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Leslie Péan: Les funérailles nationales pour Jean-Claude Duvalier sont abjectes

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par Leslie Péan, 7 octobre 2014 ---  Il est regrettable que le tyran Jean-Claude Duvalier ne soit pas mort en prison comme le dictateur argentin Jorge Videla l’an dernier. Encore une fois, la justice a perdu le combat contre le maintien du statu quo. Pire : le gouvernement Martelly veut à tout prix honorer ce dictateur en mettant en place toute une stratégie pour le présenter sous un jour très favorable.

En toute logique, Jean-Claude Duvalier ne saurait avoir des funérailles nationales. Ce serait un sacrilège et une absurdité de plus. Bref, une aberration. En République Dominicaine, la loi 5880-62, votée en 1962, interdit toute apologie du dictateur Trujillo. Au Chili, la présidente Michelle Bachelet a refusé en 2006 les funérailles nationales au dictateur Augusto Pinochet. Et quand le petit-fils de ce dernier, le capitaine Augusto Pinochet Molina, a tenté de justifier les crimes commis par son grand-père, il a été immédiatement sanctionné et exclu de l’Armée. Quand est-ce qu’un parlement haïtien aura le courage d’adopter de telles décisions ?

Le climat politique actuel en Haïti ne va pas se décrisper du jour au lendemain. La tension indescriptible qui règne risque de monter de plusieurs crans si le président Martelly s’obstine à célébrer des funérailles nationales ou même officielles pour le tyran. Un tel geste revient à préparer pour la date de caducité du Parlement, le 12 janvier 2015, un autre tremblement de terre. Ne s’achemine-t-on pas vers un scénario apocalyptique ?

La mort de Jean-Claude Duvalier ramène dans l’esprit des Haïtiens les souvenirs des massacres perpétrés par les tontons macoutes, armes en bandoulière, marchant en chantant, partout dans le pays, Mache pran yo, Duvalier mache pran yo. La mort de Jean-Claude Duvalier rappelle les commandos qui ont assassiné Gasner Raymond, Ezéchiel Abellard, Rameau Estimé, etc. et des milliers d’innocents. Le cadavre de Duvalier fait penser à l’assaut donné par les sbires contre Radio Haïti Inter en 1980 avant de « dévorer Â» tous ceux considérés comme des perturbateurs de l’ordre public, dont les écoliers Jean Robert Cius, Daniel  Israël et Mackenson Michel aux Gonaïves en 1985.

L’insistance du président Martelly à mettre le paquet pour honorer Jean-Claude Duvalier préfigure un danger imminent. Les principales valeurs éthiques et morales dans ce pays ont déjà été ébranlées. Toute nouvelle plongée dans l’absurde risque d’aggraver la situation. Et elle n’aura d’autre effet que de remobiliser les consciences face à un ennemi caché découvrant son vrai visage. Martelly est déjà pris dans un engrenage maléfique et, en franchissant cette barre psychologique, il donne un vigoureux coup d’accélérateur au mouvement qui réclame son départ.

En organisant des funérailles nationales pour Jean-Claude Duvalier, Martelly brade ce qui reste de conscience nationale, tout en s’incriminant lui-même. Aucune réconciliation ne peut avoir lieu si les autorités en place poursuivent le projet de telles funérailles. La charge symbolique d’une telle décision est inacceptable.

C’est plutôt le moment de se recueillir dans la souffrance répandue par le pouvoir tonton macoute. Patrick Gaspard, un Américano-Haïtien, ambassadeur des États-Unis en Afrique du Sud, écrivait le samedi 4 octobre dans le New-York Times à ce sujet : « À la nouvelle de la mort de Duvalier, je pense au regard de ma mère quand elle parle de son frère Joël qui a été porté disparu à cause du dictateur. […] La nouvelle du décès de Duvalier m’offre l’opportunité d’honorer mon père et les générations d’Haïtiens qui ont résisté à cette dictature corrompue. Â»

Comme dans un miroir, la mort de Jean-Claude Duvalier nous met en face de nous-mêmes et de nos incapacités à nous libérer des pesanteurs héritées du duvaliérisme. La reconstruction d’Haïti exige un ancrage dans de nouvelles valeurs. Souvenons-nous du mot prononcé à l’église Riverside de Manhattan par Martin Luther King le 4 avril 1967 : « Celui qui accepte le mal sans se rebeller le cautionne. Â»

Monsieur Martelly n’a pas le droit de faire cela

Le président Martelly verse dans l’abjection et la provocation. Oser recourir au protocole pour justifier une telle infamie est un camouflet à la moindre logique et au bon sens. Le protocole, qui n’est pas la loi, ne fait que suggérer des funérailles nationales pour les anciens présidents. De toute façon, il reste soumis au droit et à la morale.

