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Haïti/1915-100 ans: Hommage au regretté député Raymond Cabèche, opposé à la convention qui consacra l’occupation américaine
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- Catégorie : Opinions
- Publié le mardi 28 juillet 2015 18:51
Par Claude Joseph * --- Chaque jour qui passe la société haïtienne s’enfonce dans la catacombe du sous-développement. La première puissance noire résolument réveillée de la léthargie de l’esclavage devient aujourd’hui un exemple classique de tout ce qu’on doit éviter dans les exercices sur les expériences comparatives de développement. La situation d’Haïti devient si classique qu’elle génère des raccourcis lexicographiques ignominieux servant à traduire d’autres expériences ratées en matière de développement social, politique et économique à travers le monde. Juan Bosh, un homme d’Etat dominicain, utilise le terme haitianisation pour expliquer « le processus qui a consisté pour certains pays d’Amérique latine à faire un bond dans leur développement pour se mettre ensuite à reculer».[1] Joachin (2014), de son coté, parle du retournement haïtien, c’est à dire « le passage d’une révolution vraiment sans précèdent ayant débouché sur une indépendance radicale, à la dépendance».[2] Comment sommes-nous arrivés là ? Comment l’ancienne colonie la plus riche du nouveau monde est-elle devenue le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental ?
A ces questions, il n’y a surtout pas de pénurie de réponses. S’il est vrai que beaucoup d’entre elles sont superfétatoires, on doit, toutefois, admettre que l’argumentaire qui fait des choix consentis par nos dirigeants dans le passé une cause fondamentale du sous-développement d’Haïti possède une valeur de vérité indubitable. Dans son best seller « Haiti, the aftershock of history », Dubois (2012) ne va pas par quatre chemins. Selon l’auteur, l’Haïti actuelle n’est autre que le produit de son histoire. Une histoire ponctuée à la fois par des interventions des puissances étrangères et des choix irrationnels et mesquins de nos gouvernants.
Lors du vote de la convention américano-haïtienne par la chambre des députés en date du 06 octobre 1915, le jeune docteur Raymond Cabèche avait bien compris le poids historique de ses décisions comme député de la 28ème législature. Nous profitons donc du centenaire du premier débarquement des Yankees, le 28 juillet 1915, pour honorer la mémoire de l’homme qui avait refusé que son nom apparaisse au bas du procès verbal de la séance où a été opérée, conclut-il, « la vente de tout un peuple par quelques uns de ses membres ». Cet hommage est d’autant plus important quand on sait que la population haïtienne s’apprête bientôt à choisir ses représentants pour la 50ème législature. L’histoire de nos législatures et des plus remarquables tribuns qui en ont marqué leur passage par des discours éloquents semble être méconnue par nos aspirant législateurs. À preuve, quand Valery Numa, le journaliste vedette de la radio vision 2000, demande aux candidats à la députation de citer leurs parlementaires de prédilections, nul d’entre eux n’a mentionné Raymond Cabèche. Cela est dû, peut-être, à une connaissance limitée de nos jeunes candidats de l’histoire parlementaire haïtien qui ne remonte généralement qu’à la 48ème législature.
On invoquerait, peut-être, pas la mémoire du député Cabèche aujourd’hui si les promesses de stabilité politique et développement économique inscrites dans les 16 articles de la convention américano-haïtienne auraient été concrétisées. Mais quand on sait que l’occupation américaine d’Haïti n’accouche que le revers des résultats promis, on ne saurait laisser rouiller le nom du député des Gonaïves dans les poubelles de l’histoire. Honorer la mémoire du docteur, c’est montrer que l’occupant ne réussissait que partiellement à vassaliser nos institutions et agenouiller nos leaders.
