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Multiplication des partis politiques et mentalité d’esclave (1 de 2)
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- Publié le mardi 14 avril 2015 11:52
par Leslie Péan, 14 avril 2015 --- La multiplication des partis politiques pour participer aux prochaines élections est le signe évident d’une manipulation visant à créer une psychose dans l’opinion nationale et internationale. C’est la révélation involontaire de l’impasse de la bêtise dans laquelle des milieux réactionnaires veulent enfermer Haïti. Il s'agit de s'attaquer à la crédibilité du peuple haïtien en montrant au monde son immaturité et l'obligation de l'occuper pour le faire prétendument passer du stade animal au stade humain. Le chaos est créé aux fins recherchées. Les symptômes de la putréfaction étaient constatés depuis la messe noire d'El Rancho où 53 partis politiques[1] étaient présents. En un an, ce chiffre est passé à 166. On étale la pourriture sans le moindre sens du ridicule. La corruption de la démocratie se fait avec la politique populacière de pagaille dans le but de justifier la mainmise internationale.
Malgré la résistance du peuple, la tyrannie des Duvalier père et fils a réalisé la mise en orbite de l’ordre décadent qui règne en Haïti. L’armée, les groupes paramilitaires d’attachés et les « chimères » ont continué avec l’étalage de la corruption et du crime organisé pour en arriver au gouvernement Martelly qui maintient le pays sous occupation. La société haïtienne ballote entre les quatre pôles de cet agencement agonique que sont la fidélité, la résignation, la lucidité et l’indifférence. La généalogie de cet ordre décadent a commencé au cours des trois siècles (1492-1792) pendant lesquels la colonie de Saint Domingue a prospéré avec le trafic d’esclaves, d’abord avec les Indiens, puis avec les Africains. Ce chemin de douleur reposant sur l’instinct de mort a mis en place et propagé chez ses victimes une mentalité d’esclave avec, d’une part le complexe d’infériorité qui lui est inhérent et, d’autre part, un besoin de reconnaissance qui dépasse l’entendement rationnel. Cette mentalité tenace d’esclave se lit, selon le psychiatre Louis Mars, dans la psyché haïtienne dont un des aspects « serait dû au complexe d’infériorité né de l’asservissement[2] ». Nous proposons de revisiter cette généalogie particulièrement à la lumière des éclaircissements apportés par les dernières recherches historiques[3]. Il s’agit de mettre les projecteurs sur un état d’esprit qui prédomine dans notre milieu et qui gouverne surtout la conduite de notre classe politique.
L’historien polonais Tadeusz Lepkowski[4] indique qu’à l’exception notable du roi Christophe qui a combattu le complexe d’infériorité de l’Haïtien en faisant venir des professeurs anglais pour enseigner la science, la culture et les arts, les autres pères fondateurs ont continué les pratiques obscurantistes des colons français. L’ordonnance du roi Christophe en date du 1er janvier 1819, sa correspondance échangée avec l’empereur Alexandre de Russie et avec l’abolitionniste anglais Thomas Clarkson[5] témoignent de son parti-pris pour le savoir, la modernité et la civilisation.
Christophe dit à l’empereur Alexandre : « La race africaine a été injustement calomniée trop longtemps. Elle a été toujours présentée comme privée de facultés intellectuelles, incapable d’accéder à la civilisation ou d’être gouvernée par des lois régulières et établies[6]. » Le roi Christophe s’inscrit dans le « despotisme éclairé » à l’opposé de ce que l’illustre Anténor Firmin nomme le « despotisme ignorant » de Dessalines, « un despotisme dispersé, impersonnel, la pire de toutes les tyrannies »[7]. Depuis lors, la structuration du système postcolonial s’est renforcée et porte les Haïtiens à assumer dans les faits l’infériorité raciale propagée par le racisme tout en prétendant la combattre par un discours trompeur.
La distorsion des subjectivités
La condition d’esclave façonnée par le système de domination et de répression a conduit d’abord à la perte de soi et par une dégradation progressive à la destruction de soi que nous constatons aujourd’hui. Les Haïtiens deviennent des morts vivants dans un environnement de zombification collective. La servitude volontaire s’est enracinée. On peut comprendre la soumission de ceux qui l’ont été par la force. Mais notre admiration va à ceux qui ont résisté et payé de leur vie le refus de la tyrannie. En ce 14 avril 2015, rendons hommage à ces militants de l’aube tels que Joël Liautaud, Eddy Petit et Jean-Robert (Bob) Désir assassinés le 14 avril 1969[8]. Ce sont des références qui doivent inspirer notre jeunesse déboussolée avec 166 partis politiques qui veulent maintenir les Haïtiens dans la condition d’ombres et de zombies.
