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La « backwardation » d’Haïti : De l’occupation de 1915 aux carnavals de Martelly (1 de 3)

 Contangobackwardation

par Leslie Péan, 28 juillet 2013 --- En économie financière, généralement les prix des contrats à terme pour les actifs financiers (forward price) sont plus élevés que leur prix au comptant (spot price). On parle de « backwardation » lorsque c’est le contraire, c’est-à-dire lorsque les prix des contrats à terme sont inférieurs aux prix au comptant. Cette expression de la valeur peut s’appliquer à la fois aux choses et aux êtres humains. En 2011 le PIB réel per capita d’Haïti est de 1 034 dollars, soit 25% moins de ce qu’il était il y a 20 ans, en 1991[1]. Près de 80% de la population vivent avec moins de deux dollars par jour, alors que ce chiffre était de 70% il y a 20 ans. L'environnement des affaires reste peu attrayant. Au tableau de bord de l’économie, tous les indicateurs sont au rouge. Selon Doing Business Indicators, Haïti est au 174e rang sur 185 pays, tandis que selon l'indice de compétitivité mondiale 2012-13 (Global Competitiveness Index), Haïti se classe 142 sur 144 pays.

La volatilité de l’économie haïtienne est due essentiellement à la situation politique marquée par un refus d’institutionnalisation de la part des dirigeants politiques. Tout comme la situation de l’environnement international reflète le cancer du déport (backwardation) en phase terminale, la raréfaction de l’offre de gouvernance associée à l’équipe au pouvoir est un signe annonciateur du point de rupture. Les élections municipales et législatives qui devaient avoir lieu depuis décembre 2011 sont constamment renvoyées par le pouvoir exécutif. Enfin le déficit fiscal, l’absence d’électricité malgré les prix très élevés du kilowatt-heure ($0.35/kWh) et l’inflation des produits alimentaires créent une situation désespérante pour plus de 80% de la population. C’est clair qu’on ne peut pas dire « Haïti is open for business ». Avec moins de 2% de couverture végétale sur l’ensemble du territoire, il y a un refus de l’avenir et la destruction de l’environnement laisse guère d’espoir pour les générations futures.

 La chasse à la pensée critique

On peut dire globalement que c’est la crise des finances publiques et la dette rongeant Haïti depuis sa naissance au monde qui ont abouti à l’occupation américaine de 1915-1934 et à toutes les occupations étrangères subséquentes. Cette longue crise ne cesse de s’aggraver avec l’augmentation de la population et la diminution de la capacité productive du pays. Mais cette crise prend aussi d’autres proportions du fait même qu’elle bloque l’émergence du savoir et de la réflexion critique sur l’organisation de la société. Il y a donc autant au niveau de la matière (économie) qu’à celui de la pensée (philosophie) un vide expliquant le mal de la routine à la petite semaine des partisans de la force qui se battent pour le pouvoir politique. D’où divisions absurdes et querelles dérisoires pour accaparer une grande partie de la rente dans un conservatisme sans souffle et sans génie. La puissance de scandale des prébendes n’a jamais pu avoir d’effet fécondateur pour le développement de la société.

Entretemps, il s’est développé une lumpen pensée en déphasage total avec le mouvement social. Les doléances des masses paysannes se sont multipliées à mesure que la société des baïonnettes se renforçait dans la cupidité sans cœur des élites. La gouvernementalité, en donnant l’illusion d’une société homogène culturellement, n’a pas permis d’intégrer la complexité sociale héritée de la colonie de Saint Domingue pour construire la cohésion nationale à travers, entre autres, une saine gestion de la situation agraire. Le dirigisme d’État a perverti les comportements des acteurs sociaux dominants et le nationalisme s’en est ressenti. Enfin, l’acceptation de la dette de l’indépendance a non seulement empêché la transition historique vers un capitalisme national, mais a surtout augmenté l’ampleur des disparités économiques et sociales.

Le faible niveau de couverture des besoins essentiels (éducation, santé, logement, alimentation) a conduit à la perte des références. On peut être abasourdi, embarrassé ou humilié par le discours si peu imaginatif qui suit, mais il n’empêche que cela signifie l’implantation d’une mentalité de régression et d’incompétence. Dans cet entendement, « Plus un Haïtien est instruit, plus, suivant l’opinion courante, il est impropre à l’exercice du pouvoir. Gouverner tout un peuple est une chose facile que chacun y peut prétendre excepté ceux qui, poussés par nous ne savons quels préjugés ridicules, ont cru que c’était là une science exigeant de longues études, une observation minutieuse des phénomène sociaux, et, plus simplement, la connaissance des règles de gouvernement et d’administration[2]

