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Michel Soukar: 111ème anniversai​re de l'explosio​n de La Crête-à-Pi​errot

bateau-la-crete-a-pierrot-amiral-martin-James-Hammerton KillickLa Crete à Pierrot

Le mois de septembre 2013 ramène le 111e anniversaire de l’explosion de « La Crête-à-Pierrot Â» par son amiral : Hammerton Killick en rade des Gonaïves. Il fit sauter le navire pour éviter sa capture par un bateau de guerre étranger : l’allemand « Le Panther Â». Cet épisode s’inscrit dans le cadre de la guerre civile en 1902 ayant opposé Anténor Firmin à Nord Alexis. Killick était firministe. Pour commémorer l’anniversaire de cet acte héroïque, la Bibliothèque Haïtienne des F.I.C. (BHFIC) publie un extrait relatif à cet événement tiré du roman « L’âge du Tigre. Journal d’un Révolutionnaire Â» de Michel Soukar dont l’action se déroule au cours de cette période tumultueuse de notre histoire.

 Â« Le bateau de guerre allemand, Le Panther s’arrête dans la rade de Port-au-Prince. Il ne salue pas le pavillon haïtien : son arrivée se veut discrète. Un diplomate allemand monte à bord et remet au capitaine son ordre de mission : Â« Capturer ou couler la Crête-à-Pierrot. Le Panther  appareille au début de la nuit et se dirige, tous feux éteints, vers les régions côtières de la rébellion. Au lever du jour, il actionne toutes ses turbines, pousse sa vitesse à fond, continue sa montée vers le nord, fouille golfs et rivages. Il est prêt à livrer bataille.

 Aux Gonaïves, la Crête  est au repos au fond de la rade. Le soleil levant éclaire timidement la ville tranquille. L’équipage en grande partie est à terre et Killick est au lit. Il se plaint d’une blessure, mais surtout du comportement dilettante d’un de ses marins. Habitué à imposer la discipline par la force, il a eu une algarade avec le subordonné en question, explique-t-il, à sa femme habituée aux colères homériques de son bouillant mari :

-    Je lui ai décroché mon direct du droit à cet abruti !

 Mais cet abruti, de toutes ses dents, lui avait cisaillé la phalange. Un panaris s’en est suivi avec fièvre et élancements insupportables. La plaie a du être rapidement débridée sur intervention du chirurgien.

 Les heures s’écoulent. La température monte. Il est midi. Il fait chaud. Sur le Panther, se tenir sur le pont, dans le brasier du soleil tropical, est extrêmement éprouvant. Les marins, la langue collée au palais, consomment de l’eau en quantité. Mais la tension (va-t-on bientôt découvrir l’adversaire ?) et l’humeur nées de cette attente tiennent les hommes en alerte et leur font oublier l’inconfort physique. Midi vingt. Les marins viennent à peine de déjeuner et repèrent la Crête  tout au fond du port des Gonaïves. Le Panther  fonce immédiatement vers sa proie. Comme une trainée de poudre, la nouvelle se répand à son bord et chacun, d’un air interrogateur, observe la cible, mesure l’ennemi. Soudain, retentit le commandement :

-    Aux canons !

 Le Panther  bondit et ses hommes constatent que la Crête, toutes voiles baissées, charge du combustible pour ses machines. Il n’est pas prêt au combat. Arrivé à quelques centaines de mètres, on hisse le drapeau rouge de la guerre et on lance le signal :

-  aissez pavillon ! Rendez le navire !

 Un coup de canon d’avertissement est tiré dans l’eau, dans sa direction et réveille tous les échos endormis des montagnes environnantes. La ville est en émoi.

 Les rues s’emplissent de gens affolés qui s’interrogent les uns les autres. Le ciel est pur, sans nuage, ce ne peut être le tonnerre.

 -   Qu’est-ce alors ?

 Un passant annonce en courant que la jumelle d’on ne sait quel consul, a découvert un navire qui arrive à plein régime. Les marchés se vident, les magasins et les bureaux ferment, on se précipite au port pressentant un drame.

 Moi, Varnam, je fus des premiers à m’y rendre. Je vois le Panther. Il déchire la mer, avance si vite que je me demande si Killick aura le temps de regagner la Crête. Tous comprennent que l’étranger ne peut en vouloir qu’à notre aviso.

 De sa chambre, Killick a entendu le sifflement du boulet. D’un bond, il se dresse, saisit son uniforme, se jette dehors tout en le revêtant. Il court chez un ami, proche voisin et lui crie :

- Je vais faire sauter la Crête !

 Celui-ci tente de l’en dissuader. Mais, il se précipite à l’arrière de la maison, traverse le jardin, franchit la barrière, gagne la rue. Les gens surgissent sur son passage, le suivent, défilent au pas de course devant le logis de Firmin qui fait irruption au balcon. Tout en continuant à se ruer vers le port, Killick lui crie :

-  Je vais faire sauter la Crête !