La jeunesse d’aujourd’hui doit méditer sur ces expériences. Elle doit réfléchir sur notre pays qui est « né la tête en bas » pour répéter Edmond Paul ou encore qui est « né sans tête » pour paraphraser Dantès Bellegarde. Elle ne doit pas laisser les chenapans et autres sans aveux détruire sa mémoire. Dans la lutte contre la chaîne des sans vergognes qui pullulent, la jeunesse doit comprendre la guerre de basse intensité dans laquelle elle est prise et connaître les obstacles de déstabilisation psychologique dont elle est l’objet. Ernst Liautaud, père de Joël Liautaud, résume ainsi la logique de l’encerclement qui a causé l’échec des militants du 14 avril 1969 : « Grâce aux aveux faits par certains sous les douleurs de la torture - Qui peut prétendre pouvoir résister à la souffrance physique portée au paroxysme ? - grâce aux confessions involontaires de militants veules, et grâce aux déclarations des agents du gouvernement infiltrés dans les réseaux de résistance estudiantine, la police militaire eut enfin tout en main pour passer à l’attaque et balayer ce mouvement, qui avait rêvé de changer les choses sous le beau soleil d’Haïti[9]. »
La connaissance de ces luttes est importante pour les générations nées sous le duvaliérisme et qui ne savent pas ce dont ils sont privés. La politique des carnavals couplée à celles des subsides des Ti maman chérie, Ti Papa Doudou, Katie pam poze, etc. a encouragé la faiblesse et la lâcheté. Ayant compris que le pouvoir est la source de la richesse, n’importe quel quidam est encouragé à créer un parti politique afin de se mettre en position de monnayer son appui ou son illusion d’appui à un autre candidat en meilleure position que lui. À la recherche d’une reconnaissance sociale illusoire, les créateurs de partis politiques se donnent un certain prestige d’autant plus important qu’il peut être converti en gain monétaire. En plus des problèmes analysés par Price Mars concernant le bovarysme collectif de l’élite haïtienne, nous assistons aujourd’hui à des désordres sans précédent dans les comportements de nos compatriotes qui dépassent ceux étudiés par Louis Mars dans ses approches ethno-psychiatriques. Le recours à la psychanalyse lacanienne de la castration pourrait aider à rendre compte de la distorsion de nos subjectivités.
La thématique esclavagiste n’est pas du passé et n’est pas liée uniquement à l’Europe et à ses négriers. On l’a vu atteindre un paroxysme en mars 2015 avec les déclarations de l’ex-président Abdoulaye Wade concernant l’actuel président sénégalais Macky Sall. Faisant allusion à des tares ancestrales, Abdoulaye Wade déclare : « [Macky Sall] c’est un descendant d’esclaves. (…) Ses parents étaient anthropophages (…) Ils mangeaient des bébés et on les a chassés du village. (…) Ceux qui sont propriétaires de la famille de Macky Sall sont toujours là , vivants. Il sait [qu’il est] leur esclave. Je le dis et je l’assume parce qu’on ne peut pas toujours cacher les vérités. (…) Jamais mon fils Karim n’acceptera que Macky Sall soit au-dessus de lui. Dans d’autres situations, je l’aurai vendu en tant qu’esclave (…) »[10].
Le conflit Créoles/Bossales
Le phénomène de l’aliénation de l’esclave aboutissant à la servitude volontaire n’est pas particulier à Haïti. On le retrouve dans toutes les sociétés qui ont connu l’esclavage où, à côté de la résistance, cohabite l’amour pour les maitres conduisant à la trahison même des insurrections des esclaves par leurs propres congénères amoureux de leurs maîtres. Un cas classique à Cuba en 1836 est celui de l’esclave Victor Maria qui dénonce Juan Pablo, le meneur d’une révolte en préparation, en disant aux juges que, contrairement à ce dernier, il est « un homme d’honneur, et toujours du côté des blancs »[11].
La mentalité d’esclaves imprègne la société haïtienne dans ses fondements et dans tous ses interstices. Jacques de Cauna-Ladevie remarque que nombre de colons de Saint Domingue fuyant les révoltes débarquent à la Jamaïque avec leurs esclaves[12]. Le grand abolitionniste Victor Schoelcher avait remarqué des cas où les esclaves « aiment leurs maitres » et « leur sont dévoués à la vie et à la mort »[13]. En plus des esclaves de maison qui ne relevaient pas la tête, il y avait les « esclaves à talents » qui partaient avec leurs maîtres blancs fuyant la colonie. À côté des esclaves de maison dits esclaves créoles, généralement plus dociles, on trouvait les esclaves des champs, en majorité des bossales fraichement arrivés d’Afrique. Ces derniers représentant les 2/3 des esclaves avant la libération générale de 1793.
