Culture & Société
Honorons nos héros et pas nos bourreaux
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- Publié le samedi 31 octobre 2015 17:22
par Leslie Péan, 23 octobre 2015 --- La désintégration d’Haïti commence dans les esprits. L’histoire se répète justement parce que notre peuple est pris en sandwich entre la minorité qui comprend mais se tait et la majorité qui ne comprend pas et accepte passivement. De ce fait, Haïti patauge entre la solitude et l’ignorance.
Bénéficiant de la complicité de gouvernements sectaires par nature et manipulateurs par essence, le dictateur Jean-Claude Duvalier a pu rentrer en toute impunité en Haïti le 16 janvier 2011. Le pays venait d’endurer le séisme naturel du 12 janvier 2010 et souffrait du second séisme surnaturel des élections de novembre 2010 qui secoue encore. Le mystère de ce retour, même par la petite porte, s’explique par l’alliance Préval-Martelly. Ce mariage de vide et de vulgarité scellé au berceau par cette rentrée du tyran Duvalier a glacé les uns et horrifié les autres. C’est donc à un moment où le peuple était occupé ailleurs que Jean-Claude Duvalier, symbole des gens prêts à tuer, s’est réinstallé dans ses meubles. Toutefois, rapidement, la multitude est sortie de son silence et a exigé que la justice soit mise au premier plan. Devant les protestations des milliers de victimes de son régime barbare, Jean-Claude Duvalier a finalement comparu devant la Cour d’Appel de Port-au-Prince le 28 février 2013 après avoir refusé de se présenter en trois occasions. Mais les milliers de familles vivant dans la douleur et les larmes n’ont pu avoir justice, car le dictateur est décédé en février 2014.
L’atmosphère créée par le retour de Jean-Claude Duvalier permet de mesurer autant le comportement calamiteux des fascistes que leur refus d’entendre raison. Mais aussi, face à leur euphorie dans le mal, la résistance qui rejette tout marchandage se poursuit. Le seul discours qui compte est celui de la justice contre des bandits qui se veulent maintenant légaux. Le dossier est volumineux. Il s’agit pour les démocrates de suivre les agissements de cette engeance de malheur en braquant les projecteurs sur les pratiques des bandits et en se concentrant sur leurs modalités d'action. Devant leur entêtement et leur insensibilité aux arguments démocratiques, les démocrates et progressistes ne peuvent en aucun cas baisser la garde. Ils ont pour devoir de continuer le combat partout où les bandits trouvent refuge et de dénoncer partout leurs complices.
Il ne faut jamais relativiser l’horreur
L’affluence des puissants duvaliéristes dans les cercles de pouvoir autour de Martelly ne saurait constituer un signe d’avenir pour Haïti. Le dossier du duvaliérisme est délicat à gérer tant l’absence de justice est patente. Après 1986, les duvaliéristes ne se sont pas repentis de leurs crimes et ont préféré se retrancher dans la terreur des forces paramilitaires pour faire couler du sang et se réjouir comme des fauves. C’est ainsi qu’ils se sont arrangés pour être présents, actifs et même incisifs sur la scène politique. De ce fait, l’ossature des gouvernements de la période post-1986 porte l’empreinte du duvaliérisme, même quand certains condamnent les pratiques des tontons macoutes. Haïti est bloquée car en trente ans, elle n’a pas su gérer l’après-duvaliérisme, tout comme elle n’a pas pu gérer l’après-indépendance. La situation est d’autant plus compliquée qu’il ne s’agit pas de faire une chasse aux sorcières. Le pays est paralysé entre une justice gangrenée jusqu’aux os et des coupables qui refusent de se repentir.
L’indignation et la juste colère ont remplacé les apartés qui allaient bon train devant les agissements du président Martelly avec les assassins. Les tentatives visant à relativiser l'horreur de la machine duvaliériste sont combattues par la plateforme des organisations haïtiennes de défense des droits humains (Pohdh) et par le Collectif contre l’Impunité. Ce collectif regroupe le Centre œcuménique de défense des droits humains (Cedh), le Réseau National de Défense des Droits Humains (Rnddh), KAY FANM, le Mouvement des Femmes haïtiennes pour l’éducation et le développement (Moufhed) et 22 plaignants contre Duvalier.
