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L'armée et le sous-développement d'Haïti
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- Publié le vendredi 4 août 2017 00:01
Le ministère de la Défense a bouclé la semaine dernière la première étape du processus de recrutement de jeunes militaires de 18 à 25 ans pour la reconstitution de l'armée d'Haïti. Les jeunes chômeurs ont vite sauté sur l'occasion. De longues files d'attente ont vu le jour au centre de recrutement de Gressier. Au final, 2 250 jeunes ont été présélectionnés pour la formation d'une première promotion de 500 soldats. Mais l'enthousiasme de ces jeunes ne cache pas pour autant les multiples inquiétudes que soulève le retour de l'armée d'Haïti et surtout sa réhabilitation de manière hâtive et improvisée. Parmi les préoccupations les plus importantes, on peut considérer l'absence de doctrine, de mission et d'un haut état-major connus, la précarité financière de l'État et l'implication de l'ancienne armée d'Haïti dans les coups d'État, conséquemment dans le sous-développement du pays. Nous nous attardons surtout sur ce dernier point. Mais, d'abord, survolons rapidement les autres points.
Sur la mission, la mise en garde d'un représentant du gouvernement américain en visite en Haïti est très éloquente : «Une armée sans mission est susceptible de se transformer en un atelier de démons.» Malheureusement, beaucoup d'Haïtiens ont fait l'expérience de cette armée de démons. L'ancien Premier ministre Evans Paul fait souvent l'étalage de ses déboires avec les anciens militaires. Même le capitaine Mario Andrésol a été l'objet de bastonnades de la part de soldats furieux qui voulaient procéder au lynchage de M. Paul à l'aéroport international, pour des motifs politiques.
La liste des exactions des Forces armées d'Haïti (FAd'H) est longue. Personnellement, la première fois que j'ai vu une mort par balle, c'était l'assassinat du musicien Andral Fortuné, alias Ti Dou, par un soldat durant la période du coup d'État militaire du 30 septembre 1991. J'avais à peine 15 ans. Bassiste du groupe musical Bah Band de Lascahobas, très sympathique, inoffensif et non armé, Ti Dou était l'ami de tout le monde. Le seul reproche à lui adressé a été son penchant pour le mouvement Lavalas du 16 décembre 1990. Un bon matin, dans le petit bourg paisible où tous les visages sont connus, un soldat était chargé de procéder à l'arrestation de Ti Dou. Quand ce dernier, par la fenêtre, a vu le militaire se pointer, il a tenté de prendre la fuite par la porte arrière de la maison. Sans broncher, le soldat a fait feu. Et voir Ti Dou gisant dans son sang a été un choc pour tous les Lascahobassiens et Lascahobassiennes, particulièrement les plus jeunes.
Sur la capacité financière, rappelons qu'en 1988, seulement 5 % du budget de la République était consacré à l'investissement pendant que les Forces armées d'Haïti disposaient de 168.5 millions de gourdes, soit 12.4 % du budget. On se rappelle l'étiquette d'armée budgétivore accolée au dos des FAd'H. Outre les 168.5 millions de dollars, le ministère de l'Intérieur et de la Défense nationale disposait de 51.3 millions de gourdes pour son fonctionnement. Seul le ministère de l'Éducation nationale, avec 187 millions de gourdes, soit 14 % du budget, empochait une enveloppe plus importante. Le ministère de la Santé publique avait seulement 146 millions de gourdes, soit 10.7 % de l'enveloppe budgétaire alors que le ministère de l'Économie et des Finances obtenait un montant de 101.84 millions de gourdes, 7.5 % du total.
Pour revenir au débat sur le rôle de l'armée dans le sous-développement d'Haïti, rappelons qu'entre 1804 et 1915, la Première République noire avait enregistré environ une trentaine d'insurrections et de coups d'État. On peut citer l'exemple du général Vilbrun Guillaume Sam qui, à la tête de 3 000 hommes, entra à Port-au-Prince le lendemain de la démission de Davilmar Théodore et força son élection à la présidence par l'Assemblée nationale le 4 mars 1915. Son chef de police d'alors, Charles Oscar, avait commis tellement d'exactions que la population n'avait pas pris longtemps à se soulever. L'histoire se termine par le lynchage du président Sam et de son acolyte Charles Oscar qui a marqué l'imaginaire populaire haïtien.