Les esclaves bossales qui utilisent la fuite pour se retaper dans les montagnes ont un fort sentiment identitaire reposant sur « la confrontation directe de leur culture d’origine avec l’univers concentrationnaire dans lequel ils se trouvaient plongés et sur lequel ils n’avaient aucun contrôle[14]. » Ce sont eux qui subissent les plus mauvais traitements et qui se révèlent être les fournisseurs de marrons et de déserteurs prêts à en découdre avec les commandeurs et les maîtres. Toutefois, les aspirations de tous les esclaves à la liberté ne les empêchent pas une fois libres de devenir à leur tour esclavagistes. Conjonction de sentiments de soumission et de domination chez l’esclave qui les font s’identifier au maître en espérant en devenir un. Des mécanismes sociaux alambiqués qui créent la psychologie complexe du tikoulout et du bakoulou bien ancré dans notre pays.
La projection du racisme colonial se traduisant dans les conflits entre Mulâtres et Noirs avait déjà placé la société en gestation sur une voie qui l’emmenait tout droit dans le mur. Le conflit créoles/bossales ajoute une autre dimension à la crise sociale et raciale qui est celle de la représentation. Les bossales sont exclus de la vie dans tous les sens, formant ce que Gérard Barthélemy a appelé « le pays en dehors ». Pas d’instruction, de revenus, de soins médicaux et dans de nombreux cas même pas de vêtements. Ils sont condamnés à travailler sur l’habitation et la plantation et ne peuvent même pas se déplacer pour aller en ville, depuis que Toussaint Louverture a instauré le système des passeports et le caporalisme agraire. On comprend donc qu’ils décrochent vers les montagnes fuyant leur condition d’exclus. L’âme de leur refuge est le vaudou qui sera proscrit tant par Toussaint Louverture que par Dessalines.
Il importe de parler sans détour, loin de tout goût pour la démagogie. Les dirigeants créoles Toussaint et Dessalines détestent les pratiquants du vaudou. Madiou raconte en ces termes le massacre des vaudouisants par Dessalines : « On lui rapporta que beaucoup de ces sorciers nommés Vaudoux se réunissaient dans la plaine du Cul de Sac; qu'à la tête de cette bande était une vieille femme noire, et qu'un grand nombre de cultivateurs abandonnaient les champs pour se rendre au lieu où se faisaient les sorcelleries. Il vint avec un bataillon de la 8e. dans la plaine du Cul-de-Sac, cerna le lieu où se trouvaient réunis les Vaudoux, fit faire feu sur la case, les dispersa et en prit cinquante qu'il tua à coups de baïonnettes[15]. » Que les enfants des victimes détestées par Dessalines l’admirent aujourd’hui, cela relève d’une volonté d’ignorance de la mentalité d’esclave ! Pour notre part, nous avons exprimé en clair nos réserves dans « Le père Dessalines et les sans repères »[16]. Le temps passe et parfois répare, mais il faut surtout rester les yeux ouverts, sans illusion.
Un jeu pervers en sourdine
En fuyant la suffocation de la plantation et son impitoyable organisation, les bossales partent sans armes à la recherche d’un autre destin. Pour tenter d’amoindrir leurs malheurs, infamies et désolations, ils auront recours à l’imaginaire vaudou. Un imaginaire qu’ils apprivoisent et qui ne les trahit pas. Dans leur épuisement et isolement, les bossales se forgent de nouvelles responsabilités. Mais la société postcoloniale dominante n’a pas dit son dernier mot et engage avec eux en sourdine un jeu pervers. Qui démarre par la répression, continue en cache-cache, chemine dans l’ambivalence, franchit le cap de la clandestinité, avant de dériver en bras de fer dans le piège tonton macoute des Duvalier. En s’entravant soi-même, la mentalité d’esclave tourne à vide aujourd’hui étalant sa malédiction dans la plus grande indifférence au sein d’une société écartelée et culpabilisée avec 166 partis politiques. C’est le burn-out !
Le 12 janvier 2010, le jour même du séisme, l’historien Vertus Saint-Louis et moi avons commencé une discussion sur les rapports entre esclavage et modernité. Autour de la publication de ses deux ouvrages[17], nous avons parlé d’un certain nombre de questions qui ont fait l’objet de sept (7) publications dans le journal en ligne AlterPresse s’échelonnant jusqu’au 21 avril 2010. Nous continuons à fouiller le sillon de la problématique que l’esclavage n’est pas un avatar mais plutôt un phénomène constitutif de la modernité[18]. De ce fait, le mot de Nietzsche qui veut que « le désir de reconnaissance est un désir d’esclave » se justifie. Aujourd’hui, on ne saurait faire preuve de complaisance et refuser de voir ou d’entendre la recherche de reconnaissance qui irrigue les pratiques de création de partis politiques dès qu’on peut montrer l’existence de vingt membres, selon l’article 8 de la loi sur les partis politiques[19].
