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Leslie Pean: Laisser le fond pour favoriser les détails - Dire la vérité n’est pas de la condescendance (suite et fin)

Dire la vérité n’est pas de la condescendance (suite et fin)

Par Leslie Péan ---- L'expérience sensible que nous charrions au fond de notre être avec le Pito nou lèd nou la tente de cacher la tendance à la médiocrité qui se développe en permanence dans notre univers matériel. Une vérité que le discours populiste dans ses variantes de gauche et de droite ne peut pas circonscrire. Comme l'écrivait en 1977 Michel-Rolph (Roro) Trouillot « Lizaj jénérasion ki pasé yo pésé kou poua 50 sou sèvèl ti nèg kouliéa-a [1]. » En mettant en exergue cette phrase de Karl Marx tirée du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans son ouvrage Tidifé boulé sou istoua ayiti, Roro ne croyait pas si bien dire. Sa critique argumentée de la politique de Toussaint Louverture est passée inaperçue. Dommage que les créolophones ne soient pas montés au créneau et soient restés muets sur cette brillante analyse. La convocation pour trancher sur le vif d'un sujet encore d'actualité est toujours de mise. Par contre, les publications anglaises de Roro telles que Haiti, State Against Nation : The Origins and Legacy of Duvalierism (1990) ; Silencing the Past : Power and the Production of History (1995) ; Global Transformations : Anthropology and the Modern World (2003) lui ont valu une reconnaissance internationale enviable.

La reproduction de l'État marron à travers la reconduction du faux savoir des générations antérieures se fait sous nos yeux. Pas seulement avec le retour de Jean-Claude Duvalier orchestré par le gouvernement Préval, mais aussi par le mauvais recyclage des déchets de notre pauvreté. Une situation dans laquelle vit 80% de la population avec moins de 2 dollars par jour n'épargne pas sur le plan de la pensée la tranche restante des 20%. C'est à l'intérieur de cette tranche que se recrutent la minorité des internautes échangeant toutes sortes d'opinions qui n'ont rien à voir avec la vérité. Les spécialistes autoproclamés trouvent dans l'internet le véhicule idéal pour tenter de faire concurrence à la recherche scientifique ; ils ne se lassent jamais, répétant assidument des absurdités. Les mots prennent la signification que les internautes leur donnent. Une vraie tour de Babel où ça part dans tous les sens. Mais ces opinions abracadabrantes sur Haïti ne résistent pas à la vérité de l'insécurité, du chômage, de la bidonvilisation de la capitale et des villes de province. Des maux qui sont des manifestations de l'inégalité des conditions sociales.

Laisser le fond pour favoriser les détails

Dire que les Haïtiens sont analphabètes et pauvres et ont des gouvernements à leur image n'est pas les insulter. On peut choisir d'être hypocrite avec eux comme le fait la communauté internationale. Ou encore on peut leur dire que tel est leur état misérable dans l'espoir qu'ils auront honte un jour et qu'ils se révolteront pour le changer. Ou enfin, on peut faire comme les petits-bourgeois vivant, entre autres, avec inverter, générateur électrique, eau Culligan et penser qu'Haïti est à l'image du bien-être de pacotille dont ils bénéficient personnellement dans leurs enclaves ou en diaspora. Il n'y a rien d'anormal de généraliser les caractéristiques de la majorité. Ce n'est pas l'exception qui fait la règle.

Je regrette de devoir dire que la généralisation se fait à partir de la majorité statistique. C'est de la mystification pure et simple de tolérer la bêtise surtout quand les partisans de cette dernière refusent d'apprendre, affichent leur égarement comme modèle et s'opposent à toute autolimitation. Ils interviennent sur tous les sujets avec une accablante désinvolture. La pensée dominante haïtienne est caractérisée par un mélange d'arbitraire, d'ésotérisme, d'absurdités, de mysticisme et d'absence de rigueur. Le processus d'abêtissement des élites haïtiennes orchestré par les fascistes duvaliéristes s'est répandu dans toute la société. Par suite du départ forcé à l'étranger des meilleurs professeurs, les nouvelles générations ont reçu une éducation au rabais dont elles refusent encore de prendre conscience pour redémarrer à zéro. Il leur faut apprendre des éléments d'épistémologie c'est-à-dire des principes de base d'acquisition des connaissances.

