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Médecins résidents grévistes : le système de santé victime et otage de la mauvaise gestion générale du pays

caricature - greve hopital haiti

Par Leslie Péan, 12 juillet 2016  ---  La grève des médecins résidents des hôpitaux publics en Haïti déclenchée le 18 mars 2016, soit depuis près de quatre mois, agite l’opinion et fait couler beaucoup d’encre. Mais aussi de sang avec les malades qui perdent leurs vies faute de soins. On a encore à l’esprit cette femme enceinte morte devant le portail de l’hôpital général[1] le 4 mai 2016. Cette grève concerne 431 médecins résidents travaillant dans les hôpitaux publics dont les plus importants sont l’Hôpital Général encore dénommé Hôpital de l’Université État d’Haïti (HUEH), l’Hôpital Universitaire de la Paix (HUP) à Port-au-Prince, et l’Hôpital Justinien au Cap-Haïtien. Les médecins résidents se plaignent contre les mauvaises conditions dans les hôpitaux (rats, ravets, moustiques et autres insectes dans les salles) ; carence de matériels (gants, médicaments, insuline, fournitures pour dialyse, bloc opératoire dysfonctionnel, etc.) ; déficience d’électricité dans les hôpitaux ; absence d’assurance médicale pour eux et mauvaises conditions sécuritaires ; pénurie d’eau potable.

Les médecins résidents sont confrontés à la réalité de l’État marron renforcé par l’héritage grotesque du gouvernement de Martelly. Une caricature qui prend pour cible sa propre population et dont les dirigeants ont déliré pendant les cinq dernières années. Avec le style de l’obscénité revendiquée par Sweet Micky et les Tèt Kale comme insolence. Le résultat : une implosion. Le Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP) le dit en clair : « L’administration publique gère 12% des dépenses, ce qui signifie que l’Etat ne contrôle qu’environ un dixième (1/10) des dépenses de santé en Haïti. Ce n’est sans doute pas la meilleure situation pour évoquer le leadership du Ministère de la Santé Publique et de la Population bien qu’il y ait d’autres mécanismes d’orientation et de pilotage à la disposition du régulateur[2]. Â»

Les frais bruts accordés au médecin-résident sont de 140 $US par mois et n’ont pas changé depuis 20 ans. Les médecins résidents demandent une augmentation à un minimum de 500 $US par mois, soit près du double du montant de 280 $US par mois que le gouvernement leur propose. Au Cap-Haitien, une quarantaine de médecins grévistes de l’Hôpital Justinien ont marché à travers les rues le 5 mai 2016 lançant les cris de « nou bouke Â» (nous en avons marre) pour réclamer de meilleures conditions de travail. Ils disent ne pas pouvoir vivre avec des frais de 7500 gourdes (soit 122 $US au taux d’un dollar égale 62 gourdes) et demandent une augmentation. Même son de cloche à l’hôpital St-Michel de Jacmel où les grévistes ont aussi protesté dans les rues de la ville le 6 juin 2016. Partout, les protestataires menacent de maintenir la grève jusqu'à ce qu'ils obtiennent satisfaction. En clair, leur principale motivation est salariale et ils ont raison.

L’approche fantaisiste des affaires publiques

La grève des médecins internistes est soutenue par l'Association Médicale Haïtienne (AMH) qui dit qu’elle « salue la détermination des Médecins en résidence hospitalière, des Médecins fonctionnaires et du personnel soignant en général dans nos hôpitaux publics à l'occasion de leur dénonciation des conditions inacceptables pour exercer leur profession au sein de nos centres hospitaliers publics [...] se solidarise respectivement à leur requête d'ajustement des salaires de l'ensemble des Prestataires de soins ainsi que leur demande de meilleures conditions de travail » 

