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Pour un ordre social humain en Haïti (5 de 5)
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- Publié le jeudi 17 mars 2016 17:08
Par Leslie Péan, 11 mars 2016 --- Pour tenter de réveiller les consciences qui s’endorment, le sénateur Privert lève un autre coin du voile en indiquant les 7 impôts inscrits au Tableau 1 qui ont augmenté sans aucune indication dans le code fiscal. Il dénonce la forfaiture en disant : « Certains frais perçus par différentes entités ne sont pas inscrits au budget[1]. » Un exemple significatif est le droit de passeport qui est passé à 3 000 gourdes, alors que ce droit est fixé à 600 gourdes dans le code fiscal. En clair, les bandi legal sont ambitieux et jouent leur carte avec audace. On comprend donc le refus de ces trafiquants notoires au parlement de voir étaler au grand jour des détails troublants. Aussi, les forces vives doivent insister pour dénouer les fils afin d’exposer tous les comparses. Car la confiance n’existera pas tant que la politique de l’impunité sera maintenue. Aucune solution n'est possible sans le repentir des bandits. Alors seulement, ils pourront bénéficier du pardon des démocrates et progressistes.
L’échec de la stratégie de distraction des masses
Comme le démontre Noam Chosmky[2], la subtilité fondamentale de la pesanteur du statu quo réside dans la stratégie de distraction des masses afin de contrôler leurs esprits. Les signes révélateurs de cette stratégie machiavélique, utilisant des marginaux pour liquider le sens des choses, sont multiples. Toutefois, les positions, dispositions et prises de positions ont échoué avec Michel Martelly. Malgré ses carnavals, ses vire rin insignifiants et autres gouyades ridicules, le peuple haïtien est resté mobilisé sur l’essentiel et a rejeté le projet de succession de Martelly à lui-même en utilisant Jovenel Moïse. La stratégie de la distraction orchestrée avec deux carnavals par an, les jeux de football et les autres loisirs a fait faillite pour déconnecter la jeunesse et l’éloigner des questions vitales qui concernent son existence.
Dans cette stratégie de distraction, l’aspect divertissement du sport est primé. Nombre de fanatiques du football sont conscients et militent pour un monde meilleur. Mais, d’autres y sont conduits, parfois malgré eux, dans la démission devant l’imposture. Des secteurs de la jeunesse haïtienne ont une connaissance assez pointue des championnats de football dans les pays européens tels que la France, l’Espagne, l’Angleterre, le Portugal, l’Allemagne et l’Italie. Ce savoir s’étend aux clubs latino-américains et à leurs vedettes Messi, Forlan, Luiz, Ronaldo et, vidéo aidant, même aux anciens comme Zico, Socrates, Pélé, Maradona, Zidane, etc. Ils connaissent les clubs de foot de ces pays (Real Madrid, Barcelone, Bayern, Manchester, Juventus, Benfica), les joueurs qui y évoluent, les achats et ventes des vedettes ainsi que les transferts des meilleurs joueurs avec les clubs latino-américains.
Les discussions vont bon train sur les meilleurs attaquants et défenseurs ainsi que sur l’histoire du football dans ces pays. Pourtant ces jeunes ne connaissent rien de l’histoire d’Haïti. Demandez-leur combien de fois Boisrond Canal a été Président d’Haïti, ils ignorent complètement. Or, de la gauche à la droite, la connaissance de l’histoire est jugée incontournable pour un peuple qui veut avancer. En effet, Karl Marx disait « Celui qui ne connaît pas l'histoire est condamné à la revivre » tandis que pour l’académicien Louis Madelin, « une nation à qui on cache son histoire, est une aveugle. Supprimer l’étude du passé au sein d’une démocratie, c’est, délibérément, crever, à celle-ci, les deux yeux. »
La crise haïtienne actuelle a le mérite de mettre à visière levée pour la jeunesse les magouilles politiques qui se font normalement dans les coulisses diplomatiques. Les divers impérialismes ne peuvent plus cacher leur jeu. En choisissant un saltimbanque en 2010 pour conduire leur danse d’agression contre le peuple haïtien, leur musique est aujourd’hui audible au commun des mortels. Les impérialismes sont victimes de leur propre stratégie de distraction. Ils ne comptaient pas sur la résistance populaire dont les sons ont forcé Martelly à tirer la révérence. Les bruits engendrés par les rythmes endiablés de Sweet Micky n’arrivent pas à noyer les clameurs occasionnées par la fraude électorale et la corruption. Toutefois, il existe un courant qui, sous prétexte de réalisme, encourage la jeunesse à se renier et à capituler.