 On ne sait pas ce que répond le maître car le vacarme de la foule couvre sa voix. Pris de stupeur, il se tient la tête des deux mains, le geste de s’arracher les cheveux. Sur sa route, Killick aperçoit le bureau des télégraphistes, bondit à l’intérieur, la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, la tunique à peine boutonnée. Il interpelle brusquement un jeune employé de sa connaissance et lui crie :

-  Faites savoir à Canal que Killick ne craint rien ! Qu’il fait sauter la Crête  pour l’honneur national ! Que lui, Boisrond, reste seul responsable !

 Le fonctionnaire reste bouche bée. Alors, l’amiral l’empoigne et lui demande :

  • -          Quand on saute un bateau, qu’arrive-t-il ?
  • -          Mais… répond le fonctionnaire, hésitant.
  • -          Mais…
  • -          … il est sauté !
  • -          Que devient celui qui accomplit un tel acte ?
  • -          L’histoire en parlera !
  • -          Eh bien ! L’histoire dira que Killick s’est enseveli avec la Crête-a-Pierrot. La Crête  est ma maison. Elle est ma prison. Que ferez-vous pour moi ?
  • -          Je n’en sais rien, balbutie le fonctionnaire.
  • -          Faites chanter une messe !

 L’amiral partit avec la même fougue sans saluer le télégraphiste, resté pantois, tout rêveur…

 Killick débouche sur le quai, s’arrache des bras qui tentent de le retenir. Le voici. Il passe devant moi, résolu, des braises dans les yeux, son bandage au doigt, sans prêter attention aux têtes qui se découvrent. Il m’a l’air impatient de répondre à un rendez-vous si longtemps attendu. Le Panther n’est plus maintenant qu’à quelques mètres de sa proie. Il semble qu’il n’a plus qu’à s’en saisir. Mais, l’amiral est à son poste. La foule haletante est suspendue à ses gestes. Du wharf, je vois tout.

 amiral-martin-James-Hammerton KillickAmiral Martin James Hammerton KillickKillick arpente à grands pas le pont, les matelots s’affairent, les uns transportent, de la soute sur le pont, des boulets, des caisses de munitions, de la poudre, les autres se jettent dans des canots pour gagner la terre. Killick fait descendre le drapeau de guerre de son aviso mais laisse le pavillon national.

-     Evacuez ! ordonna-t-il. Aucun coup de fusil ou de canon ne doit être tiré !

 Des retardataires sautent par-dessus bord et sont repêchés par des embarcations se trouvant dans les parages. Une yole, avec des marins armés, part du Panther vers la Crête pour annoncer à Killick qu’on s’apprête à capturer son bateau. A bord de la Crête l’amiral, quatre marins et le médecin de bord, le docteur Cole. Ce dernier, sans volonté, saoul, baigne dans un état de complète hébétude et ignore dans quelle tragédie il est embarqué. D’ailleurs dans la hâte de s’enfuir, dans la chaleur de l’action, nul ne se souvient de lui. Dans sa cabine, il bave, les yeux mi-clos. L’embarcation allemande s’approche lorsqu’une explosion à l’arrière de l’aviso, en fait sauter la poupe. Les émissaires rebroussent chemin car la détonation fend le bastingage et embrase le vaisseau.

 Que se passe-t-il ? Killick, ayant décidé de sauter, tient parole. Il tonne, il hurle :

-    Pour l’honneur national ! Pour la cause ! Et pour moi ! Nul traitre à la patrie ne m’arrêtera, ne me jugera, ne me jettera aux fers !

 Il arrose de kérosène sa cabine, la salle à manger, les chambres des officiers, fait avancer un baril de poudre, puis se retire dans son carré. Là, il allume un cigare, met le feu à la poudre et, drapé dans son uniforme, s’installe dans un fauteuil. L’incendie règne à bord. Des détonations se succèdent. Les munitions explosent. Une colonne de fumée monte, se répand sur toute la rade, couvre le bateau allemand. Quelques gonaïviens croient que l’Allemand est atteint et, fervents de Saint-Charles leur patron, se mettent à sillonner les rues comme des possédés en hurlant :

-          Vive Saint-Charles ! Saint-Charles nous a vengés !

 Les volutes dissipées, ils constatent, amèrement déçus, qu’ils se sont lourdement trompés. Des détonations partent en partie du Panther  qui bombarde les épaves de la Crête. Impatient d’en finir, de partir avec un morceau du cadavre, à défaut du prisonnier en vie. Quand ne gît plus sur l’eau que la carcasse à moitié refroidie, un canot détaché de l’allemand s’en approche.

 -          Que veulent-ils encore ? me dis-je, dents serrées, larmes aux yeux.

 Il s’en approche pour se nantir d’une pièce qui prouvera à leurs supérieurs leur haut fait d’armes. Muni de ce trophée, le Panther, tous feux allumés, se retire. Les rues se remplissent d’une foule en colère :

 -          Tuez les Allemands ! Tuez les blancs !

Firmin prend des mesures pour protéger tous les étrangers, les consulats et pour maintenir l’ordre. Le maître, visiblement secoué, ravagé par la douleur et par l’indignation, dénonce Boisrond Canal comme l’auteur de cette Å“uvre néfaste et promet de rester à la hauteur de son devoir. Â»

 Michel Soukar
Professeur, Historien

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