et du parti PLD de Leonel Fernandez, c’est carrément la panique. Quirino accuse cet ancien président d’avoir reçu de lui d’importantes sommes d’argent sale pour financer ses élections et sa fondation Funglode[v]. Des révélations qui risquent de compromettre l’ambition de Leonel Fernandez d’obtenir un quatrième mandat en 2016. La présidence de la République est devenue pour lui une spécialité. Ça, c’est d’un.
De deux, il y a la question des braceros haïtiens, ces viejos qu’on croyait disparus à tout jamais et qui reviennent bruyants, osant réclamer leur pension dans les nombreuses manifestations de la Unión de Trabajadores Cañeros de los bateyes (Syndicat des Travailleurs de la Canne des bateyes), dont la plus récente a eu lieu le 5 février 2015 à Santo Domingo[vi]. Rien de tel que cette manifestation pour montrer que la dynamique des revendications des travailleurs n’a jamais disparu du quotidien.
L’écume d’une vague plus profonde
Le resurgissement du prolétariat paysan haïtien donne un nouveau sens aux luttes pour le changement. Il actualise les voies diverses pour l’avenir d’une autre société en Haïti et milite pour des rapports de justice entre Haïti et la République Dominicaine. Ce mouvement des braceros haïtiens est en réalité l’écume d’une vague beaucoup plus profonde. Les 50 000 braceros haïtiens longtemps dépaysés dans les champs de canne à sucre ont déjà montré leurs visages au cours de manifestations publiques comme celle de décembre 2014 protestant contre les 1000 pesos (23 dollars US) exigés[vii] par la Chancellerie haïtienne pour leur délivrer les pièces d’identité prévues par les lois dominicaines.
Déjà en juillet 2014, les braceros haïtiens avaient marché du coin de la rue Nicolas Ovando et de l’avenue Máximo Gómez jusqu’au siège du Palais présidentiel à Santo Domingo, pour protester contre l’Arrêt 168-13 qui les privait de leurs droits démocratiques et les empêchait de bénéficier de leur pension de retraite. Ils demandaient également d’augmenter de 5 à 10 mille pesos par mois le montant des pensions à verser à 4 000 pensionnaires de la Central Romana Corporation, ainsi que l’octroi d’une assurance médicale[viii]. Rémunération toutefois faible pour le dur labeur des champs de canne. Des centaines de ces travailleurs avaient lutté treize ans, au risque de perdre leur souffle, afin d’obtenir de l’Institut dominicain de sécurité sociale (Instituto Dominicano de Seguridad Social) les prestations correspondant aux cotisation versées pendant plus de 30 ans alors qu’ils travaillaient pour le Conseil d’État du Sucre[ix] (Consejo Estatal de Azucar).
Les élites dominicaines qui croyaient avoir sauvé leur mise avec le silence de ces travailleurs disséminés dans 180 bateyes n’en reviennent pas. Elles sont renversées par la persistance de ces travailleurs qui poursuivent leurs justes revendications. Le dilemme actuel est celui-ci : vont-elles continuer à traiter des travailleurs haïtiens comme des esclaves ou vont-elles se prévaloir de l’Arrêt 168-13 pour bloquer les revendications légitimes des travailleurs ? De son coté, le gouvernement haïtien est juridiquement et moralement obligé d’appuyer les revendications de ses ressortissants. Après tout, c’est par son entremise que sont signés les contrats de travail. Et la société haïtienne et la société dominicaine sont à un carrefour où elles doivent se remettre en question. Des deux côtés, quelque chose ne tourne pas rond. Quand des gens qui ont travaillé pendant 30 ou 40 ans dans des conditions brutales et atroces réclament leur dû, il faut leur rendre justice. Ces travailleurs sont des êtres humains qui ont des droits fondamentaux : des pièces d’identité, une pension, un logement.
À la recherche d’un équilibre dans les relations haïtiano-dominicaines, les deux peuples collaborent déjà dans de nombreux domaines. La crise les met devant la nécessité d’apprendre ensemble une leçon de confiance. L’éclairage du Listin Diario du 2 mars 2015 dans son éditorial « Qui sème le vent »[x] indique que les forces déstabilisatrices ont le vent en poupe pour récolter la tempête. Tout doit être fait pour les cantonner et les conjurer. Il s’agit surtout d’empêcher que, de part et d’autre de la frontière, les cartes soient brouillées par le dispositif de turbulence et de récupération « nationaleux » du désarroi provoqué par les princes gouvernant les deux pays. Comme l’explique l’avocat dominicain Roberto Álvarez[xi], ancien ambassadeur de son pays à l’Organisation des États Américains (OEA), l’Arrêt 168-13 viole les droits humains et le droit international.
Il importe d’éloigner les fantômes de Trujillo et de Duvalier qui empoisonnent les relations entre les deux pays et qui rusent avec le désordre. Cela demande d’affronter les problèmes de fond de cette île la plus peuplée des Antilles et de la Caraïbe. Toutes les vérités doivent être dites, non pas dans des conversations vives ou en coulisse, mais dans de vrais débats et des confrontations d’idées. Par-delà les idéologies, il faut faire triompher une éthique du partage et du respect de l’autre. Pour opposer à la série dans laquelle l’argent-rend-méchant-tout-le-monde, un authentique message de fraternité, d’amour et de solidarité.
Leslie Pean
Economiste - Historien
[i] Leslie Péan, Béquilles –Continuité et ruptures dans les relations entre la République Dominicaine et Haïti, Pétionville, C3Éditions, 2014.
[ii] « República Dominicana advierte a Haití que la "paciencia tiene un límite" », Eldiario.es, El Caribe, 26/02/2015.
[iii] Guarionex Rosa, « Haití hace doble trastada a RD con recientes medidas, Gobierno haitiano reconoció que auspició la marcha », Listín Diario, 2 de marzo de 2015.
[iv] Jean-Michel Caroit, « Un scandale de corruption entache les autorités dominicaines et haïtiennes », Le Monde, 3 avril 2012 ; Jean-Michel Caroit, « Les pièces du scandale », Le Nouvelliste, 2 avril 2012 ; « Nuria revela que Félix Bautista y amigos regalaron millones de dólares a Martelly », Acento.com.do, 02 de abril del 2012.
[v] « Quirino Ernesto Paulino Castillo, Leonel Fernández y otros…», acento.com.do, 13 de febrero de 2015
[vi] Diana Rodriguez, « Cañeros exigen más tiempo para la regularización », El Caribe, 6 febrero 2015.
[vii] « Cañeros piden a gobierno de Haití les dote de documentos para optar por legalidad en RD », acento.com.do, 31 de octubre de 2014.
[viii] Darlenny Martinez, « Cañeros piden mil pensiones más; denuncian trabas », El Caribe, 10/07/2014.
[ix] « Ahora sí, el Gobierno cumple y paga pensiones a obreros de la caña », acento.com.do, 30 de noviembre de 2012
[x] Listín Diario, « El que siembra vientos... », 2 de marzo de 2015.
[xi] Roberto Álvarez, « ¿Soberanía versus Derechos Humanos o Soberanía y Derechos Humanos?; Reflexiones sobre la Sentencia 168-13 del TC y sus secuelas », acento.com.do, 24 de febrero de 2014.