La sinistre machinerie de la réaction qui a tué Acaau
Depuis 1804, le combat pour l’établissement de la vérité progressiste ne connaît que des revers. 212 ans de délire des pouvoirs d’un petit groupe contre la majorité. Les protecteurs du statu quo devancent toujours les forces populaires. On l’apprécie dès 1805-1806 avec le gouvernement de Dessalines écrasant la première insurrection des cultivateurs dirigée par Germain Pico. On le constate de 1807 à 1820 avec les gouvernements de Pétion et Boyer face aux forces paysannes de Jean-Baptiste Perrier dit Goman. On l’a vu en 1846 avec le gouvernement de Jean-Baptiste Riché face aux paysans dénommés Piquets de Jean-Jacques Acaau. On le découvre encore entre 1917 et 1921 avec les gouvernements fantôches assistés par les troupes américaines face aux Cacos de Charlemagne Péralte et Benoit Batraville.
Le bricolage politique continue de plus belle au 20e siècle. La volonté d’ignorance est aux commandes. On l’analyse avec les gouvernements collaborateurs de 1915 à 1934 contre les patriotes nationalistes. On le discerne particulièrement en 1946 avec le gouvernement d’Estimé cassant le mouvement populaire qui voulait changer l’ordre social au lieu de le rapiécer, et qui tentera également de changer l’article 81 de la Constitution de 1946 pour se réélire. On le voit également de 1957 à 1986 avec le pouvoir fasciste des Duvalier contre les multiples opposants de droite et de gauche. On le connaît enfin de 1986 à 2016 avec la « classe politique de pouvoir d’État » qui se complait au jeu de la chaise musicale. Les principes de la loi et du droit sont toujours mis de côté sous le fallacieux prétexte qu’il faut donner au pays une chance. Le refus de la modernité trouve toujours une raison pour voler au secours de l’ordre décadent.
Le désastre des forces populaires vient essentiellement de l’amnésie, de la désinformation et de l’ignorance. Également, ce désastre vient aussi et surtout du fait que nombre de ceux et celles qui prennent parti pour le changement rejoignent la sinistre machinerie de la réaction dans la plus grande impunité de la part de leurs anciens compagnons. Ainsi le mouvement pour le changement se perd dans le vide et chaque génération doit recommencer à nouveau. Parfois ces traitres sont des médiocres, parfois ce sont des gens brillants. Les plus irréductibles de ces collaborateurs de l’ordre ancien, loin de se repentir, disent qu’ils ont raison d’avoir trahi et revendiquent les privilèges associés à leur « lucidité ».
Rares sont ceux qui reconnaissent leurs erreurs, tournent le dos et sont ensevelis avec grandeur. Comme Socrate buvant la ciguë. La lâcheté est comme une vocation dans la lutte politique en Haïti. Les convictions ne semblent pas exister. Les traitres aux idéaux démocratiques se donnent même un air distingué. Sous prétexte du droit à l’erreur, ce qui est revendiqué, c’est l’aveuglement. Les luttes politiques des 30 dernières années conduisent à souscrire à ce scepticisme. Les prébendiers de la lutte patriotique deviennent président, premier ministre, ministre, sans la moindre honte. Quelle différence y a –t-il entre ces gens et ceux qui ont trahi Acaau pour 500 gourdes le 11 mars 1846 ? On se rappellera que le Secrétaire d’État de l’Intérieur Céligny Ardouin a payé 500 gourdes pour éliminer Jean-Jacques Acaau. Ce montant a été ainsi réparti entre les traitres à la cause populaire : Closier Chérius (200 gourdes), Guillaume Désir (150 gourdes) et Marcellus Billard (150 gourdes). Le scénario actuel consistant à offrir de l’argent à travers des sinécures dans l’administration publique n’est pas nouveau. L’indignation n’existe pas pour les chantres du statu quo. Ces faux résistants font tourner dans leur tombe les innocents qui sont tombés, dans la lutte pour un ordre social humain, le front haut et l’âme pure.
Aujourd’hui, les effluves de cette engeance de malheur continuent d’indisposer. Le son de cloche dominant est qu’il faut une trêve et éteindre le brasier. Les poulets doivent s’asseoir autour d’une table avec le renard dans le poulailler. Ce n’est pas très grave si quelques poulets perdent leurs vies à ce jeu. Les tenants de la Pax haitiana voient ainsi les choses et demandent avec insistance aux autres de se conformer. Il faut se contenter de ce qui existe. Au risque de « couper dans le vif » comme disent les moscovites. On verra après les contentieux qui font qu’Haïti soit un des pays les plus pauvres de la planète[3] avec un taux de pauvreté de 78% mais aussi avec les élites politiques et économiques les plus « fières » du monde.
Le consensus inconscient pour sauver la face
Des inquiétudes qui s’exprimaient en privé hier sont de plus en plus perceptibles aujourd’hui. Un certain discours qu’on peut même écouter à la radio demande d’assouplir les positions démocratiques et progressistes. Ce discours incohérent laisse entendre de façon floue qu’on doit vouloir une chose et son contraire. On veut mettre fin à la corruption dans les affaires publiques et en même temps la perversité recommande de ne pas sévir contre les coupables. Il faut du réalisme et se limiter à ce qui est possible. Le mouvement qui a contraint Martelly à laisser le pouvoir le 7 février doit s’éteindre lentement pour brouiller les cartes et ne pas montrer qu’il se renie. L’inhumanité prétend que la présence des duvaliéristes, devenus des bandi légal, est un état de fait irréversible. Il existe quelques petites flammes vacillantes ça et là mais dans l’ensemble, c’est la décadence des compromissions.
