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Leslie Pean: Intensifier le mouvement populaire de résistance (1 de 3)

caricature -martelly invite celestin jeux echec

Par Leslie Péan, 1er décembre 2015  ---  À la surprise générale, la morale revient à grands pas dans la cité. Avec la maturité affichée par le Groupe des 8 candidats à la présidence (G8) dans son communiqué de presse en date du 29 novembre 2015. Malgré le mode de domination qui contraint des cadres compétents à s’abaisser pour prendre un poste de ministre, de secrétaire d’État, ou d’ambassadeur dans des gouvernements dirigés par des ineptes. Approche de l’âge de la retraite oblige, même s’il faut rester seulement quatre (4) mois à ce poste comme le stipulent les règlements actuels. Difficile de se dégager de la malédiction du lave men suye a tè (littéralement, se laver les mains et les essuyer par terre) découlant du meurtre du père Dessalines ! Campant sur la déchirure de type fasciste provoquée par les élections frauduleuses orchestrées par le Conseil Électoral Provisoire (CEP), le G8 refuse l’extermination du bon sens. Haïti est confrontée à une nouvelle épreuve de vérité. La bande à Martelly est entravée. Surtout quand le mouvement Lavalas appuie l’initiative de résistance dans les rues. Comme il l’a fait au cours des manifestations qui sillonnent la capitale et Pétionville depuis le 18 novembre.

Le trio Martelly-Opont-Jovenel est en difficulté. Les dénonciations de la forfaiture électorale du CEP ne cessent de s’amplifier. Avec les électeurs protestant dans les rues. Avec le rapport de l‘institut brésilien IGARAPÉ. Avec la déclaration de Jaccéus Joseph, membre du Bureau du Contentieux Electoral National (BCEN) et du CEP disant que "les résultats publiés par le CEP ne correspondent pas à la réalité des urnes". Avec le rapport du National Lawyers Guild and International Association of Democratic Lawyers Delegation. Avec le Communiqué de la Conférence des Pasteurs Haïtiens (COPAH). Avec la note de presse de la Conférence Épiscopale exprimant sa solidarité avec le peuple haïtien. Avec la déclaration du secteur des droits humains dénonçant le CEP qui n’a aucune crédibilité.

Les passes du 9 août et du 25 octobre ont abouti à des impasses. Malgré les allures et les silences des complices qui veulent toujours déstabiliser Haïti en propulsant la médiocrité aux commandes. Lettrée ou illettrée ! Face à une résistance déterminée même impuissante à changer le cours des choses, on ne peut s’empêcher de brandir la vérité. Conscient que toute victoire des bandi legal à court terme n’est que défaite à long terme, il importe de continuer le cheminement salutaire en appuyant le combat de tous ceux et celles qui portent haut le flambeau des libertés. En ce sens, il ne faut pas se tromper d’alliés, car les revendications des masses constituent la seule valeur sûre. D’où la nécessité d’intensifier le mouvement populaire d’opposition.

Le mode maquillage

À moins d’une révolution qui bouleverse radicalement le système mis en place depuis 1804, la jeunesse haïtienne est condamnée à végéter. Les 70% de la population qui ont moins de 35 ans[i] n’ont aucune autre possibilité. La loi d’airain de la misère qui affecte les 72% des Haïtiens vivant sous le seuil de pauvreté, avec moins de 2 US$ par jour, ne leur laisse aucune option sinon de vendre leur âme et conscience. L’anarchie gouvernementale conduit à dépenser des sommes faramineuses dans les carnavals et autres divertissements, alors que seulement un tiers de la population a accès aux soins de santé primaire et seulement la moitié, à l’eau potable. Cette absurdité se répercute au niveau de l’éducation où 30% des enfants sont privés de l’éducation primaire, et 75% du secondaire. Tout comme en politique, le secteur éducation est mis en mode maquillage avec la prolifération des écoles-borlettes, où des professeurs sans la moindre qualification propagent l’obscurantisme. N’oublions pas qu’aucun décollage n’est possible avec des taux d’analphabétisme de plus de 20%.