Le cynisme est devenu d’une telle banalité qu’on se demande si les gens qui émettent de telles opinions ont tout leur esprit. Cet indice de régression de la mentalité des élites est d’autant plus révoltant qu’il vient du journal Le Soir en 1902 dirigé par l’intellectuel Justin Lhérisson. Avec une telle façon de voir, la société rentre dans une situation de déport « backwardation » sociale caractérisée par le fait que l’avenir est pire que le présent. Pi ta pi tris. Ce que le journal Le Soir continue de traduire en ces termes : « N’est-il pas bien entendu, une fois pour toutes, qu’Haïti est un pays exceptionnel ! Que faut-il pour être chef d’État haïtien ? Comme on posait une fois cette question à Mesmin Lavaud (grand journaliste des années 1873-1890), qui était un sceptique doublé d’un ironiste, il répondit : Savoir se tenir à cheval. Voilà toute la science. Il n’en faut pas d’autre. Et puis comme disait un vieillard de ma connaissance : ce ne sont pas les hommes instruits qui ont fait l’indépendance. »

Flirtant avec la sénilité, cette forme de pensée chantant la légitimité de l’absurde revendique toutes sortes de voltiges. Pourtant, elle inspire encore une interprétation misérabiliste excessive de la réalité historique haïtienne. La fermeté de pareilles convictions valorise le discours de la déraison en privilégiant tous les amalgames. La porte est grande ouverte à l’irrationnel, à l’occulte, à l’ésotérisme et à toutes les superstitions qui feront le lit de l’occupation américaine. Or, la moindre analyse reconnaît que la société haïtienne depuis Saint-Domingue est composite et plurale. Elle naît autant des révoltes de Blancs contre l’administration coloniale suite à la révolution française de 1789, que des revendications des affranchis culminant dans le mouvement d’Ogé et de Chavannes du 28 octobre 1790, qu’enfin de la révolte des esclaves qui a aboutit à la grande nuit du 22 août 1791. Une diversification qui se retrouve dans les signataires de l’Acte de l’Indépendance de 1804 avec 24 Mulâtres, 11 Noirs et un Blanc.

 L’effet boule de neige

 La dynamique des luttes de pouvoir a établi des rapports entre l’homme et la nature d’une part et des rapports sociaux d’autre part qui sont d’une grande hostilité produisant systématiquement de la destruction. Les dissensions haïtiennes ne peuvent pas être écartées dans l’exposé des causes de l’occupation américaine. Les luttes pour le pouvoir sont terribles et donnent naissance à un courant annexionniste qui joue toutes ses cartes pour demander aux Américains d’intervenir en Haïti. C’est le cas avec Alain Clérié qui écrit le 21 février 1911 au Président américain William H. Taft : « Je termine ces lignes, où saigne mon âme meurtrie par les détresses de mes compatriotes, en sollicitant de votre bienveillance, dans le cas où vous vous seriez laissé pénétrer par la pureté et la sincérité de mon intention et de mes sentiments, qu’elle daigne me faire l’honneur de m’inspirer quant aux moyens de provoquer l’influence ou le contrôle effectif sur Haïti du gouvernement des États-Unis[3]. »

On voit également les positions prises par Louis Édouard Pouget, représentant d’Haïti en Allemagne qui dit au Département d’État, par son émissaire Morgan Schuster, le 21 décembre 1910, qu’Anténor Firmin est financé par un groupe de banquiers français pour retourner en Haïti prendre le pouvoir et combattre les intérêts américains. Les informations envoyées par Pouget ont fait l’objet d’un mémo détaillé du Département d’État envoyé au Président des Etats-Unis, lequel mémo est reproduit dans le dernier tome de la série de Roger Gaillard[4]. Comme on le sait, Firmin ne fut pas autorisé à débarquer en Haïti aussi bien le 8 janvier 1911 au Cap-Haitien, le 14 janvier 1911 à Port-au-Prince et le 7 août 1911 également à Port-au-Prince. Il s’en ira mourir à Saint Thomas le 19 septembre 1911[5]. Ce qui transparait ici, ce sont les effets du coup de langue de Louis Édouard Pouget. Une question qui préoccupe déjà les Grecs du VIIe siècle avant Jésus-Christ. En effet, la littérature d’alors raconte comment Xantus, le maitre d’Ésope, lui ayant dit d’acheter au marché ce qu’il y avait de meilleur, puis ce qu’il y avait de pire,  celui-ci acheta chaque fois que de la langue. Xantus lui demanda pourquoi cette constance.  Ésope répondit que, selon l’usage que l’homme en fait, la langue peut être aussi bien la meilleure  que la pire des choses.

Enfin, les luttes politiciennes aboutissent au massacre de 167 prisonniers politiques par Charles Oscar, chef de la police, le 27 juillet 1915. Parmi les victimes, on peut compter les trois frères Seymour, Sievers et Maurice Polynice, Alfred Celcis, Justin Turnier, Gaspard Nérette, etc. Ce sera le dernier prétexte utilisé par les Américains pour débarquer le lendemain 28 juillet, ce d’autant plus que Charles Oscar avait été massacré en représailles, ainsi que le président Vilbrun Guillaume Sam qui s’était réfugié à la Légation de France. Pas besoin d’apparente retenue. La décision longtemps prise d’occuper Haiti est appliquée. Sans excuses. Des raisons humanitaires sont même évoquées.

