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Ayiti - Exit : ni concession ni cadeau à la traite euro – chrétienne

Nkyinkim Installation by Kwame Akoto Bamfo at the National Memorial for Peace and Justice 600Nkyinkim de Kwame Akoto-Bamfo au Mémorial national pour la paix et la justice qui a ouvert ses portes en 2018 à Montgomery, Alabama

Par Alin Louis Hall ---  Le 5 mai dernier, la France remettait les projecteurs sur une figure controversée de l’histoire. Un despote qui a satisfait sa gloutonnerie pour la domination géopolitique au détriment de la déclaration universelle des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Au courant de pensée qui soutient que Napoléon fut avant tout un homme de son temps, il importe de toujours rappeler que la France, sous l’impulsion de ce dernier, se retrouve toute seule comme le seul pays à avoir officiellement rétabli l’esclavage. En effet, la loi du 20 mai 1802 de Napoléon représente une étape décisive dans le rétablissement officiel de l'esclavage. Comme si cela ne suffisait pas, l’imposition d’une dette pour reconnaitre l’indépendance d’Haïti en 1825 confère à la France le statut d’être la première puissance du monde atlantique à avoir été financièrement compensée pour la perte d’une colonie. Ainsi, les anciens colons sont devenus les bénéficiaires de la largesse d’une France sans scrupule qui s’est rabattue avec rage sur la colonisation du continent africain. Là encore la France se retrouve dans une troisième catégorie bien spéciale.

Sur ce dernier point, le géostratège et docteur en économie camerounais Jean - Paul Pougala argumente que les anciens colons indemnisés devinrent par la suite de grands propriétaires terriens en Afrique[1]. Ainsi, une France humiliée à Vertières va satisfaire sa pulsion naturelle d'affirmer sa prépondérance directement sur le continent africain en contournant les difficultés logistiques liées au commerce triangulaire. On s’explique donc ce pragmatisme froid et cynique qui donna tout son essor en Afrique à la phase expansionniste d’une France possédée par les présuppositions de l’esclavage. Ce n’est donc sans surprise qu’une France nostalgique des moments forts de la colonisation marque d’une pierre le 200e anniversaire de la mort d’un raciste de la trempe de Napoléon Bonaparte. Une source de fierté nationale bien plantée dans l’imaginaire collectif français. Aussi, afin de réexaminer l’héritage napoléonien, la chaine de télévision francophone TV5 a-t-elle accordé une entrevue à l’historien Jean-Pierre Le Glaunec[2].

Relayant les moments forts de cette entrevue, cet article de Pierre Desorgues met en lumière la face sombre de l'héritage de Napoléon. Alors, commentant l’expédition punitive pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue en 1802, Le Glaunec avance que Boyer, secrétaire de Rochambeau[3], a joué un rôle significatif dans l'importation de chiens de Cuba pour imposer aux fugitifs le retour à l’esclavage. Sur la base d’une pareille affirmation, on peut certainement se faire une idée du niveau de l’angoisse chez nos aïeux lors de ces véritables battues de chiens. Néanmoins, à notre tour de spéculer que là s’origine notre trouble anxieux incontrôlable à la vue de la gent canine. Reste que ce détour s’imposait pour mieux appréhender cette psychopathologie atavique aux conséquences comportementales disproportionnées dans certains cas de cynophobie en Haïti. Quoiqu’il en soit, il importe de garder la motivation de maintenir le cap sur d’autres éclairages de Le Glaunec dans cette même entrevue. Ce dernier ne prend pas de gants lorsqu’il avance :

« Après les noyades de masse on utilise les chiens, des chiens chasseurs d’esclaves fugitifs. Les autorités militaires françaises passent commande de chiens chasseurs d’esclaves à la colonie espagnole de Cuba au printemps 1803. Il est très clair que dans la correspondance de Boyer, qui était le chef d’état-major de Rochambeau on conçoit que la solution des chiens n’est pas une solution très humaine et très militaire mais pour Boyer c’est la seule solution pour forcer les noirs à accepter l’esclavage[4]. »

