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Les élections haïtiennes, cuisine de la corruption invisible (2 de 2)
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- Publié le samedi 19 décembre 2015 17:45
par Leslie Péan, 8 décembre 2015 --- Les démocrates et progressistes se battent sur un terrain miné sans pouvoir obtenir la reddition des bandits qui continuent d’être les commanditaires et les organisateurs de la comédie et de la mascarade qui terrassent Haïti. On se rappelle les attaques contre la presse sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier. La plus féroce est celle du 28 novembre 1980 quand de nombreux journalistes dont ceux de Radio Haïti Inter, Radio Métropole, etc. ont été l’objet d’une grande répression par les tontons macoutes. L’éditorial « Bon appétit, Messieurs » de Jean L. Dominique des premiers jours du 20 octobre 1980 qui a précédé cette rafle est édifiant pour sa dénonciation des menées machiavéliques de l’avocat Constantin Mayard-Paul et du ministre de la Justice Ewald Alexis pour faire taire la parole indépendante.
La nature glissante du terrain demande de faire un constant va-et-vient entre le présent et le passé pour éclairer dans le menu détail, par delà les éclats de voix trompeurs, la reproduction du mal. On le voit avec la lutte menée par le journaliste Jean L. Dominique contre les déchets toxiques en 1980 sous l’époque maudite du gouvernement de Jean-Claude Duvalier. Mais la page n’est pas définitivement tournée, car huit ans plus tard, en 1988, le bateau Khian Sea déversera des déchets toxiques aux Gonaïves avec la complicité des autorités haïtiennes d’alors. On en revient à la logique de l’argent facile, principe premier de la politique mise en œuvre par nos aïeux, dans l’appropriation des huit mille plantations laissées par les anciens colons. Principe de la rente politique qui se poursuit depuis lors sous des formes différentes.
Empêcher la répétition duvaliériste
Notre contribution dans les quatre tomes d’Économie Politique de la Corruption s’inscrit dans la perspective d’éclairer le continuum de la bêtise au timon des affaires nationales. Aucune intelligibilité n’est possible sans l’approche historisante si l’on veut éclairer ce que Nietzche identifie comme le marteau de l'éternel « retour du même », un renouvellement du dispositif de malheur qui bloque l’avancement de la société haïtienne. Face à la politique de silence des cimetières, il faut d’abord connaître les événements pour les analyser à partir d’outils théoriques appropriés. C’est surtout le cas avec l’incapacité démontrée de l’État marron de gérer le secteur minier (cas de la bauxite et du cuivre). Harcelé par le mouvement démocratique, cet État marron refuse de mourir et est porté à bout de bras par la communauté internationale qui impose Michel Martelly par des élections frauduleuses. La découverte de plusieurs gisements d’or explique-t-elle ce « sursaut de la bête mourante » ?
Dans tous les cas, nous sommes en face de la situation classique décrite par George J. Stigler, Prix Nobel d’économie en 1982, au sujet de la capture des entités de régulation par les grandes firmes[i]. J’ai analysé en 2014 l’ampleur de la capture de l’État haïtien par les cartels de narcotrafiquants dans un texte en trois parties intitulé « Des élections à saveur de cocaïne »[ii]. J’écrivais :
« Depuis le coup d’état de 1991, la manne de la cocaïne tombe du ciel comme des sacs de farine au rythme de 4 tonnes par mois produisant un bénéfice net de 1 milliard de dollars américains[iii]. Avec des bimoteurs civils atterrissant sur 27 aéroports disséminés à travers le pays en 2007, les cartels colombiens utilisent Haïti comme zone de transit pour acheminer la drogue vers les États-Unis. En 2013, dans le Nord, ces avions charriant la drogue atterrissent sur la route Cap-Ouanaminthe[iv] . Min sa’k rele ateri ! Parfois ce sont carrément des policiers qui organisent un barrage pour permettre au petit avion charriant le précieux cargo d’atterrir sur une route bitumée transformée pour l’occasion en aéroport. C’est dans ce contexte que Martelly réalise son rêve à travers la manipulation des élections de novembre 2010. Les luttes de clan pour régenter le trafic de « coke » font des dégâts. Certains à Washington s’inquiètent car ils ne voudraient pas que l’approvisionnement de ce précieux produit soit perturbé. " Plus des trois quarts de la consommation de coke transitent par Haïti[v]. " Les gens du milieu ne veulent plus se cantonner à tirer les ficelles. Alors ils font montre d’une rare arrogance et décident d’imposer leur homme Sweet Micky comme seul maitre du jeu. »
Par la suite, j’ai indiqué les signes prémoniteurs de ce qui se préparait dans trois textes publiés chez AlterPresse. Le premier a paru le 15 mars 2015 sous le titre : « Haïti en route vers une nouvelle farce électorale ». Le second, le 29 mars 2015 sous le titre « L’impossible renouvellement par des élections frauduleuses ». Le troisième, le 15 septembre 2015 sous le titre : « Le scénario-catastrophe du 25 octobre 2015 en Haïti est-il évitable ? Le topo d’horreur n’a pas changé la feuille de route des bandi legal. Comme dit la chanson « se mafia kap dirije’n, se lan mò kap gouvène’n » (la mafia nous dirige, la mort nous gouverne). Les temps troubles créés par ces élections frauduleuses le sont encore plus car Martelly veut répéter la déchéance duvaliériste et rendre la déchéance irréversible par l’introduction à la Chambre des Députés et au Sénat d’une cohorte d’individus sans foi ni loi liés à tous les trafics.