Les coups d'État les plus récents sont ceux des généraux Henri Namphy, Prosper Avril et Raoul Cédras. Henri Namphy a renversé le président Lesly Manigat le 20 juin 1988, puis a été chassé à son tour par son compagnon d'armes Prosper Avril le 18 septembre 1988. Mais l'un des coups d'État les plus marquants a été celui opéré par le général Cédras contre le président démocratiquement élu Jean-Bertrand Aristide. Comme une forme de revanche, celui-ci a finalement démobilisé, de façon brutale, les Forces armées d'Haïti à son retour d'exil en 1994.
Il suffit d'un simple regard sur l'histoire d'Haïti pour se rendre compte à quel niveau l'armée a été impliquée dans les turbulences et l'instabilité politiques en Haïti. Le président Charles Rivière Hérard a été renversé par la garde nationale dès le 3 mai 1844 et s'embarqua pour la Jamaïque en juin 1844 où il est mort le 31 août 1850 à l'âge de à 61 ans. Par la suite, les militaires étaient tellement impliqués dans la politique que des généraux sont devenus présidents en ne sachant ni lire ni écrire. On peut citer les cas des généraux Philippe Guerrier, Jean-Louis Pierrot, Jean-Baptiste Riché et Faustin Soulouque. Le premier a été président durant la période allant du 8 mai 1944 au 15 avril 1945. Il est arrivé au pouvoir âgé de 87 ans avant de mourir à Port-au-Prince le 15 avril 1945. Le deuxième a dirigé le pays du 16 avril 1945 au 18 février 1946, mort à Camp-Coq le 18 février 1857 tandis que Jean-Baptiste Riché a occupé la magistrature suprême du 1er mars 1946 au 27 février 1847, date de sa mort à Port-au-Prince.
Sans instruction formelle, le président Riché faisait appel à des collaborateurs compétents qui ont œuvré à la réduction des dépenses publiques, à la lutte contre la corruption et à la mise en place d'un budget équilibré. Il a pu ainsi gagner la confiance des citoyens. Connu comme illettré également, Faustin Soulouque a dirigé le pays du 1er mars 1847 au 15 janvier 1859, comme président, puis empereur. À cette époque de la présidence de doublure, plus on était sans formation académique et haut gradé de l'armée, plus la probabilité de devenir président était élevé.
Coup d'État = coup de grâce économique
La recherche en économie relève que les pires performances économiques des pays en développement sont obtenues durant les périodes de turbulences politiques, souvent engendrées par les coups d'État. Haïti ne fait pas exception. Il est largement démontré que l'instabilité politique constitue l'un des principaux facteurs du sous-développement d'Haïti. Et comme les exemples ci-dessus mentionnés le démontrent, l'armée d'Haïti a joué un rôle crucial dans la perpétuation de l'instabilité politique à travers l'ensemble de ses coups d'État. Quatre de ces coups de force prouvent particulièrement le poids important des militaires dans le sous-développement d'Haïti. Celui du colonel Paul Eugène Magloire contre le président Dumarsais Estimé a coupé un élan de développement dont les présidents actuels sont encore fiers. Le président Jovenel Moïse cite aujourd'hui encore les bienfaits de l'administration du président Estimé.
Le coup d'État du général Antonio Kébreau contre Daniel Fignolé le 14 juin 1957 dans le but d'aider François Duvalier à se débarrasser d'un concurrent redoutable a ouvert les portes à la dictature féroce des Duvalier. Le président Fignolé a passé seulement trois semaines au pouvoir. Quand on analyse les impacts de la dictature des Duvalier, on comprend que ce coup d'État militaire a fait basculer le pays dans l'horreur, creusant ainsi son sous-développement. Aujourd'hui encore, Haïti n'arrive pas à compenser la vague de départs à l'exil des intellectuels qui ont fui la dictature des Duvalier et participé au développement d'autres pays africains ainsi qu'à celui du Québec.
