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Le Trait d'Union Entre Les Haitiens

Economie

Bonne année quand même… !

dessalines a cheval« Ne sais-tu pas que la source de toutes les misères de l’homme, ce n’est pas la mort, mais la crainte de la mort. Â» (Épictète)

 Par Robert Lodimus - Les années se succèdent et se ressemblent pour lesriches des haciendas et les pauvres des favelas… Partout, on fait un constat controversé : l’exubérance et l’indigence se côtoient ironiquement et, malgré les statistiques douteuses, se partagent indécemment le mot « majoration Â» à l’échelle planétaire.

 Les rapports de la Banque mondiale (BM), Fonds monétaire international (FMI), Banque interaméricaine de développement (BID), Programme alimentaire mondiale (PAM), Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), United States Agency for International Development (USAID)… et de plusieurs autres organisations internationales font état d’une réduction sensible de la pauvreté dans le monde. Cependant, à notre humble avis, il faudrait de préférence considérer la situation par continent, pays, ville, bourg, village, quartier... Les études sociologiques ne tiennent pas compte des disparités régionales. Les chiffres officiels établissent que 21% des pays en développement pataugent dans la pauvreté extrême. Cette catégorie d’individus habite en Asie du Sud et en Afrique. 76% des démunis de la planète sont d’origine paysanne et résident dans les régions rurales. Ils sont analphabètes à 40%. 800 millions d’entre eux sont privés du système d’eau potable. 1,8 million de personnes décèdent de maladie diarrhéique, dont 2 000 enfants par jour. Les 85 individus les plus fortunés administrent des richesses matérielles qui totalisent les avoirs de la moitié de la population mondiale. 3 multinationales exercent un contrôle sur les semences de la terre à une hauteur de 50%. Il s’agit de Syngenta, Monsanto et Dupont-Pioneer.

 Le portrait global de la richesse et de la pauvreté dans le monde ne reflète pas la triste et impensable réalité. D’ailleurs, les données se révèlent même contradictoires, lorsque l’on vérifie le nombre d’Africains, de Latino-Américains, d’Asiatiques… qui s’expatrient dans des conditions risquées pour échapper aux étreintes de la misère chronique. L’année dernière, les chercheurs recensaient plus de 230 millions de migrants sur la planète. Le pourcentage ne cesse d’augmenter.

Nous sommes convaincus qu’il existe plus de gens défavorisés en Haïti et dans certains autres pays qu’il n’y en avait quelques années auparavant. Très souvent, les chiffres avancés sont irrationnels et visent plutôt à ombrer la gravité des problèmes sociaux et économiques mondiaux et à déresponsabiliser les États dominants. Donc, à dérouter les esprits légers. Pourrait-on comptabiliser avec exactitude les immigrants illégaux et clandestins qui crèvent dans les mégapoles de l’Amérique du Nord et de l’Europe?

À la bénédiction de Sem et de Japhet s’oppose sévèrement la malédiction de Cham(1). Les oligarques se prélassent au paradis de Saint-Pierre. Les masses défavorisées fondent dans le royaume d’Hadès comme du beurre au soleil ou du sucre dans l’eau chaude. Le chaudron des inégalités sociales bout à une température surélevée. Si rien n’est fait pour le refroidir, le couvercle finira par sauter. L’humanité entêtée, égocentrique et absurde se désintègrera comme un avion en plein vol frappé par la foudre. Il est toujours bon de le rappeler.

Le temps avance. Mais ne recule pas. Les héritiers indignes de la « Création Â» se montrent incapables d’agir aujourd’hui avec « Sagesse Â» pour éviter l’« Apocalypse Â» de demain.

 Â« Les hommes sont de malheureuses créatures Â», dit le personnage d’Achille dans Troie, le film de Wolfgang Petersen, sorti en 2004. Et cette observation demeure incontestable à nos yeux.

