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Marasme économique, transmission des savoirs et langues (5 de 6)
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Par Leslie Péan, 28 mai 2013 --- Les effets négatifs de la surtaxation du café et des bas prix payés aux cultivateurs ne se reflètent pas uniquement dans la baisse de la production de cette denrée. En effet, tandis qu’Haïti n’arrive pas à remplir le quota des 300,000 sacs de café de 60 kilos autrefois alloué par l’Organisation Internationale du Café, elle développe un commerce informel de cette denrée avec la République Dominicaine[1]. La contrebande de café progresse à cause des prix plus élevés payés hors douane par les acheteurs dominicains[2]. Par exemple, en l’an 2000, pendant qu’Haïti payait 0.22 $US la livre au producteur, la République Dominicaine payait 0.68 $US, soit trois fois plus. Selon les études de l’Instituto de Desarollo de la Economia Asociativa (Institut de Développement de l’Économie Associative), depuis le milieu des années 1970, chaque année, plus de 50,000 sacs de café en provenance d’Haïti sont importés informellement et réexportés par la République Dominicaine.
Durant l’exercice 2004-2005, les expéditions informelles de café vers la République Dominicaine se sont chiffrées à 160,000 sacs[3]. Les dernières estimations indiquent que 28% de la production haïtienne est exportée ainsi sans enregistrement[4]. Les Dominicains sont très actifs dans les campagnes haïtiennes. Ils achètent des coopératives, acquièrent du café sur pied et font une concurrence active aux spéculateurs haïtiens. De plus, le chômage en milieu rural en Haïti a encouragé les paysans haïtiens à se rendre dans le pays voisin pour participer non seulement à la coupe de la canne à sucre (zafra) mais aussi à la récolte de café[5]. Cette situation s’observe dans les divers domaines de l’agriculture dominicaine, où 64% de la main d’œuvre est d’origine haïtienne[6]. De manière générale, la dégringolade globale, devenue évidente avec l’embargo de 1992-1994, a vraiment commencé longtemps auparavant. Comparativement aux 90 millions de $US de recettes d’exportation de café enregistrées en 1980, les 18 millions de $US exportés en 1990-1991 après l’embargo constituent une preuve irréfutable[7].
La vision déficiente des dirigeants
Si notre tentative d’explication du marasme économique repose dans une large mesure sur la taxation abusive du paysan cultivateur, il faut y ajouter l’incapacité traditionnelle de nos dirigeants à élaborer et à mettre en œuvre des politiques économiques appropriées aux exigences de l’heure. Ainsi, en s’obstinant à surtaxer le café, ils n’ont jamais rien fait pour diversifier la production agricole et prévenir, tous les deux ans, les réductions des recettes d’exportation du café imputables à ce que les spécialistes appellent le cycle biennal de la production de café : à une bonne récolte de café succède une mauvaise, car les arbustes se reposent en quelque sorte avant de redonner leur plein rendement.
Les producteurs de café étant aussi des producteurs de cacao, cette denrée très demandée en Europe et aux Etats-Unis pour la production de chocolat permet de compenser les manques à gagner découlant tous les deux ans du ralentissement de la production de café. Non seulement nos dirigeants se soucient très peu de cette diversification facile et naturelle, mais on les a vus tuer systématiquement l’exploitation de cacao dans la Grande Anse par exemple à partir des années 1960. À cette époque, les anciennes propriétés de la SHADA dans la région de Dame Marie produisaient des quantités appréciables de cacao. Duvalier père les concéda à sa fille Marie-Denise à qui il accorda aussi un monopole de fait sur le cacao. Dans les décennies qui suivirent, la production de cacao dégringola au point de ne servir dans la Grande Anse qu’à produire du chocolat local. La famille Bennett s’étant substituée à Marie-Denise Duvalier dans les années 1970, elle sonna rapidement le glas de la production de cacao dans la région. Et dire que plusieurs agronomes haïtiens du ministère de l’Agriculture et de l’Office national du café ont étudié ces questions au centre international du cacao à Turrialba, au Costa Rica, et ont fait de leur mieux pour sensibiliser les autorités et la population sur ce sujet. Peine perdue.
Duvalier a également tué à cette époque la production de pite (sisal), déjà malmenée par la découverte des fibres synthétiques, ainsi que celle des huiles essentielles, (vétiver, citronnelle, etc.) qui avaient connu un essor extraordinaire avec les usines de Louis Déjoie dans la plaine des Cayes. Il y a même eu dans cette région une usine sucrière que Duvalier a d’abord nationalisée, puis concédée à un exilé cubain de la famille Dominguez, magnat du rhum cubain. Rien n’a été fait dans les 15 ans de pouvoir du fils pour corriger ces anomalies. Il les a même consolidées en entretenant l’appétit insatiable des membres de sa belle-famille.