Haïti a raté une autre chance avec le coup d'État du général Henri Namphy contre le président Lesly Manigat. Tout le monde admet qu'avec le président Manigat, le pays aurait pu faire un saut qualitatif vers le développement économique et social. On ne peut négliger non plus le coup de force du général Cédras contre le président Jean-Bertrand Aristide. Évidemment, le retour de l'ancien prêtre de Saint-Jean-Bosco et son deuxième mandat ne prouvent pas qu'il avait un plan de développement national pour sortir le pays du gouffre. Mais les conséquences de l'embargo imposé au pays démontrent aisément que le pays a fait une chute brutale dans le sous-développement avec ce coup d'État. Celui-ci a eu des conséquences néfastes sur l'économie haïtienne puisque les États-Unis d'Amérique, l'un des tout premiers partenaires commerciaux d'Haïti, avait décrété un embargo commercial à son encontre.
L'économie haïtienne a connu durant la période de l'embargo son pire taux de croissance sur les 60 dernières années. On a enregistré un taux de croissance de -11.9 % pour l'année fiscale 1993/1994, la pire performance économique depuis que le pays a commencé à comptabiliser son produit intérieur brut (PIB) réel. Le coup d'État militaire a eu lieu le 30 septembre 1991, le taux de croissance des trois années qui l'ont suivi étaient respectivement : -5.3 ; -5.4 et -11.9 %. L'embargo se durcissait d'une année à l'autre. Pourtant, l'année fiscale 1994/1995, qui a vu le retour du président Aristide au pouvoir, a été marquée par une forte reprise économique avec un taux de croissance de 9.89 %. Cette année a marqué la fin de l'embargo ainsi que la reprise de l'aide internationale. Dès lors, on a enregistré des taux positifs de croissance jusqu'en 1999.
Il a fallu seize ans à l'économie haïtienne pour dépasser la valeur du PIB réel de 1991, celui d'avant le coup d'État militaire. En clair, l'économie haïtienne a connu seize ans de récession si l'on compare les niveaux de PIB de 2006/2007 à celle de 1991/1992 aux prix constant de 86/87. Pour l'année fiscale 1991/1992, le PIB réel était de 13 390 millions de gourdes, alors qu'en 2006/2007 il était de 13 529 millions de gourdes. Cependant, si l'on tient compte du taux de change gourde/dollar américain, le PIB réel en 2006/2007 (356 millions de dollars) demeure très inférieur à celui de 91/92 (1 625 millions de dollars) ; puisque ce taux de change est passé de 8.24 à 38 gourdes pour un dollar américain au cours de la période en question. On peut ainsi dire que l'économie haïtienne a pris plus de 16 ans pour se refaire une santé à la suite des méfaits du coup d'État de 1991 et de l'embargo.
Contrairement à sa mission première de garantir la paix et la stabilité, socle du développement économique, l'armée d'Haïti a très souvent été un vecteur d'instabilité politique, donc de sous-développement économique chronique. Certainement, l'armée dominicaine et d'autres forces armées des pays de l'Amérique latine commettaient également des dérives. Mais elles ont compris bien avant leurs homologues haïtiens que ces manœuvres politiques n'avaient aucun avenir dans le monde moderne. Avant de recruter les nouveaux soldats, les autorités actuelles doivent faire la preuve que la nouvelle force armée tournera le dos à ces pratiques répréhensibles. Pour le moment, l'administration Moïse/Lafontant ne peut pas s'enorgueillir d'avoir fait cette preuve. Voilà les enjeux sur lesquels les députés doivent interroger le ministre de la Défense, M. Hervé Denis, qui est convoqué pour ce mardi à la Chambre des députés.
Thomas Lalime
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Source:LeNouvelliste
Photo: HaitiLiberté
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