Ce qu’il faut faire dans la circonstance, c’est laisser la famille Duvalier enterrer son Jean-Claude dans la plus stricte intimité. Dans le même temps, il faudrait tenir une grande journée nationale de solidarité à la mémoire des milliers de victimes de cette dictature. Sinon, face à une population qui souffre d’amnésie et dont 70% sont des jeunes de moins de 30 ans, Monsieur Martelly est en train de commettre un délit de mémoire.

Il est temps que Monsieur Martelly se ressaisisse. Sinon, il finira mal avec l’effet boomerang de cet acte répulsif qui le couvrirait d’opprobre. Jean-Claude Duvalier est un produit de la société haïtienne, cela est vrai. Saluons sa mort comme celle de tout homme, mais luttons contre l’abjection véritable qui, sous les dehors d’une réhabilitation, est un véritable déni de mémoire et plonge dans les bas-fonds et les profondeurs craintives et cupides de l’insignifiance. En somme, Monsieur Martelly s’apprête à donner chair à des prétentions grotesques. Jean-Claude Duvalier, le mauvais démiurge, entouré de ses archontes est sorti lui-même de l’histoire sans avoir dit un seul mot de repentance. Où sont ses mémoires écrites pendant 25 ans d’exil et d’oisiveté ? Il y aurait peut-être exprimé des regrets susceptibles d’insuffler un peu de dignité à toutes ses victimes inhumées dans des fosses communes et dont les âmes errent encore. La sainteté morbide, factice, illégale que Monsieur Martelly lui prépare est une chose terrifiante qui risque d’ébranler jusqu’à la structure du pays.

En organisant des funérailles nationales pour Jean-Claude Duvalier, Monsieur Martelly enfonce encore un couteau dans la plaie. On connaît sa pulsion maladive à transgresser les interdits. Sa fascination pour le pouvoir l’a déjà fait embrasser d’autres horreurs. Mais ce qu’il doit comprendre en parlant de réconciliation, sans bien mesurer le sens de ce mot, c’est qu’un tel acte de vénération d’un criminel appelle à l’effet contraire. En effet, un tel acte n’ajoute que du sang à des pages sanguinolentes qui ne peuvent donc pas être tournées. L’histoire condamnera Monsieur Martelly pour cette violente et obscure tentative qui menace du dedans le socle national. Il met en péril notre fierté de peuple en raison de la répulsion profonde que son geste provoquera. Et ainsi, il passera mal lui aussi devant le tribunal de l’histoire. Car dans ce lieu, c’est la vérité qui juge. Monsieur Martelly n’a pas le droit d’imposer au peuple haïtien un tel outrage.

Une contrebande morale

Au nom de la croix qu’il porte à son cou, le cardinal Langlois se doit de nous protéger contre ce macchabée. Dans une telle conjoncture, c’est le moment pour les représentants de certaines forces morales de prendre la parole. Il y a danger pour tous face à des dirigeants qui ont perdu la tête. On ne saurait embaumer un tel cadavre qui nous fait penser aux dépouilles volées des frères Jumelle ou encore à celle d’Yvan Laraque, exposée au carrefour de l’ancienne aviation, au coin de la Grand’Rue et de la Route de Delmas. Le spectacle de la dépouille de Jean-Claude Duvalier que Monsieur Martelly veut présenter comme une relique nationale est intolérable pour les membres des milliers de familles de victimes qui n’ont même pas eu droit à une sépulture !

Haïti a déjà trop subi des ambitions d’individus sans foi ni loi et doit éviter l’ancrage démoniaque d’un mort à l’immoralité profonde. En effet, on ne saurait vénérer, même l’espace d’un jour, l’auteur de nombreux crimes contre l’humanité. Les Haïtiens sont des êtres humains et en tant que tels aspirent aux universaux. Face à la médiocrisation généralisée qui veut tout ensevelir, l’exigence morale sera toujours brandie dans cette perspective de Kant qui veut que n’est moral que ce qui peut être universalisé. Or justement, on ne saurait universaliser la vénération des dictateurs, des criminels et des assassins. Haïti doit suivre le bon chemin pris par tous les pays qui ont condamné leurs dictatures et elle doit abandonner la perversité du mutisme devant le néant que Monsieur Martelly veut lui imposer. Haïti ayant signé des conventions internationales, que ceux qui se préparent à déshonorer la nation en organisant cette contrebande morale sachent que le bras de la justice est long. Qu’ils tremblent, car ils sont passibles de sanctions devant les tribunaux internationaux pour négationnisme !

Leslie Pean
Economiste, Historien