À la gabegie délibérée créée par les pouvoirs publics s’est ajoutée par la suite une basse conjoncture mondiale qui n’offre guère aux exploitations agricoles et aux maisons d’exportation la possibilité de se redresser pour affronter les baisses de la production et la concurrence internationale. De leur côté, ces entreprises n’ont pas assumé le leadership qui leur incombait dans la dynamisation du marché et la transmission des savoirs. Souvent, au décès des fondateurs propriétaires d’une maison d’exportation, les héritiers n’arrivent pas à prendre la relève. Contrairement à ce que l’on observe à Port-au-Prince dans l’industrie du livre avec Deschamps, dans l’automobile avec la SHASA, la distribution de produits alimentaires avec les Syro-Libanais, l’hôtellerie avec une poignée d’anciennes familles, les entreprises agricoles tant soit peu structurées et les grands négociants du secteur ont du mal à assurer une relève qui serait bénéfique au pays. Leurs propriétaires n'encourageant pas leurs enfants à aller acquérir à la capitale ou à l'étranger les connaissances nécessaires pour améliorer la production et la gestion du secteur agricole.
À cet égard, il existe une ambivalence entre les richesses que rapporte la terre aux capitalistes locaux et le dédain que ceux-ci manifestent à l’endroit du travail agricole. Au sujet des compétences nécessaires à la gestion des affaires, la connaissance est considérée comme quelque chose d’inné, de sorte que le propriétaire de l’entreprise est convaincu qu’il possède automatiquement le savoir-faire. On peine encore en Haïti à faire la différence entre actionnaires et gestionnaires. La rétroaction de la boucle de l'archaïsme conduit les propriétaires à éloigner leurs enfants de l'agriculture pour les orienter vers les professions libérales (médecine, droit, génie) ou la politique. Cette ambivalence culturelle renforce le marasme économique général, car c’est dans l’agriculture que bat le cœur du pays.
Une autre dimension intéressante du marasme économique est celle du financement. Qu’il s’agisse de la PRIMEX dans la capitale ou, par exemple, de la maison d’exportation jérémienne Lavaud frères, devenue en 1964 Lavaud Frères Successeurs après le décès de son fondateur Nono Lavaud[8], la gouvernance financière déficiente est à la racine de la disparition des entreprises d’exportation de café.
Trop souvent, les opérations commerciales sur les denrées agricoles sont financées par des emprunts hypothécaires et des emprunts sur marchandises (warrants). Pour constituer chaque année les premiers stocks de café, l’entrepreneur commence par obtenir un prêt hypothécaire sur ses biens personnels. Une fois la marchandise achetée et entreposée, elle sert de garantie à de nouveaux prêts sous forme de warrants. Dès que la marchandise est embarquée pour l’étranger, l’exportateur encaisse le produit de la vente en négociant avec une banque locale les documents d’exportation, dont le plus important est le connaissement, le titre de propriété de la marchandise flottante. L’opération est ainsi financée presque exclusivement avec des capitaux empruntés.
Cette pratique appelle deux remarques importantes. Premièrement, l’exportation de denrées s’effectue sans infusion de capitaux propres. Deuxièmement, les frais de financement payés par l’exportateur à chaque étape du processus réduisent sa marge bénéficiaire. On comprend dès lors la fragilité traditionnelle des maisons d’exportation haïtiennes.
De manière générale, les problèmes financiers des premiers temps (dépendance à l'endroit des commerçants étrangers) ont pris diverses formes au fil des décennies, aboutissant souvent à des activités déficitaires et à des cessations de paiement. Cela contribue à expliquer aussi le peu d’intérêt des banques de la place pour le financement de l’agriculture. Elles préfèrent spéculer sur le change, financer la consommation d’articles de luxe et affecter leurs surplus de liquidités au financement du déficit des comptes publics par l’achat des bons BRH. L’incertitude a accru la dépendance financière au fil des ans. La béquille de l’industrie d’assemblage n’a pas été une solution durable. Les événements de 1986-1990 ont bien montré que les industries en cavale sont encore plus volatiles face à l’instabilité que la production agricole. La vulnérabilité de ces industries au ralentissement de la demande américaine de produits textiles et de l’assemblage est au moins aussi forte que celle des chocs provenant de la baisse des cours internationaux du café. C’est le système de la postcolonie qui s’écroule. Une totalité. Les volets politique, économique, financier, foncier, démographique, juridique, linguistique, ne sont que des sous-systèmes de cette totalité.