Tout l’art du consensus inconscient est de sauver la face en présentant les compromissions comme des compromis. La flagornerie recommande de laisser mourir nos exigences de justice et de vraie démocratie, sinon on va tout obscurcir pour rien. Toutes les structures sont en décomposition et, de plus, elles sont dirigées par des mafias qui ne sont intéressées qu’à amasser le plus d’argent possible dans le plus court délai. La catastrophe duvaliériste ayant tout dévasté, les préférences politiques des réseaux d’accommodement avec les bandi legal disent qu’il faut faire du laloze et biaiser. L’amalgame triomphe car tous ceux et toutes celles qui s’y adonnent se la coulent douce dans l’impunité. Le cirque est triste mais assumons-le au risque d’être ridicule. Le discours de ces débris laisse croire que Martelly était le seul obstacle au blocage du pays et que la mobilisation doit diminuer « dans son intensité car elle ne doit pas menacer la stabilité de l’ordre économique et social. »
Dans cet entendement sordide, la marche boiteuse de la société haïtienne serait due uniquement à Martelly. Ce discours continue en disant qu’il ne faut pas durcir les remèdes qui ont fait partir Martelly car il y a absence de solution de rechange dans l’opposition. Se mem nou mem nan ! Dans cette conception infecte, les élections du 9 août et du 25 octobre 2015 sont un simple dérapage. La dérision de ce drame au milieu du drame consiste à recommander de fermer les yeux sur les cas les moins criants et aller au deuxième tour avec les deux candidats qui sont arrivés en tête. L’imposture ajoute que les Haïtiens n’ont pas la force pour agir avec un comportement de rigueur ! On peut miser sur leur tournure d’esprit et ils finiront par faire ce choix anti-démocratique, persuadés de le faire en toute liberté et en toute connaissance de cause. La communauté internationale se trompe grandement en pensant noyer le poisson de cette manière. En croyant que les Haïtiens ont intériorisé le capital culturel de l’obscénité et de la dégradation imposé par la MINUSTAH dont ils ne peuvent se départir.
Renvoyer le CEP d’Opont tout en acceptant les résultats de ces élections
Ces propos de café de commerce sont couverts du vernis d’un langage moderne qui refuse un ordre social plus humain. Cette modernité artificielle qui recommande d’accepter l’Accord du 6 février concocté par la communauté internationale revient à se retrancher derrière le statu quo des secteurs réactionnaires de la société déterminés à continuer le brigandage. La logique qui refuse la vérification des scrutins et l’audit des gouvernements antérieurs ne fait que renforcer les partis corrompus INITE de Préval et Tèt Kale (PHTK) qui ont dilapidé le trésor public.
On ne saurait renvoyer le CEP d’Opont parce que les élections étaient frauduleuses et en même temps accepter les résultats de ces élections. Le moins qu’on puisse dire, avec cette façon de voir, la communauté internationale n’avait qu’à résister devant les manifestations et Martelly aurait réussi dans son projet de mettre Jovenel Moïse à sa place pour continuer son pouvoir Tèt Kale, un miroir à peine déformé du jean-claudisme. Les Haïtiens conscients sont peu enclins à se laisser abuser par une telle démagogie et un tel replâtrage. Les choses doivent changer !
Depuis l’occupation étrangère de 1994 renouvelée en 2004, les Haïtiens ne peuvent plus décider eux-mêmes de leurs actions. Nous ne sommes plus libres et nous avons perdu notre autodétermination. Le mouvement de masse qui a culminé dans la géante manifestation du 22 janvier 2016, cet événement fondateur, constitue une avant-première d’un plus grand combat pour la reconquête de notre indépendance. Comme le souligne le journaliste canadien Guy Taillefer : « Les Haïtiens réclament ici qu’on leur rende leur souveraineté et les rênes de leur développement démocratique. Leur exaspération n’exprime pas autre chose[4]. » (Fin)
Leslie Pean
Historien - Econoministe
[1] Jocelerme Privert : « Le budget 2015-2016 est une violation de la Constitution », Le Nouvelliste, 21 octobre 2015
[2] Noam Chomsky, Les dix stratégies de manipulation des masses, Pressenza, 21 septembre 2010.
[3] Michael B. Sauter, Alexander E. M. Hess and Samuel Weigley, « The 10 poorest countries in the World », 24/7 Wall St, special report, September 14, 2012.
[4] Guy Taillefer, « Pour en finir avec l’arnaque », Le Devoir, Montréal, 26 janvier 2016.
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