Les revendications des G8, G30 et des autres G LOUVRI sont acceptables
La publication des résultats définitifs du premier tour par le CEP équivaut à une déclaration de guerre contre la démocratie. La demande de création d’une commission d'enquête indépendante chargée de vérifier les procès-verbaux au centre de tabulation est incontournable. Présentée par le G8, le G30 et les autres G LOUVRI, cette demande est parfaitement recevable. Elle l’est d’autant plus que l’enquête approuvée par le Bureau du Contentieux Electoral National (BCEN) et menée par Fanmi Lavalas sur un faible échantillon a révélé une corruption scandaleuse. Cette enquête a secoué l’opinion, défiguré le CEP et écorné pour de bon sa réputation déjà compromise. Le doute s’est installé dans les cerveaux qui avaient cessé de fonctionner sous les assauts de la propagande officielle. Le moral est remonté et le sourire est revenu sur un grand nombre de visages.
Les manifestations qui se déroulent en Haïti depuis la proclamation des résultats des élections du 25 octobre 2015 jettent une lumière crue sur la cuisine de la corruption invisible du coup d’état électoral. Face au refus manifeste de toute transparence du Conseil Électoral Provisoire (CEP), les protestataires offrent leurs vies dans une perspective d’espérance, « en dehors de la rangée des assassins » pour paraphraser Kafka. En refusant le désarroi et la désolation, les critiques de la « barbarie électorale[vi] » se révoltent avec raison. Partant de Carrefour Péan, de l’église Saint Jean Bosco, de l’église Perpétuel Secours, de La Saline et de Delmas 2, les contestataires s’engagent sur la voie de l’avenir. Ils savent où ils veulent aller (des élections honnêtes et sincères) et ils prennent le chemin qu’il faut en marchant, comme l’explique le poète espagnol Antonio Machado. La nuit des jeunes loups aux dents creuses veut s’étendre pour diminuer la lumière du jour des démocrates.
Derrière un discours de rigueur masquant la maquette des coups tordus et farfelus, le Core Group de la communauté internationale mène une politique concrète beaucoup plus pragmatique en appelant au deuxième tour le 27 décembre 2015 ou encore le 10 janvier 2016. Ce qui est divertissant pour la communauté internationale n’est en fait que de la malveillance car jamais les membres de cette dite communauté n’accepteraient d’être dirigés par un saltimbanque dans leurs pays respectifs. Heureusement que cette façon cruelle de se moquer du peuple haïtien trouve une réponse adéquate dans les manifestations de rue qui depuis mai 2011 indiquent en clair le refus d’avaler le morceau de Sweet Micky. Le Core Group s’appuie sur les effets de manche, c’est-à -dire la capacité de produire des illusions en l’absence du moindre concret.