Le verre haïtien est brisé en des milliers de morceaux et on ne peut le reconstruire avec les mêmes règles de la société coloniale esclavagiste. L’héritage du caporalisme agraire de nos aïeux Louverture, Dessalines, Christophe, Pétion et des autres chefs militaires ayant droit de vie et de mort sur leurs sujets a abouti à la catastrophe. La création de l’État marron qui s’en est suivi a établi la corruption et le contournement des règles comme dispositifs essentiels d’organisation de la société. La dette de l’indépendance impose un comportement qui frappe de plein fouet les élites. Les finances haïtiennes sont une victime indirecte des luttes de pouvoir entre noiristes et mulatristes. Le refus des Libéraux d’accepter les emprunts frauduleux contractés par les Nationaux en 1874-1875 a conduit à l’affrontement armé connu sous le nom de bataille de la rue Pavée de 1879 et à la concession en 1880 par le gouvernement de Lysius Salomon de la Banque Nationale d’Haïti (BNH) au groupe français Société de Crédit Industriel et Commercial.

De l’armée à la milice du narcotrafic

Les luttes entre chefs militaires pour s’accaparer l’appareil d’État à leur profit ont finalement conduit à la perte du sens du collectif et provoqué l’occupation américaine de 1915. Cette dernière, loin de contribuer à résoudre le puzzle de la discrimination contre la paysannerie, aggrave le problème. Les marines américains s’allient aux forces centrifuges traditionnelles et continuent l’émiettement de la société avec la vente des Haïtiens pour aller travailler dans les champs de canne à Cuba et en République dominicaine.

Avec la création de l’armée d’Haïti, l’occupation américaine met en place le dispositif qui détermine les gagnants dans les processus électoraux. Les failles béantes de la société ne sont pas abordées. Le système économique continue de fonctionner avec le peu de crédit qui lui reste, aux prises avec les trois déficits budgétaire, commercial et de la balance des paiements. L’instauration du macoutisme avec François Duvalier augmente le désarroi national. La corruption et la mauvaise gouvernance se généralisent. Les militaires utilisent leurs armes pour s’enrichir. La situation est d’autant plus délicate qu’ils ont en face d’eux des tontons macoutes aux dents beaucoup plus longues et sans scrupules quand il s’agit de rançonner la population. Duvalier a enlevé à l’armée le droit de nommer les 565 chefs de section rurale pour les nommer lui-même. La loi de la terreur s’installe.

Entretemps, la population haïtienne a triplé, passant de 3 millions en 1950 à 10 millions en 2015. La bidonvilisation commencée sous Duvalier se généralise et Haïti devient la république des ONGs. Le budget national est financé à 50% par l’aide extérieure ainsi que 80% des investissements. En novembre 2015, 40% des jeunes sont au chômage et une grande partie de la population ne survit que grâce aux transferts de la diaspora de quatre millions d’habitants qui envoie des montants estimés à 2 milliards de dollars US$ chaque année. La valeur de la monnaie nationale a dégringolé en passant de 5 gourdes en 1990 à plus de 56 gourdes en juillet 2015 pour un dollar.

Dans cet univers où rien ne fonctionne, les cartels internationaux de la drogue se sont installés. Haïti est devenue un entrepôt et un lieu de transit pour acheminer la cocaïne sur le marché américain. Les répercussions du narcotrafic sur l’État conduisent au coup d’État de 1991 contre le gouvernement élu d’Aristide, à l’occupation de forces des Nations Unies qui dure depuis 1994, et à la dissolution de l’armée en 2004. Selon le politologue Jure Vujic, « De plus, le président haïtien Jean-Bertrand Aristide fut renversé en février 2004 par une milice financée par le trafic de drogues et le gouvernement états-unien (Chomsky & alii, 2004), faisant du pays le premier Etat « défaillant » narco-trafiquant des Amériques (Figueira, 2006). René Préval, successeur d’Aristide, et la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haïti (MINUSTAH) n’ont rien fait pour mettre fin à la domination que les narco-trafiquants exercent sur l’Etat et la société civile haïtienne. Depuis, le trafic de drogues illicites a explosé en Haïti avec pour conséquence directe le débordement des volumes transportés, sous forme de vente au détail dans les aires (proto)urbaines pauvres où l’addiction devient un problème majeur[ii]. Â» (à suivre)

 Leslie Pean
Historien - Economiste
Illustration: castro & Kevens Desroches


[ii] Jure Vujic, « Les États-Unis et l’humanitarisme stratégique dans les caraïbes – « Chronique d’une piraterie annoncée Â», Géostratégie, 4 juin 2010. Lire aussi CHOMSKY N., FARMER P., GOODMAN A. (Eds.), 2004, Getting Haiti right this time, the US and the coup, Monroe, Common Courage Press. Lire enfin FIGUEIRA D., 2006, Cocaine and Heroin Trafficking in the Caribbean, vol. 2 The case of Haiti, the Dominican Republic and Venezuela, iUniverse inc.