L’honorable député Cabèche de la 28ème législature fut l’unique voix dont l’écho contre le projet de la convention retentissait si fort que les murmures et susurrements des uns et des autres se transformaient vite en des cris de protestations. Cependant, son éloquence de tribun et sa perspicacité d’homme d’Etat ne lui ont pas permis de rallier une masse critique de parlementaires à sa cause. Une cause noble teintée de patriotisme éclairé. Raymond Cabèche n’a pas souffert de nationalisme haineux. Il n’était pas du tout « partisan d’une république fermée ». Comme il l’avait mentionné lui même: « je ne pense point que l’isolement soit un facteur de progrès pour une nation. Je ne crois nullement que le principe du patriotisme réside dans la haine de l’étranger et dans le refus d’accepter toute aide étrangère même quand elle est sincère ». Cependant, le députe croit qu’il ne faut pas sacrifier, contraint ou non, la dignité de la patrie, car le prix d’un tel sacrifice ne sera que l’ordre dans la honte et la prospérité dans les chaines dorées. Et Il ajoute, « la prospérité, nous l’aurons, peut-être. Les chaines, nous les aurons, surement ». Ainsi, M. Cabèche refusa obstinément de voter la convention qui serait, selon lui, une servitude morale pour le peuple haïtien. Il n’a pas voulu partager avec une telle responsabilité, car, arguait-il, « quand le peuple gémira dans les chaines qui viennent de lui être forgées, quand les générations futures maudiront la mémoire des auteurs de leurs infortunes, je ne veux pas que l’on dise que j’ai été l’un de ceux-là . Je ne permettrai pas que mon nom paraisse au bas du procès verbal de cette séance où a été opérée la vente de tout un peuple par quelques uns de ses membres ».[3]
Cette éloquente protestation contre le projet de la convention américano-haïtienne faite au nom du peuple haïtien, de ses droits, de sa souveraineté, de son indépendance n’a transcendé, pourtant, que quelques autres parlementaires qui tous ensemble ne constitueraient pas la majorité nécessaire pour faire échec au projet de l’occupant. Etant en infériorité parlementaire, le député Cabèche a su traduire une telle impotence en un geste historique sans précèdent. Il arracha de la boutonnière de son veston sa cocarde de représentant du peuple, la lança au milieu de l’assemblé, puis quitta la chambre. Docteur Cabèche, selon Dantès Bellegarde, n’a pas vécu assez pour voir s’accomplir sa prophétie ; il mourut peu après le vote de la convention.
Je ne crois pas, contrairement à Bellegarde, que le député Cabèche était un prophète doté d’un quelconque pouvoir divin lui permettant d’anticiper les conséquences néfastes de l’occupation. Il n’était tout simplement pas un député naïf; il possédait une grande intelligence politique et une perspicacité aiguisée qui font de lui un parangon d’homme d’Etat responsable. Il ne s’intéressait pas seulement à la prospérité mais aussi à la postérité de la nation haïtienne. Le député voulait que l’on soit capable d’expliquer cette prospérité - si prospérité il y en aurait – à la postérité la tête altière. Et comme il savait pertinemment que le projet de l’occupant était vidé de tout altruisme, il s’abstenait à être l’un des responsables de nos infortunes. Aujourd’hui, en fait, nous n’avons ni stabilité politique, ni développement économique. A preuve, depuis le départ de l’occupant les crises politiques sont récurrentes. De 1957 à 1986, le pays a connu une « stabilité politique » dans une dictature sans précédent. Une stabilité réalisée aux prix des persécutions et assassinats politiques sans discriminations aucunes, des émigrations massives, pour ne citer que ceux-là . Et les promesses de développement économique, une leurre. Sur environ 11 millions d’haïtiens vivant en Haïti, 6.3 millions pataugent avec moins de 81.7 gourdes par jour. Cette situation de pauvreté, très chronique en Haïti, est encore plus prononcée dans les zones rurales qui ont toujours évolué en marge de la société. Les résultats de la dernière enquête sur les conditions de vie des ménages après le séisme (ECVMS2012) révèlent que plus 80% des personnes se trouvant en situation d’extrême pauvreté – vivant avec moins de 41.6 gourdes par jour – résident dans les zones rurales. Pas la peine de mentionner d’autres détails.
Si, en fait, cette hécatombe socio-politico-économique résulte, entre autres, des choix consentis par nos leaders inassouvis, il faut, néanmoins, tenir compte de ceux-là qui se sont toujours distingués en tant que hommes d’Etat responsables. Dans le cadre de l’occupation américaine d’Haïti, et particulièrement dans le cadre du vote de la convention américano-haïtienne, le députe Raymond Cabèche a fait montre d’un leadership honorable. Pour nos infortunes aujourd’hui, on ne peut surement pas maudire sa mémoire.
Claude Joseph
Ph.D candidate in public Policy
Adjunct professor at Fordham University
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[1] In Benoit, J. Les racines du sous-développement en Haïti, 2014, p. 25. Editions de l’Université d’État d’Haïti
[2] Benoit, J. Les racines du sous-développement en Haïti, 2014, p. 26-27. Editions de l’Université d’État d’Haïti
[3] in Bellgarde, D. L’Occupation Américaine D’Haïti: Ses conséquences morales et économiques. Les éditions Fardin 2013.
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