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Pour un ordre social humain en Haïti (4 de 5)

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Par Leslie Péan, 9 mars 2016   ---  Il faut une certaine maturité pour sortir du surinvestissement dans la politique comme débouché qui permet d’acquérir de la richesse par la rente d’État[1] à travers les formes les plus contemporaines que sont la contrebande, la corruption et de la drogue. Le phénomène de la rente a d’abord pris les contours de la subjectivité coloriste imposée par le racisme blanc. Depuis que le Code noir de 1685 a imposé dans la loi les privilèges pour certains et les tribulations pour d’autres, la justice n’a jamais été rétablie. Les relais ont été pris par le mulatrisme et le noirisme dans un carrousel dont l’objectif final est de nous déchirer nous-mêmes. Nous l’avons écrit : « Le mode de subjectivation de la société haïtienne structure les consciences individuelles et conditionne comme matière première les autres productions matérielles et sociales. Ce mode de subjectivation distille une corruption subtile et interne à la conscience. Le logiciel coloriste à la base des crispations et des acceptations des pouvoirs devient le mécanisme essentiel pour assurer la distribution de la rente[2]. Â» 

Sur le plan foncier, ce mode de subjectivation fait porter une croix à la société haïtienne. Les terres se lézardent au rythme de la fissure sociale avec, en plus, des forfaits aux détails troublants. Les conflits terriens accompagnés de morts d’hommes et de femmes ne se comptent plus. La justice piétine depuis 212 ans. Généralement, d’un côté, il y a ceux qui estiment que la terre leur revient de droit (les anciens libres) car ayant appartenu à leurs pères blancs. De l’autre, ceux qui ont travaillé les terres sans recevoir un pécule et qui considèrent avoir payé avec leur sueur (les nouveaux libres). Ces derniers font valoir que le prix des terres est en deçà de leur apport personnel sous forme de travail manuel. Les luttes politiques entre les dirigeants de ces deux groupes pour l’hégémonie ont conduit d’une part à l’assassinat de Dessalines (devenu lui-même propriétaire de 32 habitations) et à la pratique politique du laisser-faire dans la question agraire d’autre part. Il s’en est suivi l’occupation sauvage du domaine foncier de l’État et la victoire de la petite propriété. Avec tout ce que cela induit en matière d’indivision et d’insécurité foncière puisque souvent les occupants des terres n’ont aucun titre de propriété[3].

Qu’on se mette d’accord sur l’essentiel : « Le patrimoine foncier est dilapidé. Des centaines d’habitations dans les départements de l’Ouest et du Sud sont donnés et vendus à vil prix aux dignitaires du gouvernement de Pétion. Quant à Boyer, il avait reçu en dons au moins les quatre habitations sucrières de Manègue, Garecher, Torcelle et Déludé dans les plaines du Cul-de-sac et de Montrouis, la sucrerie Drouillard ainsi que la caféterie Maturé à la Coupe (Pétion-ville) sous le gouvernement de Pétion. À la mort de Christophe dans le Nord, le président Boyer s’est accaparé des habitations que ce dernier exploitait personnellement pour son compte. La mentalité voulant qu’on puisse devenir riche du jour au lendemain s’est consolidée dans la pratique consistant à prendre le pouvoir d’État pour s’accaparer les 8,000 plantations abandonnées par les colons[4]. Â»

Toutefois, la victoire du projet des petites exploitations sur les grandes exploitations n’empêche pas du tout l’exploitation par la rente de situation et la rente absolue[5]. La théorie de la valeur-travail chez Ricardo et Marx basée uniquement sur la production est supplantée par la distribution, le transport, et la commercialisation qui ont une plus grande partie dans le prix final. D’où le poids des spéculateurs qui ont accaparé en douce d’abord la rente agricole. D’où celui des politiciens qui ont capté par la suite la rente de l’aide étrangère avant de se saisir enfin aujourd’hui de la rente des transferts en provenance de la diaspora[6]. Sans le moindre scrupule !