Enfin, on ne saurait passer sous silence la question de la teneur de la propriété foncière. D’une part, les occupants des terres agricoles détiennent rarement des titres de propriété fiables, ce qui cause une bonne dose d’insécurité dans les transactions et n’encourage pas l’investissement ; d’autre part, le régime successoral haïtien, où chaque héritier reçoit une part proportionnelle des biens légués, produit une fragmentation de la propriété foncière, préjudiciable à la productivité. À titre de comparaison, mentionnons que pour une superficie de 48442 km2, la République Dominicaine a 2,25 millions de parcelles de terre, tandis que pour 27500 km2 Haïti a 1,26 million de parcelles[9].
Depuis 1804, tous les gouvernements haïtiens sont théoriquement engagés dans l’organisation d’un cadastre. Ce n’est qu’après le tremblement de terre de Janvier 2010 que des initiatives sérieuses ont été financées par le secteur privé et les bailleurs de fonds internationaux (BID, Banque mondiale, l’Organisation des États Américains et la France). Ces initiatives mises en œuvre par le Comité Interministériel pour l’Aménagement du Territoire (CIAT) semblent vouloir mettre un frein au chaos du cadastre et de la question foncière[10]. Conformément au cahier de charges du projet, l’Office National du Cadastre (ONACA) dispose de sept ans pour mettre fin au chaos du régime foncier, ce qui devrait permettre de stopper le bradage des terres de l’État. En attendant, les transactions foncières donnent lieu à toutes sortes de litiges qui bloquent une réelle mise en valeur des terres cultivables.
Éviter d’inutiles tensions dans notre quotidienneté
Réfléchissant sur la problématique de la justice et du blocage du développement en Haïti, le professeur et défenseur des droits humains Jean-Claude Bajeux devait écrire en l’an 2000 : « l’amnésie de la société haïtienne, le silence sur " ce qui s’est passé " et " pourquoi cela s’est-il passé ", conduit à une ignorance abyssale et catastrophique de l’Histoire récente, réduite à des chuchotements[11]. » S’attaquer aux causes profondes de cette ignorance catastrophique demande une réflexion sur la communication, la langue et le système éducatif. C’est ce que nous proposons dans cette partie.
La part de fantasme qui nourrit la lutte pour l’avancement du créole haïtien ne saurait nous empêcher de nous confronter à la réalité du marasme économique qui défait en partie les possibilités réelles de transmission du savoir dans cette langue. Sans un changement radical dans l’organisation des rapports socio-économiques et politiques en Haïti, le déplacement, réclamé par certains, du français par le créole, ne saurait constituer une panacée. Il risque plutôt de rester un moyen d’évasion devant notre incapacité collective à produire nos moyens matériels d’existence. Une évasion solidement retranchée dans l’idée que la gestion d’Haïti n’exige pas de connaissances spécifiques. Nous continuerons à régresser si nous refusons d’étudier, avec des repères adéquats et dans un cadre rationnel rigoureux, les questions de choix de langue, de stratégie de développement économique et d’harmonisation des rapports sociaux.
En s’attaquant aux causes profondes du mal haïtien, la responsabilité commande de dire avec Edmond Paul :
« Que personne ne dise plus à notre honte : je puis gérer Haïti sans études, je n’ai pour cela qu’à m’entourer de bons secrétaires[12]. »
Il s’agit donc d’en tenir compte sans surenchères en observant les grandes tendances de l’économie mondiale au 21e siècle. Il importe de promouvoir les langues afin de produire la plus grande créativité. Nous sommes condamnés à parler plusieurs langues, le créole, le français, l’anglais et l’espagnol. Notre héritage langagier bilingue (créole/français) doit s’enrichir de l’apport d’autres langues (anglais ou/et espagnol) pour devenir trilingue ou quadrilingue. Il ne faudrait même pas exclure le mandarin (le chinois). La diversité linguistique est incontournable.
C’est un fait indéniable que le créole fait partie de notre dimension existentielle. La question qui nous préoccupe dans le débat sur le créole haïtien est celle-ci : comment faire pour que, dans ce domaine comme dans d’autres, les Haïtiens ne soient pas les victimes de ce péché capital qu’est l’hybris, c’est-à -dire la démesure ? Comment garder la tête froide devant les réalités économiques actuelles et rester à l’abri de la frénésie qui contamine notre rapport au monde ?