On se souvient encore des tontons macoutes allant dans les lycées faire inscrire des protégés à la pointe de leur révolver, dans des classes parfois plus élevées que celles auxquelles ils étaient admissibles. Il est résulté des pratiques de ce genre une pauvreté d'esprit. Les techniques apprises aux gosses pour se défendre et insulter leurs camarades, consistant à laisser le fond d'une question en discussion pour s'appesantir sur des détails désopilants, apparaissent tout naturellement dans les discussions sur l'internet. Se konsa yo montre timoun joure an Ayiti. N'est-il pas dérangeant de constater que tous les sujets semblent avoir la même importance pour nos compatriotes ? D'où vient cette incapacité de jugement ? Cette impossibilité de choisir entre les événements quotidiens, ce qui est déterminant et ce qui ne l'est pas ? Ce qui mérite discussion et ce qui est superficiel ? Ce qui est vrai et ce qui est faux ? Après 128 manifestations publiques contre le gouvernement Martelly [2] entre août et octobre 2012, est-ce vraiment le moment de discuter ad nauseam d'un mot ou d'une pièce de bois ? On peut décider de jouer à l'idiot et prétendre ne pas comprendre que les jours de la mascarade sont comptés, mais on ne peut pas demander à la population de vous suivre dans la voie de la fumisterie et de la futilité. À moins de penser, comme Shakespeare le fait pour l'Angleterre dans MacBeth, que le surnaturel dans notre culture a délogé les éléments de rationalité à notre disposition.

Pédagogie idiote et démagogie

En abaissant les standards, Duvalier et ses successeurs ont bradé la cote des diplômes haïtiens à l'étranger. Tout a été assoupli et révisé à la baisse. Le raccourci tonton macoute a dévalué jusqu'aux postes les plus importants de l'appareil d'État. La démagogie s'est installée avec le vœu de Duvalier de voir diplômer le plus grand nombre de fils du peuple avec ou sans compétence. Et depuis lors, la descente vers l'abîme ne cesse de s'aggraver. Dans tous les domaines sans exception. Pour maintenir la longueur d'avance acquise au cours de la période coloniale, les élites mulatristes et noiristes se donnent la main pour mettre les derniers de classe aux commandes de la société.

Au niveau du langage, populisme aidant, le laxisme s'est implanté à un point tel qu'on a peur de dire à une personne d'origine populaire qu'elle prononce mal un mot. C'est une vaste plaisanterie qui n'augure rien de bon pour l'avenir. On n'aide pas les jeunes à s'initier à la pensée scientifique en les laissant dire n'importe quoi n'importe comment. La convivialité n'empêche pas de dire à l'autre qu'il n'est pas dans le droit chemin et d'appeler un chat un chat. On sait comment le gouvernement de Pétion organisa le lese grennen et morcela les propriétés coloniales pour s'agripper au pouvoir et porter les cultivateurs à appuyer son gouvernement contre celui de Christophe. Comme le dit le Père Antoine Adrien, « c'est donc par calcul politique que Pétion décide de laisser faire les paysans [3]. » L'application du lese grennen à la propriété foncière sera suivie par Boyer jusqu'en 1843, puis par Salomon en 1883, scellant ainsi le pauvre sort de la production agricole jusqu'à aujourd'hui. Ce mal populiste qui nous tire vers le bas n'est pas quelque chose de passager, de marginal, se situant aux interstices du corps social. Ce mal est logé dans le cerveau de notre société et ralentit son fonctionnement en l'atrophiant chaque jour.

Thomas Madiou, un mulâtre qui n'avait aucun complexe, problème psychologique ou traumatisme, en fera le constat au lendemain du 3 mai 1844 (chute de Rivière Hérard) en des termes clairs et sans ambigüité en citant un paysan haïtien. Il dira : « Les mulâtres ont si mal conduit la charrette qu'ils l'ont jetée dans un trou ; elle y restera [4]. » Cette attitude consistant à prendre des vessies pour des lanternes ( pran kaka poul pou bè ) est une constante dans les deux siècles de notre histoire de peuple. En effet, ce n'est pas la propriété du sol qui compte en tant que tel mais plutôt le partage des fruits de la production tirée du sol. Les limites à l'accroissement de la productivité sont évidentes sur un petit lopin de terre. Pétion et sa bande ont compris qu'il fallait maintenir le peuple dans ses connaissances limitées en acceptant ses désirs de morcellement afin de pouvoir mieux l'assujettir.