En effet, la dépréciation de la gourde s’accélère. Elle passe de 40 gourdes en mai 2011 (inauguration de Martelly) à 59 gourdes actuellement pour un dollar américain, quand il s’agit de montants compris entre 2 500 et 10 000 dollars américains[vii]. La dégringolade de la monnaie enlève tout sourire du visage de l’Haïtien. Pour des montants plus élevés, le taux de change grimpe au-delà de 60 gourdes pour un dollar. Dans le même temps, les prix des produits alimentaires de base consommés par la grande majorité ne cessent d’augmenter. C’est le cas pour le maïs et le haricot noir dont les prix ont augmenté en glissement annuel entre 20% à la capitale et 108% à Jérémie. Selon le dernier rapport de la Commission Nationale de la Sécurité Alimentaire (CNSA), « En comparaison avec l’année dernière, la marmite de haricots noirs a connu une hausse de 100 pour cent dans les communes de Jean Rabel et Mare Rouge alors qu’à Anse Rouge l’augmentation du prix du haricot noir dépasse 100 pour cent au cours de la même période. Les marmites du pois congo et du maïs ont vu leur prix augmenter d’environ 50 pour cent entre Jean Rabel, Môle Saint Nicolas et Bombardopolis pendant ladite période[viii]. »
Parler le langage de la grève générale
L’événement des coups de feu tirés la nuit du 30 novembre 2015 sur l’immeuble de Radio Kiskeya a toute son importance dans l’histoire des luttes pour une Haïti libérée du carcan de la dictature et de l’oppression. On ne saurait passer sous silence cette mitraillade ni la négliger dans les actions des bandits pourchassant sans merci les partisans de la liberté et de la démocratie. Ce n’est pas un phénomène résiduel. C’est plutôt la trace diabolique de flux d’intérêts mafieux se manifestant de manière récurrente. C’est aussi le cas avec l’agression contre Radio Zenith le 24 novembre 2015 et celle des terroristes circulant à motocyclette qui ont abattu trois innocents près du marché Salomon le 5 décembre 2015 à la Capitale. La singularité de chaque événement réside dans des détails dévoilant des relations qui ne sautent pas aux yeux.
La corruption a des aspects économiques et financiers certains, mais a aussi des aspects politiques, idéologiques, sociaux, culturels, judiciaires et moraux qu’on ne saurait négliger. L’apport de l’histoire historisante, événementielle, consiste justement à contribuer à démêler le vrai du faux à chaque étape de la conjoncture. Les analyses faites par la Coalition formée par SOFA, CNO, CONHANE et RNDDH révèlent que le scrutin du 25 octobre 2015 est « une vaste opération de fraude électorale planifiée »[ix]. Ces élections doivent être annulées pour contribuer à sauver le présent et surtout préparer l’avenir. Comme l’avait exigé Caton le Jeune en demandant l’annulation d’élections à Rome pour bourrage d’urnes et autres fraudes en l’an 53 avant Jésus-Christ.
La corruption électorale est grossière et on n’a pas besoin d’une analyse pointue pour découvrir des détails évidents. Haïti se bat avec sa conscience dans ce bourbier. À cette étape, rien ne doit être négligé. Les manifestations de rues devant les ambassades des pays du Core Group et les marches pacifiques doivent être articulées à un plan d’actions plus spécifiques contre la mafia au pouvoir qui peut inclure d’autres activités essentielles telles que grèves, blocages, débrayages et sit-ins. Tous les syndicats de chauffeurs, d’enseignants et d’ouvriers doivent être interpellés dans la circonstance. Puisque les patrons ne semblent écouter que la voix de l’argent, il faut donc leur parler avec le langage corsé de la grève. Les démocrates et progressistes doivent s’organiser pour frapper au seul endroit où les bandi legal et leurs alliés seront obligés de faire marche arrière. Pour cela, il est nécessaire d’aller jusqu’au bout et de paralyser l’activité économique. Le peuple haïtien doit être prêt à payer le prix d’une grève générale illimitée pour reconquérir sa dignité.
Historien - Economiste
Caricature: LeNouvelliste
[i] George J. Stigler, « A theory of Oligopoly », The Journal of Political Economy, vol. 72, n°1, February 1964, pp. 44-61.
[ii] Leslie Péan, « Des élections à saveur de cocaïne », [texte trois parties], AlterPresse, 27, 29, 31 janvier, 2014.
[iii] Nicolas Jallot, « Haïti : la plaque tournante de la drogue », Le Point, no. 1132, 28 mai 1994, p. 72.
[iv] Cyrus Sibert, « Le département du Nord d’Haïti pris au piège du trafic de drogue et de la corruption », Le Réseau Citadelle, 25 mai 2013.
[v] Nicolas Jallot, « Haïti : la plaque tournante de la drogue », op. cit, p. 79.
[vi] Erno Derenoncourt, « De l’indignité à la barbarie électorale, la posture d’une oligarchie en rupture avec la démocratie ! », AlterPresse, 5 décembre 2015.
[vii] Thomas Lalime, « 60 gourdes pour un dollar : une économie moribonde attend le nouveau président, Le Nouvelliste, 7 décembre 2015.
[viii] Commission Nationale de la Sécurité Alimentaire (CNSA), Le Réseau du Système d’Alerte Précoce contre la Famine, Haïti Perspectives sur la sécurité alimentaire, juillet à décembre 2015, p. 7.
[ix] SOFA, CNO, CONHANE et RNDDH, Scrutin du 25 octobre 2015 : une vaste opération de fraude électorale planifiée, Port-au-Prince, 12 novembre 2015.