 Les individus ont-ils été créés pour vivre ensemble, en parfaite harmonie, ou pour se dresser tous contre tous, dans une atmosphère de haine et d’hostilité viscérales? Même les animaux de la forêt n’agissent pas comme les « bipèdes Â» soi-disant « raisonnables Â». Au moins les espèces semblables cohabitent, évoluent en colonie, se regroupent pour se protéger et se défendre contre les éventuels prédateurs.

 Ã€ cause de la vénalité excessive des autoproclamés « ayants droits Â» qui dilapident les biens communs, les fosses anonymes des victimes de la disette se multiplient sur les cinq continents et agrandissent les surfaces des cimetières du Nord et du Sud. Dans une même ville, des familles fouillent dans les poubelles pour trouver des restes de nourriture, alors que d’autres gaspillent du caviar qu’elles ont acheté à plus de 10 000 dollars américains le kilogramme pour organiser des soirées mondaines. Sur une même planète, des enfants parcourent des kilomètres à pied à la recherche de quelques gouttes d’eau insalubre pour survivre de la soif, tandis que des millions de privilégiés se saoulent dans les « chaises longues Â» déployées aux abords des énormes piscines creusées, débordant d’eau potable et reflétant la couleur bleue du ciel.

Le réveillon du 31 décembre, ce n’est pas vraiment pour les travailleuses et les travailleurs, les ouvriers et les ouvrières, les institutrices et les instituteurs, les employés et les fonctionnaires de dernière classe, les manÅ“uvres, les prostituées da la faim, sans omettre les petites gens du commerce informel qui s’époumonent à l’extérieur des marchés publics ou dans les rues des métropoles crasseuses, bidonvillisées comme Port-au-Prince... Pourtant, malgré la fatigue d’une journée de déprime et de découragement, ils se rendent tous à la messe de minuit pour remercier le « Créateur Suprême Â» de les avoir gardés en vie durant l’année qui s’achève, mais qui n’entraîne pas avec elle le cortège de ses désillusions, malheurs et déceptions. Et quelle vie! Après tout, le proverbe créole haïtien ne dit-il pas très bien : Â« Pito nou lèd, nou là. Â» (Il vaut mieux être misérable, mais vivant…) Comme si l’on pouvait être plus « mort Â» que « mort Â». Pas de logement, pas de nourriture, pas d’eau potable, pas de pouvoir d’achat, pas d’hôpital, pas d’emploi, pas de transport en commun, pas de sécurité sociale, pas d’accès à l’éducation…!

 Que faudrait-il ajouter pour continuer de rembrunir la liste des manquements et des privations? Nous croyons entendre Williams Shakespeare : Â« Déjà mort, il n’y a plus de mort possible. Â» L’auteur reconnaît aussi que « Tout esclave a en main le pouvoir de briser sa servitude. Â»

 Dans l’un de nos romans inédits, Le sang de la prophétie, il y a un paysan qui s’appelle Simon. Ce personnage est catégorique :

 Â« Ce sont les bourgeois qui devraient aller souvent à l’église, puisqu’ils possèdent tout ce dont ils ont besoin pour être heureux dans l’univers. Ce n’est pas normal de dire merci quand on n’a rien reçu. Et c’est même absurde. Â»

Certains, peut-être, répondraient à Simon que « l’existence est déjà un don précieux Â». Même si, dans bien des cas, elle dépersonnalise et humilie les « pauvres hères Â» qui ne l’auraient reçue par la naissance que pour souffrir et mourir, comme on le voit sur les photos publiées dans les revues et les magazines, le regarde dans les reportages et documentaires diffusés à la télévision, l’entend dans les nouvelles qui arrivent des quatre coins de la planète et qui sont utilisées, exploitées par des organismes d’aide et de charité bidon pour extorquer – selon plusieurs sociologues, journalistes et observateurs – de l’argent aux cÅ“urs sensibles.