Toutefois, il est regrettable que l’omission du prénom ici invite le lecteur à conclure qu’il s’agit de l’ancien président Jean-Pierre Boyer. Surtout lorsqu’on sait que ce dernier avec Rigaud, Pétion, Geffrard et beaucoup d’officiers mulâtres sont revenus à Saint- Domingue dans les soutes de l’Expédition Leclerc. Pourtant, tout semble indiquer que Le Glaunec fait référence plutôt à un homonyme. Celui-là est effectivement le chef d'état-major de l'Expédition Leclerc. En effet, les recherches permettent d’établir que l’historien parle assurément du général français Pierre François Xavier Boyer[5]. Ce dernier n’est pas non plus à confondre avec Jacques Boyé[6], un autre général de l’armée française qui arrive à Saint-Domingue en 1791. On connait la suite. Les Français vont essuyer de sérieux revers et deviennent à leur tour des mangeurs de chiens. Sur cet aspect, lisons les détails sordides de l’historien Philippe R. Girard :

« Alors que les escadrons anglais établissaient des blocus autour de la côte, les chiens présents à Saint-Domingue se retrouvèrent bloqués dans des ports français assiégés où, au fil des mois, les garnisons françaises affamées mangeaient tout ce qu'elles pouvaient mettre la main dessus : chevaux, canne à sucre, graines de coton, chiens, qui ont finalement trouvé une utilité comme nourriture militaire[7]. »

Maintenant, venons-en à notre heureux alibi ou prétexte. Evidemment, personne ne va se mettre à l’eau pour un personnage aussi controversé que Jean-Pierre Boyer. Ce dernier déploie le « rouleau compresseur du mulâtrisme », reconduit les rapports sociaux de l’ancien système avec son code rural liberticide et installe un « absolutisme lourd » dans la continuité de la présidence à vie inventée par Alexandre Pétion. Mais, en 1825, il plie devant la diplomatie de la canonnière. Sur cet aspect, il importe de toujours rappeler que ce n’est ni par un traité ni une convention entre deux états souverains que le nœud constricteur est passé autour du cou du nouvel état en formation En clair, l’unilatéralité de l’ordonnance royale qui impose une dette immorale correspondant à 285% du PIB[8] haïtien de l’époque renforce le fondement juridique de la « restitution », une affaire éminemment haïtienne.

Bien entendu, dans une société de toutes les dichotomies, l’affirmation de Le Glaunec évoquée plus haut, va certainement alimenter la distorsion des subjectivités. En conséquence, il n’est pas superfétatoire de veiller en tout temps au respect du principe de l’historicité. Cependant, en toute franchise, ce n’est pas vraiment un souci majeur ici. En réalité, la pertinence de cette démarche renvoie principalement au début de l’article où une information figurant dans un tableau récapitulatif reproduit une donnée statistique qui peut prêter à équivoque. Ici, le manque de clarté est bien en évidence :

« 1697 : le développement de l'industrie sucrière est à l'origine de "l'importation" de près de 500 000 esclaves africains. Le traité de Ryswick avalise l'occupation par la France de la partie ouest de l'île[9]. »

Ce chiffre invite à croire qu’il s’agit globalement du nombre de captifs africains transplantés à Saint-Domingue pendant la période coloniale française. Or voilà qu’à partir de 1720, Saint-Domingue est le premier producteur mondial de sucre. Au milieu du 18e siècle, la colonie exporte autant de sucre que toutes les îles anglaises réunies et représente la moitié du commerce extérieur de la France[10]. Saint-Domingue devient ainsi la principale destination de la traite euro-chrétienne des Caraïbes. Si l'on tient compte de la poussée esclavagiste de la France, il est difficile d’imaginer que la densité de la population africaine qui en découle ne soit le résultat d’un trafic de longue haleine. En quarante ans, le nombre d’Africains « esclavagisés » par la France à Saint-Domingue est multiplié par quatre par des importations massives, estimées à un total de 479 000 Africains pour les années 1761-1790[11]. L’historien Pierre Pluchon table pour l’année 1788 quelque 405 000 Africains et 22 000 affranchis à Saint-Domingue[12].