 Ã€ quoi est due cette situation d’incivilisation qui porte les médecins résidents, ces disciples d’Esculape, à faire la grève ? Fondamentalement, il faut remonter à l’incapacité des dirigeants haïtiens depuis l’indépendance de distinguer entre le fondamental, le prioritaire et le secondaire dans les choix qu’ils font dans la conduite des affaires publiques. La perspective d’un retour des Français pour remettre la population en esclavage a dicté le comportement du « deux jours à vivre Â» chez nos élites. La décennie qui va de la fin de la paix d’Amiens (1802) à la défaite finale de Napoléon à Waterloo (1815) n’a pas été mise à profit pour consolider le projet national haïtien. Le comportement anarchique du « deux jours à vivre Â» a mis aux calendes grecques les urgences et les nécessités au profit des fantaisies de toutes sortes. Non seulement le budget national s’en est ressorti mais aussi Haïti était prête à capituler à l’arrivée de la flotte de 14 navires l’amiral baron de Mackau exigeant au gouvernement de Boyer en 1825 le paiement de l’indemnité de 150 millions de francs et la signature d’un emprunt de 30 millions de francs pour payer la première annuité.

L’approche fantaisiste des affaires publiques s’est implantée dans les mentalités. Cette approche fantaisiste est à la racine des maux qui affectent les médecins résidents aujourd’hui. On peut remonter au mariage de Jean-Claude Duvalier en 1980 au coût de 2 millions de dollars US où la salle de réception avait été aménagée de manière à ce que les femmes invitées puissent porter des manteaux de fourrure et boire du champagne tandis qu’à l’Hôpital Général à quelques encablures, huit bébés mouraient de déshydratation au service de pédiatrie par manque de médicaments[3]. Ambiance d’époque, certes. Une époque qui continue aujourd’hui dans les choix d’allocation budgétaire des autorités publiques. La réponse des parvenus ne souffre d’aucune ambigüité  pour tenter de compenser le déficit d’être qui les caractérise. Haïti en souffre particulièrement avec « la classe politique régnante de pouvoir d’État Â».

Mettre fin à la perturbation du sens

La mauvaise allocation des ressources est devenue une tradition. Après le tremblement de terre de 2010, la Croix-Rouge avait fait un don en espèces de 3.8 millions de dollars US à l’Hôpital Général. Les médecins étaient alors en grève car ils n’avaient pas été payés six mois après le séisme. Une injection similaire en capitaux frais serait nécessaire pour parer au plus pressé, payer les augmentations de frais demandés par les grévistes, approvisionner en matériel, fournir de l’électricité et améliorer les conditions sanitaires dans les hôpitaux. De telles mesures ponctuelles seraient le premier pas pour remettre sur les pieds le secteur des soins publics.

C’est justement ce qui a été initié. Selon Ronald Singer, responsable de presse du MSPP, « Pour répondre aux revendications des 431 médecins résidents, l’État central s'engage à travers l'OFATMA à rendre disponible bientôt une carte d'assurance santé à leur intention. De son côté, le MSPP s’engage à répondre à toutes les revendications qu’ils ont formulées. Ainsi, il décide d'augmenter les frais initiaux accordés aux résidents. Au lieu de 7000 gourdes, les médecins résidents de grade 1, 2, 3 et 4 auront respectivement 14000, 15000, 16000 et 17000 gourdes, en attendant que l’État central, par le biais du Ministère de l’économie et des finances, se penche définitivement sur la question salariale dans le prochain exercice fiscal en octobre prochain[4]. Â»

Toutefois, il y encore beaucoup de travail à faire pour mettre fin à la perturbation du sens et permettre à toute la société de ne plus marcher sur la tête. En effet, Haïti ne peut pas continuer de fonctionner à l’envers avec des dirigeants qui ne peuvent pas distinguer le fondamental du prioritaire, le principal du secondaire. Là est la vraie question. La population est constamment exposée à une déconvenue : celle de buter sur l’incapacité de ses dirigeants de faire les choix judicieux. Les valeurs spirituelles modernes et novatrices sont combattues tantôt sournoisement, tantôt ouvertement. Dans un mépris de soi-même qui choque, la destruction des valeurs est consacrée. Avec le gouvernement Martelly, le brigandage qui avançait masqué ne se dérobe plus au spectacle. Il s’y prête même d’autant mieux qu’il répond à tout avec vitesse en mettant de côté les atouts nationaux.