L’année 2014 n’a pas été différente des précédentes : souffrance, misère, exode, catastrophe, manifestation, grève, emprisonnement, assassinat, chômage, viol, pillage, gabegie, suicide, magouille…; mais aussi résilience, résistance, bravoure, conviction, détermination, patriotisme, espoir…

 Le monde a vécu au rythme des guerres qui ont éclaté partout. Des soldats américains, français, canadiens… qui sont partis combattre en Irak, Afghanistan, Syrie et ailleurs reviennent traumatisés par « ce qu’ils ont vu Â» et surtout « ce qu’ils ont fait Â». Abandonnés par leur gouvernement, certains d’entre eux succombent sous le poids du remords et de la contrition, et s’enlèvent carrément la vie, se suicident dans l’espoir de libérer leur âme des cauchemars de la guerre sale et laide. À vrai dire, la presse internationale n’en parle pas souvent.

… Et puis, en plein milieu de l’imbroglio d’une pratique politique chaotique, la République d’Haïti tâtonne comme un aveugle pour essayer de réparer les scandales financiers d’une « famille gouvernementale Â» qui l’avilissent et l’étouffent sur la scène internationale. Les entités distinctes des trois pouvoirs constitutionnels parviendront-elles à quitter saines et sauves, sans grand danger, la zone des turbulences sociales alimentées par les manifestations populaires quotidiennes ? Les autorités déboussolées seront-elles capables d’éviter le krach de l’appareil d’État qui est soumis au système de pilotage automatique depuis l’arrivée des fameux « crânes rasés Â». Nous parlons de ces têtes bizarres, étranges qui s’empêtrent lugubrement dans la «balourdise rose pâle Â» et dont les paroles résonnent sur les places publiques comme un bidon en tôle vide.

 En 2015, Haïti aura-t-elle finalement les moyens d’échapper à la « magouille Â», l’incompétence et l’analphabétisme politiques? « Seuls le savoir et l’honnêteté peuvent gouverner Â», déclare le philosophe Platon.

 La République d’Haïti s’est éveillée le 1er janvier 1804. Le monde a tremblé… Puis le volcan s’est endormi. Cependant, tout indique que les fumerolles demeurent en activité… Les noms du commandant Charlemagne Péralte, du député Raymond Vilaire Cabèche de la 28ème Législature, du soldat Pierre Sully, du guérillero Benoît Batraville… refusent de disparaître sous la terre qui ensevelit leur corps dans les ténèbres de la mort crapuleuse et « assassine Â». Cent ans bientôt…! Enfin! Et les « indésirables Â» sont encore là… Quelle déception pour Anthony Phelps, le « chantre Â» meurtri de la dénonciation des misères et des arrogances de l’occupation de 1915! Le « caillot de sang Â» dont a parlé le poète et romancier est toujours « dans la gorge de son pays Â».

 Que réserve la nouvelle année aux populations marginales du globe? Vont-elles continuer à tourner dans ce film d’horreur qui épouvante les esprits, glace le sang, brise les cÅ“urs et ramollit la conscience?

 Il est extrêmement difficile de naître dans les pays du Sud et d’y grandir sans porter en soi les stigmates de la révolte. Sans vouloir être Robin des bois de Sherwood. Ou devenir Zorro, le justicier fictif de Johnston Mc Culley. Et quand on est crûment propulsé dans le monde sauvage où la misère, la dictature, la terreur désossent les « sous-humains Â» comme du saumon, n’a-t-on pas le devoir d’agir ? C’est pour éviter le verdict culpabilisant de l’histoire que certains choisissent courageusement de devenir héros ou martyr. Car le « demain souhaitable Â» dont parle Jacquard hante leurs esprits. Transcende leur peur. Et guide leurs actes.

 Â« C’est le jour des révolutions que les choses rentrent dans l’ordre Â», écrit Henry de Montherlant.

Bonne année quand même à tous les peuples opprimés de la terre

Robert Lodimus
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Sources des statistiques et quelques références

 1.- Rémi Barroux, Le Monde.fr
2.- Agora vox, Pauvreté dans le monde.
3.- Fils du patriarche Noé. Sem et Japhet bénis par leur père; et Cham, maudit pour avoir ri de la nudité de son père ivre.