Loin d’entériner le refoulement qui bloque la réflexion sur le coté perfide du système de domination qui terrasse Haïti, il importe de combattre l’interdit de penser en appelant à l’analyse de la mentalité d’esclave et de son impact sur le fonctionnement global de la société. Maîtres, commandeurs et esclaves participent d’un même plan : le désir de reconnaissance n’a plus besoin de travestissement et les ambitions démesurées caracolent avec une profusion de candidats à la présidence. Insidieuse forme de fascisme qui véhicule l’idée que la réalisation de soi dans l’existence passe par l’accès au pouvoir politique ! L’avancement de la lutte pour le changement exige une condamnation non équivoque du populisme et du terrorisme exercé par ceux qui affirment avoir encore des cicatrices de coups de fouet sur le dos. Toutefois, leur participation est capitale. Cependant, ils doivent comprendre qu’ils sont des patients et pas des psychanalystes. Leurs actions sont importantes mais seulement d’autres peuvent en expliquer les motivations profondes. Les forces secrètes. (à suivre)
[1] Leslie Péan, « Gouvernance occulte, gouvernance inculte, gouvernance superficielle (3e partie) », AlterPresse, 9 juin 2014.
[2] Louis Mars, « La mentalité haïtienne et la psychiatrie », Bulletin du Service d’Hygiène et d’assistance publique, Port-au-Prince, juin 1938, p. 22.
[3] Jacques de Cauna, « Dessalines, esclave de Toussaint ? », Outre-Mers - Revue d’Histoire, tome 100, n° 374-375, 1ersemestre 2012, p. 1.
[4] Tadeusz Lepkowski, Haïti, La Habana, 1968, Tome 2, p. 60.
[5] Earl Leslie Griggs and Clifford Holmes Prator, Henri Christophe and Thomas Clarkson – a correspondence, New York, Greenwood Press, 1968, p. 261-267.
[6] Ibid., p. 134.
[7] Anténor Firmin, M. Roosevelt, président des États-Unis et la République d’Haïti, Paris, Pichon et Durand Auzias, 1905, p. 296.
[8] Claude Rosier, Le Triangle de la Mort – Journal d’un prisonnier politique haïtien, Port-au-Prince, Henri Deschamps, August 2003. Lire aussi Patrick Lemoine, Fort-Dimanche, Fort-La-Mort, Bloomington, Trafford Publishing, April 29, 2011.
[9] Ernst Liautaud, Le sacrifice, Les Romalis, Pèlerin 7, Août 1971
[10] Amadour Ndiaye, « Chez les esclaves de la famille du président sénégalais Macky Sall », Le Monde, 20 mars 2015.
[11] Alain Yacou, Essor des plantations et subversion antiesclavagiste à Cuba, 1791-1845, Paris, Karthala, 2010, p. 300.
[12] Jacques de Cauna-Ladevie, « La diaspora des colons de Saint-Domingue et le monde créole : le cas de la Jamaïque », Revue française d'histoire d'outre-mer, 1994, Volume 81, p. 337.
[13] Victor Schœlcher, Des colonies françaises: Abolition immédiate de l'esclavage, Paris, Pagnerre Éditeurs, 1842, p. 130.
[14] Gérard Barthélemy, Créole-Bosale : Conflit en Haïti, Guadeloupe, Ibis Rouge, 2000, p. 22.
[15] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, tome II, Port-au-Prince, Éditions Henri Deschamps, 1989, p. 112.
[16] Leslie Péan, « Le père Dessalines et les sans repères », AlterPresse, 25 et 27 octobre 2014.
[17] Vertus Saint-Louis, Aux origines du drame haïtien – Droits et Commerce maritime (1794-1806), Port-au-Prince, L’Imprimeur II, 2006 ; Vertus Saint-Louis, Mer et Liberté : Haïti 1492-1794, Port-au-Prince, 2008.
[18] Leslie Péan, « L’esclavage comme phénomène constitutif de la modernité », AlterPresse, 12 janvier 2010
[19] Loi portant formation, fonctionnement et financement des partis politiques, Sénat de la République, le jeudi 12 avril 2012, Chambre des Députés, le mardi 23 avril 2013, p. 4. Voir Le Moniteur, 169ème année, numéro 10, 16 janvier 2014, p. 4.
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