Se souvenir d'Emile Ollivier en 2012
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- Catégorie : A haute voix
- Publié le mercredi 12 décembre 2012 22:59
Hugues Saint-Fort
Il y a dix ans, le 10 novembre 2002, disparaissait prématurément celui que je considère sans aucun doute comme l'un des plus grands écrivains haïtiens contemporains d'expression française. Emile Ollivier était de cette race d'écrivains pour qui l'écriture était un sacerdoce. « Le fait d'écrire représente pour moi plus qu'une simple occupation ; c'est une vocation » (Repérages, pg. 47). Très peu d'écrivains haïtiens ont assumé avec autant de conviction et de professionnalisme leur condition d'écrivain. Il était conscient de sa place d'écrivain, de son rôle d'écrivain, de sa fonction d'écrivain et sa production littéraire en témoigne éloquemment.
Venu relativement tard à la littérature, il a publié son premier recueil de nouvelles Paysage de l'aveugle chez Pierre Tisseyre, à Montréal en 1982, alors qu'il avait 42 ans. D'autres recueils de nouvelles suivirent tout de suite après. Ce furent Regarde, regarde les lions, Albin Michel 2001 ; La supplique d'Elie Magnan, (Maryse Condé et Lise Gauvin, éds.), Montréal, l'Hexagone 1998. Il a aussi publié des romans dont : Mère Solitude, Albin Michel 1983 ; La Discorde aux cent voix, Albin Michel 1986 ; Passages, l'Hexagone, 1991 et Le Serpent à plumes, 1994 ; Les Urnes scellées, Albin Michel 1995 ; un remarquable texte autobiographique Mille Eaux, Gallimard 1999 et un magnifique essai sur la littérature Repérages, Leméac 2001. Son dernier texte littéraire est un ouvrage posthume La brùlerie, publié à Montréal, chez Boréal, en 2004.
Repérages constitue, à mon sens, le texte théorique dans lequel il a condensé l'essentiel de ses réflexions sur la littérature, la langue, l'exil, l'errance, le déracinement et l'enracinement. Pour comprendre les textes de fiction d'Ollivier, il faut lire ce petit livre de moins de 150 pages dépourvu de tout cliché et rempli de souvenirs, où l'auteur s'interroge sur la mémoire, sur la question identitaire, tellement centrale dans son œuvre, sur l'acte d'écrire aussi :
« Ecrire n'est pas toujours au sens strict une entreprise solitaire. Mon parcours a croisé beaucoup d'autres itinéraires et j'ai contracté de multiples dettes. Il n'y a pas d'écrivains sans parenté, sans lignage. Nous ne sommes pas tous seuls dans notre peau et nous sommes faits de tellement de mondes. Je ne suis pas seul, je suis une multiplicité. Comme apprenti, je ne travaille pas à mon compte. Comme tout apprenti, j'ai des modèles que je m'efforce d'égaler, ceux qui m'apparaissent des capteurs d'existence, des catalyseurs de pensée. Mais, parmi toutes ces figures d'écrivains qui sont mes compagnons de vie, il y en a une que j'accroche tout particulièrement à mon panthéon personnel, celle de l'écrivain public. (Repérages, pg. 25).
Plus loin, dans ce même petit ouvrage, Ollivier pose cette question : « Suis-je un écrivain haïtien ? de la migration ? Un écrivain de nulle part, cherchant inlassablement à résoudre l'énigme de son identité. Il m'arrive de ressentir un certain désarroi du fait d'être en deux moitiés. Si je ne l'étais pas, je serais un Haïtien tout court et non un Haïtien de Montréal ou de l'émigration. » (pg. 59).
Sur le sujet de la langue, Emile Ollivier se révèle d'une sincérité et d'une candeur tout à fait désarçonnantes. Il reconnait l'ambigüité linguistique identitaire de l'écrivain haïtien bilingue partagé entre la langue française, « instrument capable de soutenir et de nourrir sa création, mais en adoptant cet instrument, il risque de se détourner de sa langue maternelle, celle qui précède toutes les autres pour n'en conserver que des fragments, semblables à ceux d'un miroir brisé. » (pg. 62) et la langue créole, sa langue maternelle. En effet, quelques lignes plus loin, Ollivier écrit : « Je n'ai pas oublié ma langue maternelle mais je la parle de moins en moins souvent, et depuis longtemps je ne la pratique plus qu'en rêve. Comme si le créole n'avait pas supporté le voyage. ...Je n'ai pas fait le deuil du créole ; en faire le deuil, ce serait m'en détacher, le bannir même. Je crois le créole enfoui en moi, dans une crypte ; il est pour moi un réservoir de rythmes, de sons et d'images. Sur cette crypte, j'ai bâti avec le français une nouvelle demeure et j'y séjourne, corps et âme. Je vis aujourd'hui en français. » (pg. 63-64).
