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Une lecture critique de « L’échec de l’aide internationale à Haïti »

Lechec de laide Ricardo SeitenfusPar Claude Jospeh* --- Le livre de Ricardo Seitenfus intitulé « L'échec de l'aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements » est accueilli en Haïti avec un enthousiasme presque incommensurable.

Avant même sa publication officielle, en Français, par les Editions de l'Université d'Etat d'Haïti, qui devrait avoir lieu en date du 11 mai (2015), on en parla dans certains milieux comme une sorte de message providentiel qui viendrait illuminer les pensées illusoires concernant l'aide internationale.

Je me suis vite fait acheter un exemplaire, aussitôt disponible à La Pléiade en date du 26 mai (2015), puis le texte m'est finalement parvenu le 29 mai (2015) au Canada, par le biais d'un ami qui devait, comme moi, participer à la conférence de Couleurs d'Haïti à Montréal (Cham).

Les Haïtiens ne sont pas dupes. Ils sont bien imbus des chausse-trappes parsemant l'aide internationale.

Cependant, cette frénésie 'intellectuelle' accueillant le texte peut être expliquée par le fait que ces travers sont contés par une personne se trouvant dans le secret des dieux.

L'ancien représentant spécial du secrétaire général de l'Organisation des Etats américains (Oea) en Haïti, à travers son ouvrage d'environ 430 pages – incluant la préface de Raoul Peck et la postface de Cary Hector –, nous présente une lecture critique des efforts continus de la communauté internationale visant à aider au dénouement de l'énigme haïtienne.

Le texte, un véritable récit au style clair et simple, partant « de l'intérieur des événements pour retracer l'annus horribilis d'Haïti », est divisé en 3 parties, consistant à :

(1) montrer l'existence d'une flagrante incongruité des efforts de la communauté internationale à la réalité haïtienne si complexe et si fascinante ;

(2) faire la lumière sur la dimension de la tragédie haïtienne, en mettant en relief les conséquences du séisme de 2010 et l'épidémie de choléra qui a tué environ 8,000 haïtiens et infecté 800,000 autres ;

(3) expliquer et critiquer, à travers les chapitres 11 à 15, les égarements de l'international face aux conflits électoraux et de pouvoir, déclenchés par la succession du Président René Garcia Préval.

Cet ouvrage, si l'on doit se fier aux mots de l'auteur, n'est pas un autre de plus. Ce n'est pas, non plus, une élucubration de type académique stérile.

Son but principal est d'offrir une meilleure compréhension d'une Haïti-mystère et incomprise, afin de « contribuer aux changements nécessaires des relations entre le monde et l'Ile perturbante ».

Cet objectif est fixé après le constat que l'échec de l'aide internationale est dû à une perception erronée des enjeux haïtiens.

Si, entre 1993 et 2005, pas moins de sept missions d'interventions militaires, policières et civiles se succèdent en Haïti, Seitenfus croit que « c'est le manque d'alternative et une perception erronée des enjeux haïtiens qui ont conduit le Conseil de sécurité des Nations Unies (Csnu) à décider de supposément stabiliser le pays ».

En d'autres termes, l'Organisation des Nations unies (Onu), d'après le diplomate brésilien, a commis l'erreur de ne pas tenir compte des caractéristiques culturelles de la réalité haïtienne.

Pour résoudre le problème, l'auteur suggère une solution anthropo-psychosociologique, qui consiste à « entrer dans la peau de l'autre, supprimer les idées préconçues, s'éloigner de l'apparence qui tend à masquer la réalité, divorcer de la tentation des conclusions hâtives, savoir écouter avant de parler ».

Seulement, dans ce cas, l'auteur pense qu'une infime possibilité est offerte « pour pénétrer dans les méandres d'une société fascinante, qui défie, depuis 50 ans, aussi bien les accords que les tambours guerriers de la modernité ».

Le défi haïtien a reçu l'attention d'experts, d'intellectuels, de superstars de tout acabit.

Pourtant, quand le passage de la théorie à la pratique s'est heurté à l'imbroglio haïtien, cet ensemble de connaissances, observe l'auteur, s'est transformé en une gigantesque montagne de lettres mortes.

Stupéfait, le professeur Seitenfus se demande pourquoi le minuscule pays d'Haïti continue de défier tout le monde et se questionne également sur les raisons expliquant l'inadaptabilité constante d'Haïti à la modernité.

Encore, l'auteur insiste pour dire que « l'inadaptabilité haïtienne au monde moderne est de nature culturelle ».

S'il est vrai que l'oeuvre est écrite par un ami d'Haïti, fasciné par les causes haïtiennes, on peut légitimement se demander si l'auteur fait justice à la cause qu'il entend pourtant défendre.

J'en doute.

D'abord, on doit noter, en passant, qu'à force de vouloir, peut-être, rendre le texte accessible à une très large audience, l'aspect analytique est sacrifié en faveur du simple et du descriptif.

C'est un rapport des faits contenant peu d'analyse.

De plus, n'est-il pas d'une incongruité bizarre de vouloir aborder l'échec de l'aide internationale à Haïti sans, nulle part à travers l'ouvrage, proposer une opérationnalisation du concept d'aide internationale ?

Si l'on se réfère à la typologie « classique », on sait que l'aide publique au développement (Apd) est différente de la catégorie dénommée autres apports regroupant par exemple les éléments non Apd des opérations de maintien de la paix.

Ces derniers, d'après la typologie adoptée dans le cadre de la Déclaration de Paris, sont classés dans la catégorie gouvernance et société civile.

Quoiqu'on doive comprendre l'intention de l'auteur de présenter un travail simple, sans fioritures, une présentation succincte des types d'aide pourrait bien éviter tout amalgame.