Fondamentalement, le contrôle de l’appareil d’État a été nécessaire pour assurer que la majorité de la population c’est-à-dire les paysans producteurs soient exclus et vulnérables. Adieu confiance entre les acteurs sociaux. Ce qui se traduit automatiquement par une faible productivité de 1000 tonnes par hectare alors qu’à côté en République Dominicaine, le rendement est de 3500 à 5000 tonnes pour la même surface[7]. Le changement d’attitude est d’autant plus difficile que les inégalités sont cimentées par un racisme anti-africain aussi bien chez les anciens libres que chez les élites des nouveaux libres. Nos aïeux généraux, sans exception, devenus grands propriétaires terriens[8] ont besoin de bras dénommés « Africains Â» pour travailler sur leurs plantations. Un pan des relations socio-économiques que les noiristes des classes moyennes se donnent pour mission de gommer de la mémoire nationale.  

Ces problèmes sont fondamentaux. Et c’est leur irrésolution qui explique le renouvellement en boucle des effets du système monstrueux.   La politique comme seul débouché lucratif explique les combines telles que le projet financier de La Gonâve, les 89 nominations faites dans les missions diplomatiques en un mois, les multiples décrets anticonstitutionnels, la bacchanale financière orchestrée par l’appareil gouvernemental du PHTK et ses parlementaires, le contrat de surveillance des frontières pour 50 millions signé le 23 octobre 2015, etc. Ces coups durs ne sont que les effets de la mainmise sur l’État d’un groupe de bandits dont les forfaits prennent un rythme accéléré, étant donné que les demandes pour l’établissement d’un État de droit se précisent.

Le savoir-faire des bandi legal est loin d’être négligeable dans le domaine de la soustraction des fonds publics. L’ordre social est intoxiqué par le système financier public complexe qui distribue des dérogations afin d’empêcher la vérification des comptes publics. Le Tableau 1 montre la pointe visible de l’iceberg regroupant huit (8) fonds hors budget et sept (7) impôts non inscrits au budget sur lesquels le Parlement n’a aucune supervision. Comme l’expliquait Jocelerme Privert, alors Sénateur en octobre 2015, « aujourd’hui, on a tendance à transformer la dérogation en règle[9].» Le sénateur Privert pointait particulièrement le FNE qui reçoit les fonds collectés de la diaspora. Il disait : «  Le Sénat n’a jamais reçu aucun rapport quant à l’utilisation des ressources collectées au nom du FNE[10]. »

Tableau 1. Fonds hors budget et impôts non inscrits au budget

 A. Fonds hors budget

1. Fonds de développement industriel (FDI)

2. Fonds d’investissement public (FIP) qui siège au MPCE

3. Fonds d’assistance économique et sociale (FAES)

4. Fonds de gestion et de développement des collectivités territoriales (FGDCT)

5. Fonds d’entretien routier (FER)

6. Fonds national d’éducation (FNE)

7. Fonds de développement touristique

8. Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement (BMPAD).

B. Impôts non inscrits au budget

1. Patente

2. Impôt sur le revenu

3. CFPB

4. Droit de fermage

5. Droit de passeport

6. Carte d’identité

7. Permis de conduire

Les bandi legal agissent comme de vrais gangsters. Ils créent un Fonds de développement touristique auquel sont alloués 50 millions de gourdes pour l’année fiscale 2014-2015, puis 80 millions de gourdes pour l’année fiscale 2015-2016. Le sénateur Privert est d’autant plus offusqué par ce fameux Fonds de développement touristique qu’il n’a été créé par aucune loi et opère dans la plus grande opacité. Personne ne sait qui gère les taxes collectées à la douane et qui alimentent ce Fonds fonctionnant selon les principes d’une organisation criminelle. En dehors de la loi !