La loi scientifique des rendements décroissants n'est pas évidente pour un analphabète qui tient à la propriété de sa parcelle. Et seule l'éducation arrive à imprégner de nouvelles connaissances. Dans ce domaine précis, à moins d'un changement de paradigme, Haïti est condamnée. Il semble que Pétion a fait école, car nombre de ceux qui n'ont pas la capacité, la vision, les connaissances et les moyens pour lever le défi du développement agissent comme lui en se disant que c'est plus simple et plus « intelligent » de mystifier le peuple que de faire un aveu d'incapacité.

Si Haïti prétend faire de son mieux pour assurer le triomphe des notions de liberté et d'égalité, elle ne semble pas se soucier de celle d'efficacité. Sa jeunesse est désorientée et perdue. Surtout à un moment où elle risque d'être prise au jeu de la manipulation de la langue créole pour l'écarter de la question fondamentale qui est la désoccupation d'Haïti. Le risque de tourner en rond est grand dans ce que le créole justement appelle pran kaka poul pou bè . On est loin du leadership à la Rwanda qui a compris que l'anglais est la langue de l'avenir, qui connaît des taux de croissance annuels de 8% au cours des six dernières années et qui se développe dans un trilinguisme avec l'anglais, le français et le kinyarwanda.

Éviter le piège culturaliste

Les malentendus inutiles et infondés auxquels a donné lieu mon article Économie d'une langue et langue d'une économie indiquent l'ampleur des problèmes de communication dans notre société. On comprend que nous vivons dans une situation post-désastre et que les esprits sont perturbés par des secousses inquiétantes. Justement, cela nécessite encore plus de vigilance. D'où notre intervention pour noter les points suivants. Primo, le gouvernement haïtien a montré sa nullité en ne faisant pas la promotion du créole comme deuxième langue de communication de la CARICOM. Secundo, dans un pays sous occupation militaire et engagé dans un processus de paupérisation accélérée, il est vraiment navrant de voir les gens consacrer leurs énergies à des discussions autour d'un mot ou d'une pièce de bois, ou d'autres questions secondaires. Tertio, l'indigence de maintes interventions faites sur l'internet est révoltante. La nécessité d'un relèvement du niveau des discours s'impose ainsi que l'obligation d'étayer certaines affirmations sur des données concrètes et fiables.

Nous avons tous soif d'informations. Mais nous ne pouvons laisser les gens boire de l'eau contaminée. Quatro, j'ai voulu signaler l'effort de traduction en créole indispensable quand tous les textes juridiques de base (code pénal, code civil, code de procédure criminelle, etc.) et même le code de la route sont en français. Combien de traducteurs professionnels existent en Haïti et à l'étranger ? Quels seraient les critères de sélection de ces derniers et les organismes habilités à les accréditer ? La question des coûts induits et de la capacité d'absorption se pose. Les compétences en matière de traduction font défaut. J'ai présenté des statistiques relatives à Israël, aux pays arabes et à l'Espagne pour indiquer l'ampleur de la tâche par rapport aux moyens dont nous disposons. Je remarque qu'Haïti n'a pas les ressources matérielles et humaines pour la traduction massive de livres en créole et qu'il faut plutôt garder l'esprit d'ouverture du bilinguisme. Sans complexes.

Dans son livre « Z » L'État haïtien existe, je l'ai même rencontré, Roland Paret explique, avec une bonne dose d'humour, le piège tendu aux Haïtiens après l'acceptation de la défaite française à la bataille de Vertières. Face à ses soldats déçus de perdre une si riche colonie, Rochambeau déclara : « "Ne vous inquiétez pas ! Je vais leur laisser quelque chose qui nous assurera notre mainmise sur ces sauvages, quelque chose dont ils n'arriveront pas à se débarrasser ! " Et il lança sur le rivage une grammaire française sur laquelle se précipitèrent " ces sauvages "...La maitrise de l'imparfait du subjonctif fut en effet le principal souci, pendant deux siècles, de l'homme politique et de l'intellectuel haïtien [5]. » Piège culturaliste à combattre tant de ce côté que de celui de la dérive de la bande à Duvalier qui a plongé Haïti dans la dictature des san manman. Cela s'est fait, comme l'a dénoncé Roger Dorsinville, à partir de la politique du « banditisme officiel » d'un petit groupe dénommé « lélite loraje calé » [6] avec la politique d'exclusion du nationalisme culturel noiriste. Politique anarchique dont l'urbanisation chaotique de Delmas par exemple constitue le miroir le plus achevé [7], tout en étant la projection au sol des rapports sociaux. Un vrai faux dilemme que les nouvelles générations n'ont aucune raison d'embrasser sous quelque prétexte que ce soit.