Ainsi, jusqu'en 1791, plus de 860 000 Africains y sont transplantés, soit près de 45 % de la totalité des captifs importés par la France dans ses colonies (environ 2 millions)[13]. Seulement voilà que l’anthropologue Gérard Barthélemy affirme qu’on ne peut plus rien tirer d’un captif Africain au bout de sept ans de service [14]. Cette donnée permet de se faire une idée de l’intensité de la traite euro-chrétienne pour arriver à un recensement de 450,000 Africains lors du passage vers la nouvelle société. À propos de l’aboutissement de cette longue guerre de libération nationale, elle commence dans le sud profond en janvier 1791[15] et entame sa phase décisive à l’entrevue du Camp - Gérard entre Dessalines et Geffrard le 5-6 juillet 1803[16]. Quoiqu’on dise, les sources supportent l’assertion que la campagne finale pour arriver à la victoire finale sur les forces du mal à Vertières fait 200,000 morts[17] dans le camp indépendantiste[18].

Assurément, comprendre l’ampleur et la complexité historique de la brutale transplantation exige surtout de décrypter la réalité incontestable que traduisent les données statistiques de cette abomination, particulièrement dans son chapitre atlantique qui concerne les petits enfants de la révolution haïtienne. Avec rigueur et pédagogie, loin de tout révisionnisme ni réductionnisme, il importe de rester sur ses gardes. Sans répit. Selon l’historien nigérien Joseph E. Inikory, la traite euro-chrétienne et les diverses calamités naturelles font cent douze millions de victimes[19]. Dans l’optique de l'historien américain Patrick Manning, pour neuf millions de captifs déportés aux Amériques, vingt millions sont capturés en Afrique, sept millions deviennent esclaves en Afrique et cinq millions meurent dans l'année suivant leur capture. À ne pas négliger la mortalité liée à la distance parcourue et à la durée du trajet nécessaire pour atteindre les comptoirs alignés sur trois mille cinq cents kilomètres de côte.

En compilant les données du professeur d’économie Dr. Raymond L. Cohn, un total compris entre 23 et 50 % des captifs périssent au cours de la marche forcée vers ces sites de traite[20]. Pour l’historien américain Steven Mintz, le nombre de captifs qui n’arrivent pas au bout du voyage sans retour est estimé à 12 %[21]. Quoiqu’il en soit, il importe de soulever chaque pierre contre la simplification abusive ou la banalisation excessive d’un aspect ou donnée quelconque de ce grand crime contre l’humanité. En ce sens, la diaspora africaine ne doit faire ni concession ni cadeau à la plus intense déportation connue de l’histoire de l’humanité en seulement trois siècles.

En ajoutant un taux élevé de mortalité résultant de l’incompatibilité entre les antigènes de l’environnement plantationnaire et les anticorps du transplanté, il devient aisé d’interpréter les nombreux cas de suicide, d’infanticide et d’automutilation. Selon la professeure d’histoire Dr. Karol K. Weaver, « Environ la moitié des esclaves nouvellement arrivés ont péri au cours des trois premières années[22]. » Qu’on nous comprenne : les petits enfants de la brutale transplantation ont toutes les raisons du monde à ne faire aucune concession ni cadeau à la traite euro - chrétienne sur la moindre ambiguïté ou comptabilité douteuse.



[1] Jean – Paul Pougala, « Comment les industriels européens ont profité de l’esclavage des Noirs ! », Partie 2/4, Extrait de "Comprendre l'histoire de l'Afrique" de Jean-Paul Pougala, publié le 2021-05-2020, https://pougala.net/ieg/index.php?p=articles&artid=197

[2] Pierre Desorgues, « Pour Haïti et les Antilles, Napoléon est l'homme qui a rétabli l'esclavage », mise à jour 10.05.2021 à 13 :17, https://information.tv5monde.com/info/pour-haiti-et-les-antilles-napoleon-est-l-homme-qui-retabli-l-esclavage-407289

 [3] Donatien-Marie-Joseph de Vimeur, vicomte de Rochambeau. Il est souvent confondu avec son père Jean-Baptiste Donatien de Vimeur, comte de Rochambeau. Les troupes de ce dernier aident les Américains à remporter la bataille décisive de Yorktown en juin 1781

[4] Pierre Desorgues, op.cit.