Emile Ollivier, à ma connaissance, n'a jamais écrit de texte en créole. Mais, gare à ceux qui se seraient fondés sur cette absence totale d'écriture créole pour lui contester son identité haïtienne. Car toute l'œuvre littéraire d'Ollivier est centrée sur Haïti. Toujours dans Repérages, il écrit : « Plus on prend de la distance par rapport à son lieu d'origine, plus on s'en approche en fait. » ...J'insiste sur ce point : je traite de sujets qui concernent particulièrement les membres de ma communauté et je souhaiterais un grand nombre d'Haïtiens parmi mes lecteurs. » (pg. 60). Ollivier a écrit : « J'ai quitté Haïti ; en revanche, Haïti ne m'a jamais quitté tant toute mon œuvre est obsédée par la mémoire du pays natal. Mon être haïtien, même mâtiné de plusieurs sédiments d'errance et de socialisation en terre étrangère, se révèle à ma conscience tenace, vivace. Je crois au travail de mémoire, à l'exhumation de ces paroles enfouies dans le corps et le cœur qui portent les pas dans la pierraille de l'errance et qui projettent hors de soi, sans limite. »
Emile Ollivier et la grande écrivaine haitiano-américaine Edwidge Danticat appartiennent à cette catégorie d'écrivains pour qui la langue ne représente pas la seule marque de leur identité. On le sait, Danticat a bâti toute son œuvre littéraire en anglais mais Haïti et les Haïtiens, leur histoire, leurs souffrances quotidiennes dans l'émigration, leurs amours, leurs rêves, dominent toute cette œuvre. La langue n'est qu'une partie de l'identité de ces « écrivains-migrants » (Robert Berrouet-Oriol, (Vice Versa 1986) pratiquant une « littérature migrante ». Selon Gilles Dupuis (2005 : 119), l'exil (intérieur et extérieur), le déracinement (voire le double déracinement), la perte de l'identité et de la mémoire ainsi que le choc des cultures sont les thèmes les plus souvent abordés par cette littérature. En contrepartie, un travail de (et sur) la mémoire individuelle et collective, une pratique culturelle et linguistique du métissage et de l'hybridation ainsi qu'une poétique de l'autofiction constituent les traits formels plus souvent exploités par les écritures migrantes.
Pour Ollivier, « il n'existe pas d'identité homogène, solide, cadrée, étanche et bien définie une fois pour toutes. C'est ce que le sens commun ne comprend pas : l'identité n'est pas un cadre, un état ; chaque nouvelle expérience vient enrichir l'histoire de l'individu. »
Ollivier a abordé de front l'épineuse question pour les écrivains bilingues haïtiens de la langue à adopter quand il s'agit d'assumer leur existence littéraire : doivent-ils utiliser le français qui leur donne accès à un large lectorat avec toutefois le risque de se diluer dans un univers généralisant ? ou doivent-ils affirmer leur différence malgré le risque de se réfugier alors « dans de petites langues littéraires et pas ou peu reconnues dans l'univers littéraire international ». Ollivier généralise le problème ainsi : « Coincé entre deux orientations, l'écrivain est menacé de toutes parts : soit par l'assimilation, c'est-à -dire l'intégration par dilution, effacement de toute différence originelle dans un espace littéraire dominant ; soit par la dissimilation ou la différenciation, c'est-à -dire l'affirmation d'une différence à partir notamment d'une revendication nationale. » (pg. 98). En tant qu'écrivain haïtien, il semble avoir résolu le problème en écrivant uniquement en français mais en consacrant son œuvre entièrement à Haïti. Ce faisant, personne ne peut lui reprocher de s'être dilué dans un univers généralisant.
Hugues Saint-Fort
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