Contre « les boucaniers de la culture »

Les problèmes psychologiques d'un François Duvalier (qui se disait lui aussi méprisé par ses pairs) lui feront négliger l'agriculture parce qu'il ne voulait pas copier la politique de Louis Déjoie qui disait « la politique de la terre, la seule, la vraie ». L'obscurantisme des tontons macoutes contre les choses de l'esprit, qui les conduira à attaquer physiquement à 91 ans un intellectuel de la trempe de Jean Price Mars, est encore vivant aujourd'hui. En Haïti, on ne dit pas comme De Gaulle en 1968 se référant à Jean Paul Sartre, « on n'arrête pas Voltaire ». Au contraire, chez nous, on tue les Voltaire ou on les envoie mourir en exil. Comme cela été le cas pour les Félix Darfour (1822), Dumai Lespinasse (1858), Edmond Paul (1893), Hannibal Price (1893), Pierre Frédérique (1910), Anténor Firmin (1911), Louis-Joseph Janvier (1911), Jacques Stephen Alexis (1961), Antonio Vieux (1961), Camille Lhérisson (1971), Marie Vieux Chauvet (1973), Serge Villard (1990), Jean Dominique (2000), Jacques Roche (2005), François Latour (2007), Anil Louis Juste (2010). De là à penser que le complot contre la qualité soit total, il n'y a qu'un pas.

La jeunesse peut se passer de centres de déconditionnement psychologique et entendre des vérités sans éliminer ceux qui les disent, comme François Duvalier en assassinant Antonio Vieux parce que ce dernier avait dit de lui au président Estimé qu'il était un « boucanier de la culture ». On ne saurait négliger les dégâts du système d'oppression dans la psychologie des Haïtiens. Mais il ne faudrait pas aussi se laisser enfermer dans leur chantage pour ne pas leur dire leurs quatre vérités. En continuant à perpétrer la culture de l'ancien régime colonial du tripotay, de l'ambivalence, des constructions nébuleuses et du laloz. Si l'internet peut représenter pour certains une machine à décerveler en favorisant la communication rapide du n'importe quoi au détriment de la réflexion profonde, ce média offre aussi aux chercheurs le miroir de l'opération wete nam, l'état de pourriture des esprits expliquant la continuation du statu quo. L'avancement de l'humanité demande de faire pleins feux sur l'obscurantisme. Dans ce domaine, la vérité est, et sera toujours, révolutionnaire.

Leslie Pean

(Première partie: Dire la vérité n’est pas de la condescendance )

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[1] Karl Marx, « La tradition de toutes les générations mortes pèse lourd dans le cerveau des vivants », Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1851), Paris, Éditions Sociales, 1969, reproduction Uqac, p. 13.

[2] International Crisis Group, Governing Haiti : Time for National Consensus, Port-au-Prince, 4 février 2013, p. 10.

[3] Père Antoua-n Adriyin (Antoine Adrien), "Leta, abitan, danre ak viv an Ayiti" Sel, numéro 33-34, New York, février 1977, p. 6. Le texte créole dit : "Kidonk, se you kalkil politik ki deside Pétion kité abitan yo fè sa yo vle, pa chèche yo kont".

[4] Thomas Madiou, Histoire d'Haïti, Tome VIII, P-au-P, Deschamps, 1991, p. 153.

[5] Roland Paret, « Z » L'État haïtien existe, je l'ai même rencontré, Montréal, CIDIHCA, 2012, p. 80.

[6] Roger Dorsinville, Marche arrière II, Éditions des Antilles, 1990, p. 223-224.

[7] Wold Donner, Ayiti-Potansyel natirel e devlopman, (traduction créole de Jeannot Hilaire), Fribourg, Suisse, 1982, p. 231. Voir aussi Michel Laguerre, Migration et vie paysanne en Haiti, P-au-P, IICA, 1976, p. 13-14.

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