La filiation duvaliériste de Sweet Micky et du martellisme s’est toujours voulue sans mystère. Ses idées sordides viennent de ce milieu où elles étaient à la mode. Martelly y a souscrit avec enthousiasme et en a fait le centre de son inspiration de membre des ninjas et autres dégénérés du groupe d’extrême droite dénommé Front pour l'Avancement et le Progrès Haïtien (FRAPH). Le cheminement secret du brigandage orchestré par le gouvernement Martelly a créé une gravité et un vertige qui surprennent. L’ensauvagement macoute[5] a trouvé un autre enracinement avec le pouvoir Tèt kale en s’ancrant dans une désinvolture qui préfère écouter la retransmission d’un match de football de la Copa América ou de la Coupe d’Europe à une séance de l’Assemblée nationale au Parlement.

L’ostentation (fè wè) et l’arbitraire comme signes de pouvoir

À partir de justes revendications, les médecins résidents se sont retrouvés le dos au mur et ont violé le code d’éthique qui s’applique au corps médical. Ils ont été manipulés par leurs confrères plus âgés qu’eux qui veulent en découdre avec le gouvernement Privert. Le voleur fait crier au voleur pour se faire oublier. Situation d’autant plus explosive qu’elle met encore plus à mal les plus démunis. Les coûts des traitements dans les hôpitaux privés ou à but non lucratif ne sont pas accessibles à la grande majorité de la population. Par exemple, une visite à l’hôpital privé Bernard Mevs coûte 20 $US tandis que cette même visite à l’Hôpital Général ne coûte que 2 $US. Le coût d’une césarienne dans un hôpital privé se situe entre 1500 et 2500 $US tandis que cette même opération ne coûte que 100 $US dans un hôpital public[6]. Dans la conjoncture, tout milite pour trouver une formule de compromis. Ce n’est pas le moment de mettre le feu aux poudres (mouillées de toute façon). Compromis, mais à quel prix ? Le compromis doit aller clairement dans le sens d’une sérieuse remise en question de l’ordre sociopolitique et économique qui a créé cette situation catastrophique en premier lieu. La société est exténuée et la rupture est nécessaire. Il faut crever l’abcès ouvert par la grève des médecins résidents dans les hôpitaux publics. Cet abcès est une piste aux multiples ramifications.

Nous avons déjà épluché l’an dernier les dépenses en voyage de Martelly et indiqué que ces dernières constituaient un gaspillage de l’argent public. À cette occasion, nous écrivions : « Nous avons soulevé une partie du voile en indiquant les 40 voyages effectués par le président Martelly à l’étranger de juin 2011 à juin 2015 et qui totalisent 191 jours en quatre ans. Cette comptabilité des voyages n’est pas exhaustive. Avec des frais journaliers (perdiem) de vingt mille (20 000) dollars américains[7], ces 40 voyages à l’étranger ont permis au président Martelly d’encaisser personnellement la rondelette somme de trois millions huit cent vingt mille (3 820 000) dollars américains[8]. Â»

Quand on ajoute les dépenses en billets d’avion, hôtels et autres ainsi que celles des ministres et conseillers qui l’accompagnent au cours de ces déplacements totalement inutiles, on arrive aisément à plus de six (6) millions de dollars. Que ce soit dit. Un tel montant, à lui seul, permettrait de tripler les frais payés aux médecins résidents et d’améliorer les conditions de travail dans les hôpitaux publics. Retour aux faits. Des médecins opèrent des malades en n’ayant pas d’électricité et en utilisant des torches électriques. Des individus armés mettent leur révolver sur la tempe des médecins pour les obliger à traiter des patients. Des médecins n’ont pas de gants pour travailler et pas d’eau potable pour se laver. Des malades qui meurent faute de médicaments tels qu’antibiotiques pour traiter les pneumonies, infusion de normal saline pour guérir les cas de vomissements sévères et les solutions de Ringer pour arrêter les saignements et baisses de tension[9].