Michel Martelly a indiqué clairement que loin de faire des sourires de façade aux tortionnaires, il se gargarise des malheurs des victimes de la dictature duvaliériste. À Titanyen, lieu de sépulture de milliers de victimes du duvaliérisme, Jean-Claude Duvalier fut l'invité du Président Martelly à la cérémonie à la mémoire des victimes du tremblement de terre, le 12 janvier 2012. Martelly se donne un malin plaisir à se faire complice des bourreaux qui ont ensanglanté des milliers de familles. Il n’a rien fait pour que les victimes puissent présenter leur tableau historique à charge contre le rouleau compresseur du fascisme tropical. Au contraire, il l’alimente et ne cesse d’explorer les moyens de jeter les bases de l’ascension politique de François Nicolas Duvalier. Haïti vit à nouveau au bord du gouffre.
Disséquer l'effroyable logique de la terreur du duvaliérisme
En effet, le jeune François Nicolas Duvalier n’a pas fait dans la finesse. À l’occasion du 42e anniversaire de la mort de son grand-père dictateur, il a publié un texte élogieux à la mémoire de ce dernier dans le quotidien Le Nouvelliste. Cette intervention a préoccupé les milieux démocratiques qui ont vite réagi. Selon Danielle Magloire : « Voir que Nicolas Duvalier ose parler de François Duvalier comme un républicain, alors qu'on parle d'une dictature, c'est un révisionnisme qui est tout à fait inacceptable, une véritable insulte à la mémoire de toutes les victimes de la dictature des Duvalier, père et fils, une insulte aux survivants qui prennent leur courage à deux mains aujourd'hui pour poursuivre Jean-Claude Duvalier et consorts en justice[i]. »
En réalité, les arrière-pensées duvaliéristes pullulent dans des pratiques qui vont à contre-courant d’un avenir débarrassé de cette immense tragédie politique dans laquelle Haïti a baigné pendant trente ans. Par exemple, la sénatrice Edmonde Beauzile a inauguré à Mirebalais, en août 2010, une bibliothèque au nom du boucher de Fort Dimanche, la fillette lalo Mme Max Adolphe, née Rosalie Bosquet. La fille de cette dernière, Magalie Racine, fut nommée Ministre de la Jeunesse et des Sports par le gouvernement Martelly. La militante Myrtha Gilbert se devait de dénoncer cette forfaiture en disant : « Au nom des milliers de victimes de la barbarie duvaliériste, je dénonce de toutes mes forces cette honteuse tentative de réhabilitation du macoutisme, du crime et du terrorisme d’Etat, dans ses plus sinistres représentants, un bourreau de l’acabit de Madame Max Adolphe, de son nom de jeune fille, Rosalie Bosquet[ii]. »
Les vrais sujets sont évités et la jeunesse déboussolée ne trouve pas mieux que d’accueillir l’ancien dictateur dans la ville des trois martyrs qui ont déclenché la dernière offensive contre le tyran en 1985. Quelle honte que de voir l’école de droit des Gonaïves choisir pour parrain d’une promotion le dictateur Jean-Claude Duvalier, le 16 décembre 2011 ! La machine infernale a hypnotisé une jeunesse des Gonaïves qui pourtant a contribué à la chute de la dictature en février 1986. Qu’on se rappelle Jean Robert Cius, Mackenson Michel et Daniel Israël, ces trois jeunes élèves assassinés aux Gonaïves par les sbires duvaliéristes le 28 novembre 1985. Cette compromission de l'intelligentsia des Gonaïves doit faire se retourner dans sa tombe un digne fils des Gonaïves comme l’écrivain Jacques Stephen Alexis.
Cette folie vient du fait que les briques de la citadelle politique duvaliériste n’ont pas été démontées les unes après les autres. L’opposition démocratique ne s’est pas appliquée à disséquer l'effroyable logique de la terreur du duvaliérisme. Ainsi la pensée tonton macoute continue d’assiéger les esprits et de broyer les cerveaux de la jeunesse. En effet, le président Martelly a exhibé son duvaliérisme le 1er janvier 2014 aux Gonaïves en s’affichant en compagnie des dictateurs Prosper Avril et Jean Claude Duvalier à la cité de l’indépendance. Rien n’est laissé de côté pour maintenir le peuple haïtien dans l’ignorance et la servitude. Or comme nous l’append James Madison, « la connaissance gouvernera toujours l’ignorance, et un peuple qui entend être son propre maître, doit s’armer de cette puissance que donne la connaissance[iii]. »
Pour un ancrage dans de nouvelles valeurs
Ce n’est pas le moment de se taire en acceptant d’être réduit au silence devant le spectacle de nos rêves qui volent en éclat. Haïti restera encore et toujours dans une période de deuil tant que toutes les victimes de ce régime de mort ne seront pas recensées et honorées dans un mémorial. Seulement alors nous pourrons refermer le couvercle sur les pans entiers du pays qui ont été saignés par les sbires. Seulement alors, l'utopie et l'espérance retrouveront la place qu’elles méritent dans nos cœurs.