[5] Pierre François Xavier Boyer : le 24 mars 1801, il est nommé général de brigade, et se dispose à prendre part à l'expédition de Saint-Domingue comme chef d'état-major de l'armée des généraux Leclerc et Rochambeau. Il y remporte plusieurs succès contre Toussaint Louverture. Le général Leclerc, au moment de sa mort, charge Boyer de transmettre ses dernières volontés au premier Consul. Il est nommé général de brigade le 29 mars 1801. Boyer fait l’expédition de Saint-Domingue en 1802 et est chef d’état-major de l’armée. Il épouse Marie Claire Chapoteau qui lui donne une fille, Rose (1803 ou 1804 - 1880) épouse à Port-au-Prince de Jacques Georges Lynch. Durant son retour, Boyer est sur la frégate la Franchise et est fait prisonnier par les Anglais le 28 mai 1803. Libéré en juillet 1806, Boyer est chef d’état-major de Kellermann puis de Junot en 1809.

[6] Jacques Boyé, né le 8 novembre 1766 à Montauban (Tarn-et-Garonne) et mort en 1838 à Saint-Pétersbourg (Russie), est un général français de la Révolution et de l’Empire. Il est le fils de Pierre Boyé de l'Isle, maire de Caussade. Il est nommé le 1er juillet 1790, capitaine dans la garde nationale de Caussade, et jusqu'en septembre 1791, date à laquelle il part pour Saint-Domingue. Arrivé le 14 janvier 1793, il est nommé sous-lieutenant, adjoint près l'adjudance générale de l'armée de Saint-Domingue, par brevet du gouverneur le général La Salle, approuvé par le commissaire Polverel. Le 20 avril 1793, il devient lieutenant, aide de camp du général La Salle, et le 1er juin de la même année, il est nommé capitaine de première classe, adjoint à l'adjudance générale de Saint-Domingue.

[7] Girard Philippe R, « War Unleashed: The Use of War Dogs During the Haitian War of Independence », Napoleonica. La Revue, 2012/3 (N° 15), p. 80-105. DOI : 10.3917/napo.123.0080. URL : https://www.cairn.info/revue-napoleonica-la-revue-2012-3-page-80.htm

 [8] Simon Henochsberg, “Public debt and slavery: the case of Haiti (1760-1915)”, Paris School of Economics, December 2016

 [9] Pierre Desorgues, op.cit.

 [10]Stéphane Bern, 2021/05/11, Secrets d'histoire - Toussaint Louverture, la liberté à tout prix, https://youtu.be/1JVWtQcFfR0

 [11] Aline Helg, Plus jamais esclaves ! éditions la découverte, 2016, pp.27-60

 [12] Pierre Pluchon, Histoire de la colonisation française, Paris, Fayard, 1991, p. 1015.

 [13] Frédéric Régent, La France et ses esclaves, Pluriel, 2012, p.51

 [14] Gérard Barthélemy, « Le rôle des Bossales dans l'émergence d'une culture de marronnage en Haïti », Cahiers d'Etudes Africaines, n° 148, 1997, pp. 839-62. Claude Meillassoux, Anthropologie de l'esclavage, Paris, PUF, collection Quadrige, 1998 (1986).

 [15] Carolyn Fick, The Making of Haiti: The Saint-Domingue Revolution from Below, University of Tennessee Press, Knoxville, 1990.

 [16] Alin Louis Hall, « La contribution de la péninsule du Sud au processus de création d’Haïti (2 de 2) » , publié le 7 juillet 2016 « https://lenouvelliste.com/article/160684/la-contribution-de-la-peninsule-du-sud-au-processus-de-creation-dhaiti-1-de-2,

[17] Stéphane Bern, 2021/05/11, Secrets d'histoire - Toussaint Louverture, la liberté à tout prix, https://youtu.be/1JVWtQcFfR0

[18] Ibid.

[19] Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, Gallimard, 2004, p.384

[20] Ibid., p.139