 Il est clair que Martelly aurait pu doubler le montant du budget alloué à la santé s’il avait restreint sa propension à danser au carnaval et à acheter des voitures luxueuses. Plus de 3 millions de dollars ont été gaspillés pour chacun des carnavals organisés deux fois par an et qui ont eu lieu aux Cayes, au Cap-Haïtien, à Jacmel, à la capitale et à l’occasion du carnaval des fleurs. La sagesse n’a pas pu triompher face au déficit d’être de ces dirigeants habitués à l’ostentation (fè wè) et à l’arbitraire comme signes de pouvoir. Tant que notre imaginaire continuera de donner naissance à de telles impulsions démagogiques, notre société continuera de mettre la charrue avant les bÅ“ufs.

À un tel point que nous nous retrouvons aujourd’hui, sans charrues mais aussi sans bÅ“ufs. Avec une agriculture moribonde qui déverse le surplus de population rurale dans les bidonvilles de la capitale. Avec une incapacité de produire les engrais nécessaires à la production vivrière. Avec une incapacité de générer l’énergie électrique nécessaire à la consommation des ménages. Avec des hôpitaux et centres médicaux incapables de fournir les soins à la population à cause du manque de matériel et des compétences nécessaires à cet effet. Avec l’attitude suicidaire consistant à couper les arbres pour faire du charbon alors que notre surface forestière n’est que de 2%. Avec l’incapacité d’avoir dans le budget 2015-2016 les crédits nécessaires au fonctionnement des Collectivités territoriales. Avec l’incapacité d’avoir des enseignants de qualité formant de nouvelles générations ayant le capital humain nécessaire à la croissance et au développement. Cette incapacité de la société haïtienne à faire la remise en question d’elle-même ébranle la confiance entre les citoyens et ne permet pas à la société en général de trouver des solutions pérennes aux problèmes qui l’assaillent. L’estime de soi s’en ressent et précipite la descente dans l’abîme que seule une sortie par le haut peut arrêter. Sinon l’insécurité du chen manje chen qui augmente menace de nous engloutir tous. Telle est la question de fond qui ne devrait pas être mise de côté à cause des échéances électorales.

Leslie Pean
Historien - Economiste

[1] Edrid St. Juste, « Une femme enceinte meurt devant la barrière de l’HUEH sous l'Å“il des médecins grévistes Â», Le Nouvelliste, 4 mai 2016.

[2] Rapport des Comptes Nationaux de Santé 2012-2013, Port-au-Prince, Août 2015, p. 27.

[3] John A. Carroll, « Haiti’s Public Hospitals On Strike Â», Journal Star, May 20, 2016.

[4] Ronald Singer, « Réouverture graduelle des hôpitaux publics: le MSPP emboite le pas avec la Maternité Isaïe Jeanty Â», 29 juin 2016.

[5] Leslie Péan, Economie Politique de la Corruption -- Tome 4 L'ensauvagement macoute et ses conséquences (1957-1999), Paris, Editions Maisonneuve et Larose, 2007.

[6] John A. Carroll, « No Pay Since February: Â» Interview With a Haitian Doctor on Strike, CounterPunch, july 5 2016.

[7] Berthony Dupont, « Dix raisons pour destituer Joseph Michel Martelly Â», Haïti Liberté, vol. 7, no. 2, 24 juillet 2013.

[8] Leslie Péan, « Les fabuleux voyages de Michel Martelly aux frais de la princesse Â», AlterPresse, 23 Juin 2015.