Cependant, le professeur à la faculté de Droit de l'Université Fédérale de Santa Maria ne doit pas être cloué au pilori pour ce glissement méthodologique.

Le vrai problème réside dans l'hypothèse que l'échec de l'aide est dû à l'incompréhension manifeste des étrangers des enjeux haïtiens.

Le problème haïtien est présenté comme étant si complexe et si unique, par l'auteur, qu'on a l'impression qu'Haïti est imperméable aux savoirs universitaires.

Là, je crois que Ricardo Seitenfus a péché, peut-être, de bonne foi, en croyant que les experts ne sont pas en mesure de comprendre, pour répéter le professeur Pierre Etienne, « L'énigme haïtienne ».

La réalité, sans aucun euphémisme, c'est que l'échec de l'aide est une condition sine qua non de la durabilité de l'aide. C'est une entreprise lucrative qui doit perdurer.

Sinon, comment comprendre que cette minuscule Haïti a, entre 2000 et 2013, reçu plus de 8 milliards de dollars d'aide sous le cachet d'assistance publique au développement (Apd), pendant que 58.5% de sa population vit avec moins de 81.7 gourdes par jour ?

Comment comprendre que, depuis 2001, le taux d'extrême pauvreté stagne a 38% dans les zones rurales ?

En effet, si le taux officiel de pauvreté monétaire de 58.5% est inquiétant, la pauvreté multidimensionnelle en Haïti présente une réalité encore plus lugubre.

D'après le rapport de l'Observatoire national de la pauvreté et l'exclusion sociale (Onpes), plus de 60 pourcent des ménages haïtiens vivent en situation de pauvreté multidimensionnelle. C'est à dire plus de la moitié des ménages haïtiens n'ont pas accès à certains services de base, tels que éducation, eau potable, assainissement amélioré, etc.

Sur chaque 10 Haïtiens, en 2012, seulement 3.1 avaient accès à un assainissement amélioré.

Cela va sans dire qu'en matière de développement humain, Haïti, en 2013, est classée en 168e place sur 187 pays par le Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud). Son indice de développement humain (Idh) de 0.471 est réduit à une maigre valeur de 0.285 quand la disparité de revenu est prise en compte. [1]

Cependant, cette hypothèse de perception erronée des enjeux haïtiens n'a pas eu une longue vie dans le texte.

Il a fallu attendre le chapitre 3 pour l'auteur de poser une autre hypothèse plus plausible contredisant la première.

Le Professeur Seitenfus, en mode de théoricien de complot, a compris qu' « afin de garantir la pérennité du paradigme haïtien, il est indispensable que les problèmes affrontés perdurent, sinon il risque de disparaître. En somme, le peuple haïtien doit demeurer dans la même condition ignominieuse ».

Quoi qu'il en soit, au prix d'une contradiction non moins remarquable, l'auteur se rachète, quand même, devant la force de la raison.

D'un autre côté, l'auteur ne semble pas échapper à ce que le professeur William Easterly appelle « The white man burden », se traduisant comme « le fardeau de l'homme blanc ».

Malgré le témoignage récurrent de l'auteur, concernant l'aspect complexe et unique de la réalité haïtienne, Seitenfus affirme, péremptoirement, avoir compris la nature du dilemme haïtien.

Il doit être doté d'une capacité épistémique que les autres ne possèdent pas. Mieux même que les intellectuels haïtiens d'ailleurs.

Selon l'auteur, c'est une crise de pouvoir causée par l'institution de la démocratie représentative dans un pays où « il n'existe pas de tradition démocratique ».

Raoul Peck, qui rédige la préface, n'a surtout pas laissé passer inaperçu une telle remarque. Il croit, à juste titre, que « ce serait une erreur que d'interpréter l'expérience haïtienne à la seule aune de l'expérience européenne de la démocratie ».

Encore plus surprenante est l'assertion que « l'acceptation des différences et la coexistence de points de vue contraires ne sont pas concevables dans la vie politique haïtienne ».

Une fois de plus, comment ne pas être d'accord avec Raoul Peck, quand il appelle à la prudence concernant certains lieux communs, certains des plus absurdes, que Ricardo Seitenfus reprend à son compte.

Le problème n'est pas seulement un problème de pouvoir, pour le diplomate brésilien qui s'en prend vite aux intellectuels haïtiens sans aucune convenance.

L'attitude de l'intellectuel haïtien est, selon le professeur, singulière.

Les intellectuels haïtiens préfèrent constituer une brigade de lutte, soutenant l'incompréhension et l'affrontement inconséquent « au lieu d'utiliser le doute comme levier civilisateur et chercher à comprendre les dilemmes pour pouvoir les expliquer et trouver des solutions rationnelles et conciliatrices ».

Le diplomate continue sa diatribe, ornée d'amicalité, en s'adressant à l'incapacité de l'intellectuel haïtien, dont le propre, dit-il, est « de copier tout ce qui vient de l'étranger ».

Le livre de Ricardo Seitenfus est à lire absolument, dans la mesure où, non seulement, il confirme la redoutable ingérence de la communauté internationale dans les affaires haïtiennes, mais également il offre un prétexte pour une réflexion plus profonde sur la problématique de l'aide internationale à Haïti.

Cependant, une lecture naïve est déconseillée. Sinon, on risque de tomber dans le piège, à savoir certains lieux communs dénoncés par Raoul Peck, que l'auteur n'a pas su éviter pour lui-même, malgré ses nobles intentions.

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* Ph.D candidate in public Policy
Adjunct professor at Fordham University
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[1] Human Development Report 2014. Undp, 2014