Nous devons nous interroger sur l'attraction que cet enfer continue d’exercer sur tant d'hommes et de femmes. On ne saurait rester serein quand le Cinéma Triomphe baptise une de ses salles au nom du Criminel Gracia Jacques. Ni être tétanisé par ce tour surréaliste d’un cigare qui se vend sous le nom de Papa Doc-57, le plus grand tueur d'Haïtiens que notre histoire ait connu. Ces éléments permettent de constater avec une bouleversante tristesse que le volcan duvaliériste est loin d’être éteint. On se doit d’être franc : aucune forme d'affection ne peut être exprimée pour des broyeurs d'hommes, de femmes et d’enfants. Il importe de mettre fin à cette perversité qui accorde une influence brutale à la violence de la racaille.
La vigilance a été au rendez-vous quand le gouvernement de Martelly a tenté d’organiser des funérailles nationales en octobre 2014 pour Jean-Claude Duvalier. «La charge symbolique d’une telle décision est inacceptable. C’est plutôt le moment de se recueillir dans la souffrance répandue par le pouvoir tonton macoute. Patrick Gaspard, un Américano-Haïtien, ambassadeur des États-Unis en Afrique du Sud, écrivait le samedi 4 octobre dans le New-York Times à ce sujet : " À la nouvelle de la mort de Duvalier, je pense au regard de ma mère quand elle parle de son frère Joël qui a été porté disparu à cause du dictateur. […] La nouvelle du décès de Duvalier m’offre l’opportunité d’honorer mon père et les générations d’Haïtiens qui ont résisté à cette dictature corrompue." Comme dans un miroir, la mort de Jean-Claude Duvalier nous met en face de nous-mêmes et de nos incapacités à nous libérer des pesanteurs héritées du duvaliérisme. La reconstruction d’Haïti exige un ancrage dans de nouvelles valeurs[iv]. »
Devoir de Mémoire-Haiti a publié une page de protestation dans le journal Le Nouvelliste qui fut suivie d’une pétition dans laquelle des milliers de compatriotes « s’élèvent contre l’ultime affront que constitueraient des funérailles nationales pour le dictateur Jean Claude Duvalier[v]. » Les protestations se sont multipliées et Martelly a dû déchanter. Le gouvernement a capitulé et les funérailles nationales n’ont pas eu lieu. Le combat doit continuer sur tous les fronts pour extirper dans les consciences le poids de cette dictature corrompue. Il est temps de cesser de faire l'apologie du crime et de glorifier ce terrorisme d'Etat que fut le duvaliérisme. Tous les pays qui veulent avancer ont banni leurs tyrans et dictateurs qui croyaient pouvoir cacher le soleil avec leurs mains pleines de sang. C’est le cas avec Hitler pour l’Allemagne et Pinochet pour le Chili. Quant à Trujillo pour la République Dominicaine, la loi 5880 de 1962 interdit toute activité qui fait des louanges de la famille de Trujillo ou de son régime.
Faisons comme tous les pays : Honorons nos héros et pas nos bourreaux !
Leslie Pean
Historien - Economiste
[i] Amélie Baron, « Haïti : un hommage rendu à "Papa Doc" par son petit-fils fait polémique », Radio France Internationale, 22 avril 2013.
[ii] Myrtha Gilbert, « Haïti-Mémoire : Non à la réhabilitation des criminels ! », AlterPresse, 29 août 2010.
[iii] James Madison, Letter to William Taylor Barry, August 4, 1822, dans James Madison, The Writings of James Madison, vol. 9 (Correspondence, 1819-1836), New York, Putnam’s Sons, 1910, p. 103.
[v] Haiti-Lutte contre l’impunité, « Devoir de Mémoire », Le Nouvelliste, 7 octobre 2014.
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