 Les luttes contre l’occupation

 La ligne principale de l’occupation est d’ouvrir Haïti au capital américain en mettant au pouvoir une classe politique locale totalement vouée à la défense de leurs intérêts à travers la création de la Garde d’Haïti. Toute représentativité est enlevée aux Haïtiens. John Russell, le haut-commissaire américain, avait déclaré à Washington que les Haïtiens étaient des incapables qui avaient une « mentalité d’un enfant de sept ans »[6]. Russell reprenait avec ses propres mots les thèses racistes de Alvey A. Adee, Assistant Secrétaire d’État américain, qui eut à dire en 1888 que « Haïti est une nuisance »[7]. De plus, dans une lettre à son neveu Kermit Roosevelt datée de 1906, Théodore Roosevelt disait que « Haïti est en train de devenir une terre de nègres sauvages qui retournent au vaudou et au cannibalisme »[8]. Des thèses racistes farfelues qui seront d’ailleurs reprises et diffusées par l’écrivain américain John Houston Craige, un ex-capitaine des marines accrédité en Haïti, dans ses ouvrages Black Bagdad et Canibal Cousins en 1933 et 1934. L’occupation américaine jette sur Haïti un discrédit qui n’est plus sournois mais de bon ton.

Il s’est donc agi pour les troupes américaines de façonner les élites haïtiennes afin de faire rentrer dans leur tête une autre vision du monde moins tournée vers l’Europe. En dépit du fait que nombres de pistes ont été brouillées et bien des traces effacées, la traversée du siècle depuis l’occupation de 1915 a donné les résultats escomptés. À la force de pensée des Jacques Roumain et Jean Price-Mars a succédé celle des dilettantes de la trempe des Jean-Claude Duvalier, président à 19 ans et des Michel Martelly.

L’opinion raciste du brigadier John Russell ne doit pourtant pas cacher une autre qui reflète plutôt la geste de Charlemagne Péralte. En effet, l’élan donné par la lutte armée menée par Charlemagne Péralte et les Cacos seconde manière a été hautement apprécié par les Américains qui ont compris que le peuple haïtien avait aussi de mystérieux ressorts qui se détachent de tout archaïsme. À moins d’être aveugle, ces ressorts réfutent la thèse raciste du brigadier américain. Et ils sont nombreux.

Cela commence avec Joseph Massieu et le soldat Joseph Pierre Sully tué par les marines le mercredi soir du 28 juillet 1915. Puis il y a les soldats Macédoine, Macius, Ledan, Occilius, Saintilus et le capitaine-adjudant du régiment d’artillerie de l’arsenal qui ont été blessés. Cela continue avec Joseph Jolibois qui écrit au journal Le Matin le 31 juillet 1915 pour protester contre le débarquement des marines et appeler à l’union de tous les Haïtiens pour « sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes. » Certains se suicident comme c’est le cas avec Edmond Laforest du journal La Patrie, en signe de protestation en octobre 1915. D’autres partent en exil et refusent de remettre les pieds en Haïti tant que le pays est occupé. C’est le cas avec le Dr. Rosalvo Bobo. (à suivre)



[1] IMF Country Report, no. 13/90, March 2013.

[2] Le Soir, numéro 160, 1902 dans Jean Desquiron, Haïti à la Une, Tome II 1870-1908, P-au-P, 1994, p. 205.

[3] Voir Archives Nationales de Washington, 838.00/528, cité par Roger Gaillard in « L’Impérialisme sait aussi attendre », Le Nouveau Monde, P-au-P, 30 novembre 1977 et 1er décembre 1977. Voir aussi Roger Gaillard, La République Exterminatrice – Antoine Simon ou la Modification (décembre 1908-février 1911), t. 6, Imprimerie Le Natal, P-au-P, 1998, p. 178-180.

[4] Roger Gaillard, La République Exterminatrice – Antoine Simon ou la Modification (décembre 1908-février 1911), op. cit., p. 146.

[5] Leslie Péan, Comprendre Anténor Firmin – Une inspiration pour le XXIe siècle, P-au-P, Presses de l’Université d’État d’Haïti, 2012.

[6] Arthur C. Millspaugh, Haiti under American control, 1915–1930, Boston, Mass., 1931, p. 110.

[7] “The turning of Haïti into a land of savage negroes, who have reverted to voodooism and cannibalism”, Théodore Roosevelt to Kermit Roosevelt, November 14,1906, in Brenda Gayle Plummer, Haïti and the Great Powers, op. cit. p. 5.

[8] Jean Desquiron, Haïti à la Une, t. II 1870-1908, Port-au-Prince, 1994, p. 141.

 

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