La question du créole doit être gérée de façon à éviter d’inutiles tensions dans notre quotidienneté, ainsi que les multiples ennuis, angoisses et irritants qui s’y rattachent. Haïti ne possède pas les sommes astronomiques nécessaires pour tout traduire en créole. En attendant que la science invente le dispositif de traduction spontanée de toutes les langues, l’apprentissage des langues étrangères reste une des rares portes de sortie accessibles dans cette épreuve de l’impossible à laquelle notre peuple est confronté.
Dans la mesure où toute politique de développement implique une transmission de savoirs, la question de la langue ne peut être mise de côté, car c’est elle qui permet à la science et la technologie de prendre racines et de contribuer au relèvement du niveau de vie dans un espace donné. D’où notre intervention dans le texte intitulé « Économie d’une langue et langue d’une économie [13]» publié le 25 février 2013. Nous avons tenté de jeter dans ce texte un éclairage sur la question du créole qui fait l’objet de beaucoup de discussions dans certains secteurs. Nous avons surtout voulu indiquer comment la promotion du créole était condamnée à demeurer un vœu pieux si on évite de sortir du marasme économique en n’abordant pas la question du changement de l’ordre socioéconomique et politique. En effet, le marasme économique est demeuré entier de la plantation au minifundia, de la situation de crise de la première à celle de survie de la seconde. La surtaxation de la paysannerie a fini par créer une économie assistée particulière provoquant une invasion de dix mille ONGs venues récupérer de la main gauche l’aide internationale fournie avec la main droite.
Le conservatisme dominant a montré que même un meurtrier tremblement de terre, comme celui du 12 janvier 2010, n’arrive pas à infléchir la volonté féroce de « la classe de pouvoir d’État » de changer les choses. Ce conservatisme prend toutes les couleurs et les formes pour garder le statut quo. Il peut utiliser la loi ou la contrebande, le mariage ou le placage, le bulletin de vote ou la rue, pour vendre sa même marchandise. Ces derniers temps, il érige la question linguistique comme la contradiction fondamentale du milieu haïtien. L’acculturation française est déclarée responsable de tous les maux d’Haïti.
(Ã suivre)
[1] Association nationale des agro-professionnels haïtiens (ANDAH), Caractérisation de la filière-café en Haïti, 2007. Lire aussi Laboratoire des Relations Haïtiano-Dominicaines (LARHEDO), Enquête sur le commerce informel du café en provenance d'Haïti vers la République Dominicaine, 2004.
[2] Christian Girault, Le commerce du café en Haïti, op. cit. p. 74.
[3] Aleida Plasencia, « Aumenta exportación café desde Haità », Hoy Digital, Santo Domingo, Republica Dominicana, 12/06/2006.
[4] Fernando RodrÃguez, Nora Patricia Castañeda, Mark Lundy, Assessment of Haitian Coffee Value Chain, Catholic Relief Service, Baltimore, 2011, p. 7.
[5] Evaristo Rubens, « Incentivos ambientales aliviarÃa crisis del café », Hoy Digital, Santo Domingo, Republica Dominicana, 4/4/2010.
[6] Agustin Gonzáles et Saúl Abreu, Condición y aportes de la mano de obra de origen haitiano a la economÃa dominicana, Centro de Formación y Acción Social (CEFASA), 2013. Lire aussi Consultores económicos, financieros y organizacionales, S. A., Fomento de la cooperación para la inversión productiva en la frontera entre la republica Dominicana y HaitÃ, Republica Dominicana, Abril 2010. Lire enfin Evaristo Rubens, « Republica dominicana importa café de Vietnam y Haità », Hoy Digital, 20 Septiembre 2011.
[7] Larry Luxner, The deterioration of the Haitian coffee industry, Tea & Coffee Trade Journal, Jan 1, 1993.
[8] Eddy Cavé, De mémoire de Jérémien, Cidihca, Montréal, 2009, p. 55-62 et 93-94.
[9] Gouvernement d’Haïti et Organisation des États Américains, Foncier Haïti: Modernisation du cadastre et de l'infrastructure des droits fonciers, P-au-P, 2011, p. 12.
[10] Habitat pour l’Humanité, Manuel des Transactions Foncières Haïtiennes, Vol. 1, P-au-P, 2013.
[11] Jean-Claude Bajeux, « Impossible justice : une société piégée par l’amnésie », Desrades – Revue Caribéenne de recherches et d’échanges, numéro 6, septembre 2001, p. 39.
[12] Edmond Paul, Les causes de nos malheurs, Kingston, Jamaïque, 1882, (Reproduction Fardin, P-au-P, 1976), p. 74.
[13] Leslie Péan, « Économie d’une langue et langue d’une économie », Le Nouvelliste, 25 février 2013
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