Ce n’est pas tout. Ces coups durs affectent particulièrement les mairies et les collectivités territoriales. C’est le cas avec le Fonds de gestion et de développement des collectivités territoriales (FGDCT). La musique de corruption est jouée sans la moindre orchestration. Selon le Groupe de Recherches et D’interventions en Développement et en Education (GRIDE), « Quarante (40) à cent vingt (120) millions de dollars américains provenant du Fonds de Gestion et de Développement des Collectivités Territoriales (FGDCT) ont été retenus ou détournés par les titulaires des ministères de l'Intérieur et des Finances qui se sont succédés durant ce quinquennat, en solidarité avec les autres ministres[11]. Â»

Cette malversation est criminelle à plusieurs niveaux. Ce détournement inflige aux mairies et collectivités territoriales une infirmité aux conséquences dramatiques. Ce handicap dévastateur les paralyse et les conduit tout droit au suicide. On le voit au Cap-Haitien où les services de ramassage des ordures jetés dans les rues, par la population n’existent pas, car la mairie n’a pas les moyens nécessaires. De ce fait, il n’y a pas de curage des égouts et ces derniers sont bouchés. Aussi, dès que la pluie tombe, la ville est inondée. Alors des travaux d’urgence sont réalisés. Mais la moindre analyse du quoi, du quand, du pourquoi et du comment indique que ces rares interventions sont plutôt de nature cosmétique et démagogique. Pour décarcasser la ville, il faut des interventions en amont. Ces dernières ne peuvent pas être financées car le PHTK, en plus de s’être accaparé des fonds du FGDCT, a de plus confisqué dans le décret du 1e octobre 2015 la Contribution foncière sur les propriétés bâties (CFPB), qui représente 60 à 80 % des revenus propres des mairies[12].

Le PHTK a passé un nœud coulant autour du cou de la société haïtienne. Il le desserre de temps en temps avec des carnavals pour le resserrer à volonté ensuite. Le fléau de l’équipe Martelly qu’on doit maudire s’est propagé sur les ravages du gouvernement Préval dans un enchaînement infernal. La même pesanteur. Une autre chapelle dans la même religion de l’infamie qui retire la parole au peuple. Le gouvernement de Privert pourra-t-il terrasser la bête ? Sera-t-il la fin du cauchemar qui enchaîne les Haïtiens ? Offrira-t-il des thérapies pour délivrer Haïti du mal qui l’accable depuis ses origines ? Apportera-t-il un soulagement aux collectivités territoriales et à la population en général ?

La réplique est NON, si les fanatiques irréductibles qui ont investi la présidence arrivent à implanter un gouvernement provisoire permanent et imposent au reste de la société d’y patauger avec eux. La réponse est OUI, si le mouvement démocratique maintient la pression dans les rues pour un audit financier des anciennes administrations; pour la vérification des scrutins des 9 août et 25 octobre 2015; et pour l’intensification du dialogue avec la diaspora afin de réaliser des investissements dans des entreprises productives. De tels signaux clairs indiqueraient que les changements ne sont pas de style mais qu’ils sont bien réels. C’est la seule manière de faire baisser les tensions et de créer un climat où l’on respire plus à l’aise. (à suivre)

Leslie Pean
Economiste - Historien

[1] Leslie Péan : Haïti -- Economie Politique de la Corruption, Tome 4, L’Ensauvagement macoute et ses conséquences (1957-1990), Editions Maisonneuve et Larose, Paris, France, 2007, p. 43, 684, 733.

[2] Ibid, p. 256.

[3] Michèle Oriol et Véronique Dorner, « L’indivision en Haïti. Droits, temps et arrangements sociaux Â», Économie rurale, 330-331, juillet-septembre 2012.

[4] Leslie Péan, « Mentalité d’esclave et régime politico-économique  (1 de 3) », AlterPresse, 27 avril 2015.

[5] Fritz Jean, Haïti, La fin d’une histoire économique, Port-au-Prince, Editions de l'Université d'Haiti, 2014, p. 42.

[6] Leslie Péan : Haïti -- Economie Politique de la Corruption, Tome 4, L’Ensauvagement macoute, op. cit, p. 508.

[7] Fritz Jean, Haïti, La fin d’une histoire économique, op. cit.

[8] Ibid, p. 52.

[9] Jocelerme Privert : « Le budget 2015-2016 est une violation de la Constitution », Le Nouvelliste, 21 octobre 2015

[10] Ibid.

[11] André Lafontant Joseph, « Pour remédier à l'asphyxie financière des collectivités territoriales Â», GRIDE, 9 mars 2016.

[12] Ibid.